vendredi 8 juin 2012

La France heureuse 1945-1975

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Historia, Paris Match, 1945-1975 Les trente glorieuses. La France heureuse, Hors-séries, 130 p., 8,9 €

La France a changé. Les années que nous vivons n'ont plus cet air de bonheur d'autrefois, et elles ne sont pas glorieuses, assurément. Deux titres réalisent en commun un Hors-Série d'histoire contemporaine, magazine musée, album de photos souvenirs. Nostalgie d'une France qui semblait prospère et heureuse !

Dans un format BD avec couverture cartonnée, l'ouvrage suit le canevas de l'ouvrage de Jean Fourastié, Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible publié en 1979. Le fil historique est interrompu par des flash-backs d'histoire plus ancienne, en contre-point.
Cette histoire est d'abord celle de la croissance et du progrès technique, celle d'une France sans chômage (1% en 1955) dans laquelle se développe une société dite de consommation : automobile, tourisme, transistor, téléviseur, 45 et 33 tours, électro-ménager et, pour accompagner et faire vendre ces produits, la publicité commerciale : à la radio, sur des murs, dans la presse mais pas à la télévision.

Dans cette société, l'économie suscite une classe de cadres et des classes moyennes (futurs CSP+ du médiaplanning), et, pour les former, ouvre les portes des lycées et des universités. Nouvelle démographie scolaire et universitaire, sans laquelle le printemps de 1968 aurait été comme les autres.
La plupart des événements de ces trente années portent en germe les problèmes d'aujourdh'ui : le "poids de l'immigration" (p. 128), les ghettos en banlieues, la dépendance pétrolière, la construction de l'Europe, l'Etat providence (allocations familiales, sécurité sociale), le salaire minimum (SMIG), etc.
Trente année pour changer les moeurs : la pilule (merci De Gaulle) et le planning familial. Le mouvement de libération de la vie des femmes s'accentue, sexualité, accès à tous les emplois : la première femme est admise à l'Ecole Polytechnique en 1972, mais les femmes restent sous-payées (p. 53).
  • Cette "glorieuse" histoire est aussi celle des médias : la radio-télévision d'Etat (ORTF) et son ministre de l'information, les magazines féminins, la radio devenue portable, "périphérique" et commerciale, Salut Les Copains et ses "idoles" sur Europe 1 avec un magazine people qui diffusera plus d'un million d'exemplaires à des adolescents (on importe pour la reconstruire à la française la notion de teenager), les films, le show biz et leurs people pour peupler les magazines (dont Paris Match et Lui). Oubliées, hélas ! semble-t-il, L'Huma Dimanche (1948, plus d'un million d'exemplaires) et sa fameuse Fête annuelle...
  • Sous-estimée l'hégémonie culturelle et politique du Parti communiste qui domine tous les débats de cette période. 
  • Trop peu sur la douleur des Pieds Noirs rapatriés, sur les harkis abandonnés, sur l'incroyable impéritie de l'administration française. Plaie longtemps non refermée de la (dé)colonisation ; l'est-elle ?
  • Trop peu, comme disait Camus, sur l'école laïque et l'intégration réussie des immigrés italiens, polonais, espagnols, portugais.
  • De drôles de concepts ont été forgés pour célébrer et décrire l'euphorie, inégalement répartie, des Trente Glorieuses : culture de masse, mass média, temps libre, niveau de vie, civilisation des loisirs, société de consommation... Sciences sociales ou journalisme ?
La critique est facile ! Les auteurs ont néanmoins réussi un tour de force en juxtaposant, sans donner de leçons, les moments de cette époque qui est celle de la jeunesse de beaucoup des Français d'aujourd'hui. Des mots, des statistiques bien distillées, et des photos, encore des photos, qui ne choquent plus. L'ensemble est agréable à feuilleter et riche en informations. Bien sûr, on aurait pu effectuer d'autres choix : le football, Fausto Coppi, la culture ouvrière, les grandes grèves, l'exode rural, les HLM, l'armée et le service militaire... Cette publication souligne l'intérêt constant des Français pour leur histoire, intérêt encore mal expliqué. La plupart des titres d'histoire présents dans les kiosques sont consacrés aux guerres et aux grands personnages ; cette incursion dans l'histoire sociale de Paris Match avec Historia me paraît une première réussie (Historia a d'autres collaborations pour des Hors Série, par exemple avec Le Point pour un numéro sur "Les derniers secrets de Versailles") ; Historia a déjà publié des Hors Série sur "Les années 60".

Un peu avant Fourastié et ses "Trente Glorieuses", en 1973, Alain Peyrefitte publie un essai qui retentit aujourd'hui comme un avertissement lucide, Quand la Chine s'éveillera... le monde tremblera, puis, en 1976, un livre à la résonance clinique, Le Mal français. Mal chronique ! Une France moins heureuse entre en scène, désillusionnée : endettement, chômage, dépendance énergétique, balance commerciale déséquilibrée, échec scolaire, communautarismes, violences urbaines...
Quarante ans plus tard, des média numériques prennent le pas sur les médias des "trente glorieuses", désillusionnés, eux aussi.
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3 commentaires:

@RomainSalzman a dit…

Si les rétrospectives de qualité se font rares, force est de constater que la nostalgie française -en particulier des trentes glorieuses- est quant à elle omniprésente.

Surprenant constat dans une société qui n'a jamais été aussi riche et où bonheur et consommation vont de pair.

Dès lors, comment expliquer cette nostalgie ?

Quelques éléments de réponse (partiels, encore que) par Alfred Sauvy:

Dans une étude, celui-ci avait interrogé un panel d'individus aux revenus hétérogènes sur ce qu'il leur manquait pour être heureux. Grosso modo, et peu importe leur revenu actuel, ces individus avaient déclaré qu'1/3 de revenu supplémentaire était ce qui leur manquait.

Plusieurs années après, le même panel avait été interrogé. Dans l'ensemble, ces individus, du fait de leur évolution professionnelle, avaient obtenu ce 1/3 de revenu supplémentaire. Pourtant, même réponse que quelques années plus tôt: ils souhaitaient encore 1/3 de revenu en plus, et ce toujours peu importe leur revenu actuel.

Conclusion: le bonheur ne dépendrait pas du revenu absolu, mais de la croissance de celui-ci.

Dès lors, peu importe que nous soyions plus riches qu'hier. Ce qui nous attriste, ce qui nous manque, ce que nous regrettons, c'est de savoir que demain, nous gagnerons au mieux 1% de plus que cette année. Et non 10, comme il y a quelques années.

Voilà le mal français.

@charlie_thebird a dit…

Cette citation du film OSS 117 semble appropriée:
- Et comment vous appeler un pays qui a comme président un militaire avec les plein pouvoirs, une police secrète, une seule chaine de télévision et dont toute l’information est contrôlée par l’État ?
- J’appelle ça la France mademoiselle, et pas n’importe laquelle, la France du Général De Gaulle.

Laura Valentin a dit…

Alors que les pays émergents (BRIC) sont tournés vers l’avenir et veulent aller de l’avant, l’Europe a tendance à regarder dans le rétroviseur. Le vieux continent n’est plus porté par les mythes et utopies qui ont marqué les XVIIIème et XIXème siècle (idées des Lumières, révolution industrielle…). Après l’avènement de la démocratie et du marché on a le sentiment qu’il n’y a plus de promesses de grands changements, si ce n’est ceux engendrés par le progrès technologique qui suscitent davantage de peur et d’incertitude que d’espoir. Ce n’est pas anodin si la France est le pays qui résiste le mieux à la mode du livre numérique. La France n’a plus fait l’objet de grands bouleversements depuis longtemps, à l’inverse d’autres pays d’Europe (chute de Franco en Espagne, réunification de l’Allemagne, éclatement de l’URSS). Les Français, plus que les autres, se tournent donc vers un passé idéalisé, nostalgiques de leur histoire car leur pays ne jouit plus du même rayonnement dans le monde qu’autrefois ; cela explique peut-être le succès des magazines d’histoire en France. Cela se traduit par des tentatives de résurrection du passé, à travers une mode qui touche différents domaines, la mode du « vintage ». Que ce soit la mode (le look BB et sa célèbre robe Vichy), la musique (exemple des biopics qui commémorent des figures emblématiques de la culture française : Claude François, Serge Gainsbourg, ou des tournées comme « Age tendre et tête de bois »), le cinéma (on ne compte plus les fois où La Grande Vadrouille et Rabbi Jacob ont été diffusés à la télévision) et jusque dans la vie festive (« La Surpat », soirée thématique à Paris pour les nostalgiques des sixites). A cela s’ajoute le tempérament des Français : éternels insatisfaits qui aspirent à plus que les autres, souvenir de la Révolution sans doute.