vendredi 4 janvier 2013

Al Jazeera et l'économie du câble aux Etat-Unis

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C'était en 2005. L'ex-vice président des Etats-Unis, candidat malheureux contre Georges Bush en 2000, promettait urbi et orbi une télévision différente, celle des téléspectateurs ("Dedicated to bringing your voice to television", "enlisting its audience as creative partners") ; d'abord appelée INdTV (indépendante), elle fut baptisée Current TV : "We call it viewer-created content, or VC2. Right now, VC2 makes up about a third of our channel -- and that share is growing. It works like this: "Anyone who wants to contribute can upload a video. Then, everyone in the Current online community votes for what should be on TV. You can join in at either stage -- watch & vote or create & upload". 
En 2012, sept ans plus tard, finies l'innovation et la télévision sociale : notre ex-vice-président, chantre de la défense de l'environnement, revend sa belle idée au Qatar, pour une centaine de millions de dollars. Le tout est enrobé dans une justification politique osée : Al Jazeera apportera aux Américains un journalisme plus international, plus objectif (cf. What Current TV told Employees) ! Toujours philanthrope et dévoué, notre ex-vice siègera au comité consultatif de la nouvelle chaîne.

7 années plus tard, que vaut Current TV ? 
Pour le Qatar et les actionnaires vendeurs, on parle de 500 millions de dollars.
Si l'on s'en tient à l'audience et à sa valorisation publicitaire, Current TV ne vaut rien.
Son actif est tout entier dans ses contrats de distribution par les opérateurs de bouquets télévisuels : une cinquantaine de millions de foyers avaient la capacité technique d'accéder à la chaîne (initialisés), mais seuls une vingtaine de milliers le faisaient. (Sources : SNL Kagan, Nielsen).
Les grands câblo-opérateurs (MSO) rechignent à distribuer des chaînes à très faible audience, qui n'attirent pas l'abonnement et ils cherchent à s'en débarrasser. La longue traîne, c'est sur le Web.
Time Warner Cable déjà ne distribue plus Current TV (qui a perdu ainsi une dizaine de millions de foyers initialisés). Time Warner Cable économise ainsi les 17 millions de dollars par an qu'il versait à Current TV (soit : 17 cents par abonné X 12 mois X 12,3 millions d'abonnés). A ce tarif, comme le note un journaliste de Bloomberg, Fox News devrait toucher plus de 7 dollars par mois (alors qu'elle ne touche actuellement que 94 cents). Time Warner a récemment refusé de distribuer Ovation (chaîne thématique sur les arts) pour les mêmes raisons.
  • La réaction de TWC témoigne d'une réflexion en cours sur l'économie du câble aux Etats-Unis. Hausse du coût des programmes, diminution du nombre d'abonnés (cord-cutters, cord-nevers) qui contestent la politique des prix qui leur fait acheter des bouquets forfaitaires : les réseaux doivent faire baisser le prix de l'abonnement, donc ne pas payer pour des programmes que personne ne regarde. Donc distribuer et payer moins de chaînes.
  • Al Jazeera cessera le streaming gratuit de sa chaîne sur le Web ; Al-Jazeerah English est / était présente sur YouTube. Al Jazeera satisfait ainsi aux exigences des MSO américains. La diffusion par le câble est plus lucrative pour la chaîne, les revenus, mixtes, dépendant surtout des opérateurs et peu de la publicité. A long terme toutefois, la diffusion OTT via le Web semble inévitable. Peut-être en d'autres langues que l'anglais... La chaîne était accessible à tous, partout, gratuitement, via le Web : elle ne sera plus accessible que pour les abonnés au câble, et encore, pas tous. Calcul dans lequel il faut faire intervenir d'autres paramètre : image, légitimité, etc.
Pour le Qatar, l'objectif primordial de l'opération, vraisemblablement sur-payée, est sans doute d'améliorer son image aux Etats-Unis et d'y développer son influence (comme en France, avec le sport). Avec Al Jazeera America, l'acquéreur déclare vouloir cibler le public américain. Pari difficile : les chaînes d'informations ne manquent pas dans les bouquets américains (CNN, BBC, MSNBC, Fox News, Bloomberg, NTN24, etc. et bientôt Univision 24/7) dont plusieurs en langues étrangères (russe, français, allemand, chinois, hindi, etc.). De plus, pour beaucoup d'Américains, l'image de Al Jazeera reste, entre autres, associée au terrorisme. Quant à l'émirat du Qatar, son image n'évoque pas encore les libertés publiques (cf. sujet de la BBC sur un poète emprisonné).

N.B.
- Les fondateurs de Current TV avaient racheté NewsWorld International à Vivendi en 2005 (60 millions de dollars) qui l'avait racheté à CBC (Canada).
- Voir aussi : Al Jazeera, quel modèle de télévision internationale
- Current était diffusé par BSyB en Grande-Bretagne, en Irlande (cf. le communiqué de presse) d'octobre 2006 et aussi en Italie.

1 commentaire:

Elsa F. a dit…

L'audience de Current Tv n'était pas suffisemment forte pour que les cablo-opérateurs américains (MSO)continuent à la soutenir. Son rachat par Al Jazeera, LA chaîne maintream du moyen-orient, montre la volonté des Quatars d'asseoir leur influence à l'international, sur le modèle de CNN ou de France 24,en créant une chaîne pourrait-on dire "gouvernementale". A voir les audiences récentes d'Al Jazeera dans les pays "du printemps arabe", il semblerait que son public se détourne au profit des chaînes nationales egyptiennes, tunisiennes ou marocaines. En Tunisie, le nombre de téléspectateurs d'Al Jazeera est passé de 950 000 à 200 000 au cours de l'année 2012. La raison énoncée: une perte d'objectivité et à contrario, une plus grande liberté éditoriale dans les pays arabes. Al Jazeera, comme Al Arabiya font figure de référence dans les pays du golf, ce rachat est peut être l'occasion de proposer une nouvelle stratégie éditoriale, avec toujours plus d'info, et peut être de gagner en objectivité en proposant des contenus "Dedicated to bringing your voice to television"?

Al Jazeera:
- les audiences : http://abc.yt/C
- la stratégie : http://abc.yt/D