mardi 20 décembre 2011

Sentiment, réputation, engagement : la fabrique d'une actualité

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Les réseaux sociaux importent, dans le champ du marketing et des médias, des notions et une terminologie qui empruntent à la psychologie morale plus qu'à la psychologie sociale. Notions si courantes et si floues que chacun de nous croit savoir de quoi il est question : engagement, réputation, participation, influence, sentiment. Sans compter les notions, toutes aussi confuses, de "Like" (aimer bien), de "talking about this" (Facebook), de "followers" (Twitter).
Des dizaines d'entreprises tentent d'évaluer l'engagement, le sentiment envers une marque, la réputation d'un annonceur, à partir des interventions et des traces laissées sur les réseaux sociaux. Terrain magnifique pour les études de marketing et pour les études d'opinion. Le travail de base est d'analyse lexicale (comptage) et de classement sémantique (souvent effectué à la main, de manière empirique). Le marché des études électorales s'empare d'un tel terrain.

OTUS News (pour "Of The United States"), émission produite par le network ABC exploite les commentaires et autres contenus de Facebook et Twitter (pas de Google+) pour calculer une cote continue des candidats aux postes politiques ("political stock market"). Il s'agit de copier/coller la bourse : la cote défile à l'écran comme un flux instantané de marché (FIM, ticker), comme les scores sportifs (d'ailleurs, il y a aussi un "scorecard" et un compte à rebours - "countdown to"- dans la colonne de droite).
Pour l'émission, un cocktail à la mode est confectionné : connaissances politiques d'initiés (punditry) relevées d'un trait subtil de média social ("It’s political punditry with a sophisticated dash of social media – a new way to measure who’s up and who’s down in a tumultuous campaign"). Commentaires d'expert et statistiques descriptives pour parer l'élection d'une image scientifique.
Bluefin Labs assure l'exploitation des données issues des médias sociaux (analytics), dégageant des tendances ("By the numbers", etc.). Du marketing de marque au marketing électoral.

Au bout du compte, la cote monte ou baisse au gré des déclarations et des événements de la campagne : il se passe toujours quelque chose sur le marché des valeurs politiques (7h-19h ; L-V) donc il y a chaque jour, pour chaque bulletin d'information, quelque chose à commenter, que peut-être d'autres médias reprendront à leur tour, à quoi des politiciens voudront réagir, etc... Donnez-nous le marronnier de chaque jour. Journalisme qui crée son actualité.


Cette tentative de modernisation de l'opinion publique retrouve inévitablement certains éléments de la critique classique de l'opinion publique :
  • Représentativité : qui fréquente régulièrement (active users) les réseaux sociaux et y publie des opinions ? Quid de l'inégalité des moyens d'expression des opinions. Où sont les non-réponses ? Comment s'exprime l'abstention ? 
  • Risque de bidonnage : de même que les marques invitent les consommateurs à dire qu'ils les aiment, (like), des partis ou groupes de pression peuvent demander aux électeurs de se déclarer en leur faveur. L'émission elle-même risque de susciter des porte-parole se mettant sur le devant de la scène, etc.
  • Risque que le client (candidat, parti politique) retienne abusivement de ces analyses - et le proclame - que l'opinion publique est avec lui ! 
Conclusion : si les réseaux sociaux sont de formidables médias de ciblage, ils ne peuvent pas, par construction, apporter la même rigueur à la connaissance des opinions et des comportements.

3 commentaires:

Matthieu Caste (CMI) a dit…

Cette nouvelle tendance s’inscrit dans une volonté à la fois des consommateurs et des annonceurs de contenus et d’interfaces plus engageantes, intelligentes, interactives.

Le travail de la société californienne Badgeville (proposant des stratégies de gamifications) avec le site coréen Allkpop (http://www.allkpop.com/) en est le parfait exemple. Les internautes sont invités à voter pour leurs artistes préférés. En fonction de leurs activités sur le site (likes, pages lues, pages partagées, photos et commentaires, tweets … la liste est longue), un classement des meilleurs fans est effectué, l’objectif étant d’être le fan numéro 1 de son artiste préféré.

Cette stratégie permet d’engager, fidéliser et interagir avec l’internaute de façon « décalée » mais pose les mêmes questions soulevées par l’article d’accessibilité aux médias sociaux, de représentativité.

Mais l’important dans ce cas là n’est-il pas ailleurs … ?

Anonyme a dit…

Effectivement la mesure d'une cote de popularité par l'analyse des fan page des politiciens sur les médias sociaux paraît très aléatoire. Pour compléter votre première critique, mon impression est que les gens qui ont un grief à faire (à une marque, une entreprise, une personnalité, etc.) ont plus tendance à poster sur les réseaux sociaux que les personnes qui sont enthousiastes envers la marque, entreprise, personnalité, etc. En effet il me paraît probable que quelqu'un va plutôt avoir tendance à se révolter (par un commentaire) contre un candidat après un acte ou une parole jugée inadéquat, que de féliciter un candidat parce qu'il a dit ou fait ce que cette personne attendait de lui. Il y a donc probablement un déséquilibre à ce niveau-là. Et il est très probable que pour contrer ce genre de choses, certains aient recours au bidonnage.

Grégoire (Université de Fribourg)

Stéphanie Micheloud a dit…

L’analyse des comportements et choix des consommateurs/électeurs peut à mon avis s’effectuer sur les réseaux sociaux même si cela reste plus hasardeux puisque les consommateurs/électeurs ne sont pas interrogés directement mais qu’on analyse leurs activités et commentaires sur les réseaux sociaux. Cela aboutit à des résultats plus subjectifs mais qui permettent au moins de dégager une tendance.

Il est vrai que la mesure de l’opinion publique de manière générale est confrontée au problème de la représentativité et que sur les réseaux sociaux il y a aussi le problème de gonfler les « followers », les « like » ou les « fans ». Aucune mesure de l’opinion publique ne pourra donc prétendre être complète et sans faille.
Et nous savons aussi que la mesure de l’opinion publique, il y a un problème de légitimité puisque les indécis ont tendance à adopter le comportement de la majorité.