lundi 21 août 2017

Ce que la presse pourrait apprendre de Disney... et de Netflix


Disney cessera de vendre ses contenus vidéo à Netflix en 2019. Jusqu'à cette date, l'abonné américain à Netflix pourra regarder un grand nombre des productions Disney à volonté : c'est dans son forfait mensuel. C'est le contrat Disney - Netflix (first-run movie output deal). Or, depuis plusieurs années, Disney perd des abonnés, perd des téléspectateurs, donc des revenus de toutes sortes : cord cutting, cord shaving, cord nevers alimentent l'abonnement à Netflix. Disney a-t-il nourri l'ogre qui le dévore ? En attendant que Netflix mette en œuvre ses propres productions, développe sa notoriété mondiale, Disney aura permis à Netflix de se développer puis de décoller. C'en est fini : Disney lancera bientôt sa propre chaîne de streaming (OTT, SVOD) comptant que ses revenus compenseront la fin du contrat Netflix.
Trop tard ?
Disney comme détenteur de contenus originaux, populaires de qualité, était a priori en position de force dans la négociation car Netflix avait besoin de contenus attractifs. Disney n'est plus en position de force, beaucoup moins.
"The Defenders" (Marvel), publicité sur les
kiosques presse à Sydney (Australie),
mi-août 2017

Pour palier une probable rupture avec Disney, longuement anticipée, Netflix a entrepris de produire ses propres programmes (2012) ; aujourd'hui, "Stranger Things", par exemple, est produit et entièrement financé par Netflix. Récemment (été 2017), Netflix a racheté Millar Comics, le concurrent de Marvel Studios (Disney) et a débauché Shonda Rhimes, productrice phare de ABC/Disney ("Grey's Anatomy", 2005 ; "How to Get Away with Murder", 2014), Netflix a également débauché Scott Stuber, le directeur de la production de Universal Pictures, pour diriger la division cinéma de Netflix. Netflix lance un département de TV réalité (unscripted and TV reality series) avec David Letterman (ex. "Late Show" de CBS) et Jerry Seinfeld (“Comedians in Cars Getting Coffee") ; Netflix a aussi mis en place un département de télévision pour enfants et familles, etc. Au total, plus de 200 productions originales dont certains documentaires culturels consacrés à des écrivains journalistes Joan Didion, Guy Talese...

L'endettement de Netflix est élevé (20 milliards de dollars) mais l'internationalisation (104 millions d'abonnés) permet une récupération plus rapide des investissements. Netflix déploie un nouveau modèle économique : pas de pilot (ce qui témoigne de la confiance dans le projet et séduit les réalisateurs). Pas de mesure d'audience non plus mais une exploitation approfondie des données collectées (recommandations, etc.) : tout ceci leur donne davantage de liberté créative et de notoriété mondiale. Réussite due au développement, depuis "House of Cards" (2013), d'un nouveau mode de distribution / consommation, binge culture.
Après avoir révolutionné la TV, Netflix s'attaque au cinéma, à sa distribution et à la sacro-sainte chronologie des médias. Cela commence avec "Beasts of No Nation" (2015) de Cary Fukunaga lancé sur grand écran et à la télévision, se poursuit avec "Okja" de Bong Joon-ho... Innovation à tout prix qui déstabilise la concurrence. Reste à pourfendre les protectionnismes nationaux...

Toutes choses égales par ailleurs, Facebook et Google veulent prendre la place de la presse comme Netflix veut prendre celle de Disney. Si le "duopole" réussissait à tuer le papier, la voie dès lors serait libre, il n'y aurait alors plus de barrière à l'entrée. Le duopole, auquel il faudra peut-être ajouter Apple qui a racheté Texture (mars 2018), pourrait aisément contrôler entièrement la distribution de la presse et la mesure de son audience. Tout se passe donc comme si l'intérêt, à terme, du "duopole" était la réduction de la presse à sa dimension numérique. Ce qui conduit à repenser l'importance du caractère hybride de la presse (cf. "Etats de la presse écrite"). Une fois entièrement numérisée, la presse est-elle condamnée ? Le "digital first" (cf. Le Progrès) est-il la première étape du "digital only" ?


N.B.
  • Fox avec sa chaîne OTT, FX+ semble suivre la même stratégie que Disney : les studios 21st Century Fox mettent de plus en plus de nouvelles productions directement à la disposition de FX+.
  • TF1 (France) ne semble ne pas tenir compte de la mise en garde de Disney puisque Newen a vendu les droits de la série "Demain nous appartient" (succès de TF1, prime-time) à Amazon (mars 2018).
  • AT&T (décembre 2018) semblerait prêt à s'accomoder d'une solution hybride et distribuer "Friends" sur Netflix et son propre SVOD (à venir). Cf. “And broad and wide distribution is something I feel very strongly about. And so do I—do I care if ‘Friends’ is shown on Netflix and on a Warner Media SVOD service? Probably not.” (The Wall Street Journal, December 4, 2018)

dimanche 6 août 2017

Etats de la presse écrite. Réponses à quelques objections

Pour le télécharger : ICI 

Rappelons d'abord que la numérisation de la presse aura été entièrement payée par les revenus tirés du papier. En effet, la presse a laissé s'installer, à son corps défendant, un curieux modèle économique : donner sur le web ce qu'elle vend en magasin. Bonne propagande pour le développement du Web, triste marketing pour le réseau des points de vente presse forcés de financer leur concurrent, réseau déjà bien mal en point. Déficit d'invention, d'innovation, de clairvoyance, de témérité, d'investissement ?
Aujourd'hui, de grands prédicants évoquent la fin du papier comme un destin qui les accable. On croirait du Racine !
"Puisqu'après tant d'efforts ma résistance est vaine // Je me livre en aveugle au destin qui m'entraîne" (Andromaque, I, 1).
Distinguons pourtant le destin, auquel on ne peut que se laisser aller "en aveugle", tacitement, et la volonté stratégique, dont il faut prendre en compte lucidement les raisons sociales, culturelles et politiques, dont les aides à la presse sont un pilier et une manifestation comptable. A l'économie de la presse correspond en France une volonté de l'Etat, qui traduit et exécute la volonté générale : fonction de service public pour satisfaire un intérêt général (lois de Rolland : continuité, mutabilité, égalité).

Avec Weborama et IPSOS, nous avons publié un Livre blanc sur la presse. Suite à diverses réactions, objections, nous souhaitons, en retour respecteux, réaffirmer, modaliser quelques points.



  • Ce livre blanc part du constat primordial, vérifié et validé chaque jour, depuis des années (source : Base MM de plus de 39 200 titres et hors série, juin 2018) : constat de vitalité et de créativité continues (ainsi en 2017, on compte plus de 2100 nouveaux titres et hors-série). Effet de la loi Bichet, entre autres, et des diverses aides à la presse.



  • Le papier, c'est la vie, et c'est la ville. Son réseau de distribution, ses vitrines, étalages et linéaires confèrent aux contenus de la presse une remarquable et incomparable visibilité et notoriété, un rythme temporel aussi (attentes, etc.). 



  • La presse, rédactionnel et publicité confondus, constitue le vaste mode d'emploi de tous les domaines de la vie courante, privée. Une encyclopédie permanente. Pas de titre sans présentation d'un produit ou d'un service, sans analyses comparatives, sans guide de consommation. Pas d'innovations sans nouveaux titres et hors série. Rôle économique. 



  • La multiplicité, la variété des opinions exprimées sont garantes de la démocratie politique et sociale ; la presse participe du ciment social et de la formation de l'opinion publique. Faite par des journalistes, dirigée par des comités de rédaction, la presse se tient par construction à l'abri des fake news.



  • La presse s'avère une école permanente, parallèle, a-t-on dit parfois, mais pas concurrente. Elle ne remplace pas l'école, mais elle s'appuie sur la culture que transmet à tous l'école publique, laïque, obligatoire et gratuite (externalité positive). Elle la renforce. Elle illustre cette culture en commençant par l'expression écrite de la langue française. En contrepartie de cette fonction culturelle et sociale, la presse est un produit aidé par l'impôt.



  • Lutter contre le "duopole" publicitaire américain ? D'abord, il s'agit de bien davantage que d'un duopole, il faut y inclure amazon et Microsoft, entre autres (cf. "Anatomy of a hegemony"). Et ne perdons pas de vue que la puissance innovante de cet oligopole provient d'investissements scientifiques et technologiques considérables. La question n'est donc pas seulement celle de la concurrence publicitaire, c'est surtout celle, plus profonde, plus grave, de concurrence technologique touchant au mode de production et de collecte des données. En donnant accès à son lectorat pour profiter du réseau de distribution numérique, la presse, par le même mouvement, brade son contenu et laisse piller ses données. On a confondu une question de distribution et d'accès (par des réseaux sociaux, des moteurs de recherche), et une question de prix du produit (bradé). La distribution a un coût, le produit en a un autre. Le prix de vente public doit intégrer ces deux coûts. Lorsqu'un groupe de l'industrie alimentaire négocie avec des hypermarchés pour qu'ils référencent et distribuent ses produits, il ne les donne pas (pas de vente à perte). Or la valeur de la presse est celle de ses données. Comment résister à la puissance armée des technologies de pointe des GAFAM ? La puissance ne suffit pas si elle n'est pas servie par la technologie. Des coalitions suffiront-t-elles aux régies publicitaires ? On parle en Europe de Verimi, de Emetriq, de Gravity, de Log-in Alliance, de SkyLine... Evoquons encore Criteo Commerce Marketing Ecosystem : Criteo, qui dispose d'un fort capital scientifique et technique, proposera aux détaillants, aux marques, aux publishers, une "coopérative" comme base de résistance à Amazon, base où rassembler leurs données (anonymisées ou non). A suivre...



  • Valeurs et data. La notion de "monnaie unique" appliquée à des mesure d'audiences des médias est l'un des récents lieux communs du milieu - topoï - pour mettre en avant sa puissance pluri-média. Le seul commun dénominateur possible entre les médias est constitué par les data, atomes de sens, agrégeables, concaténables. Les données collectées peuvent donner lieu à un traitement transversal à fins d'analyse comparée, de ciblage, de répartition. Seules les données peuvent constituer une sorte d'équivalent général, vers lequel toute connaissance converge. Pas les audiences, si mal connues, si floues.



  • La presse, média hybride. Pourquoi est-ce si important ? Parce que la couverture spaciale et sociale du numérique est loin d'être universelle. La France est tachée de zones blanches (ou grises) où le numérique est défaillant et l'accès à une version numérique de la presse est par conséquent aléatoire. Problème classique de modernisation (mutabilité) et d'aménagement du territoire que connaissent d'autres services publics (poste, santé, enseignement, transports, etc.). A cela s'ajoutent les écarts d'équipement donc d'ergonomie, de compétence (le numérique, on l'oublie facilement, est un média d'héritiers, comme toute culture)... Cf. infra, document ARCEP ou l'étude de l'association Que Choisir? "7,5 millions de consommateurs privés d’une connexion de qualité à Internet !" (septembre 2017). Parce que la presse est un média hybride, elle seule est accessible, presque tout le temps, par presque toute la population de la France. L'hybridation papier / numérique (mutabilité) est une valeur de la presse.

  • ARCEP, L'état d'Internet en France, mai 2017, p. 6

    Sur le même sujet :

    jeudi 3 août 2017

    Ozark, Netflix en été


    iPhone, July 31, 2017
    La structure narrative de "Ozark", la distribution des personnages ressemblent à celle de "Breaking Bad" (AMC, 2008-2013) : un couple de parents avec leurs deux enfants, un mari et une femme anti-héros dotés de compétences professionnelles indiscutables (finances, chimie, communication) bientôt mises au service d'activités illégales : fabrication et distribution de drogue, blanchiment d'argent. Deux héros adolescents, témoins sidérés de l'histoire de leur famille.
    Confrontation avec des manières expéditives du "cartel" de la drogue (personnes assassinées dont le corps est dissous dans des tonneaux d'acide, personne éliminée en la jetant du haut de son balcon, etc.). Famille forcée, pour survivre, de s'éloigner de son milieu habituel urbain (Chicago) et de s'exiler dans le Sud profond (rednecks). Violence, trahisons, armes. Ré-acculturation.
    Polard sombre, film noir, superbe photographie. Majesté de la nature l'été, des lacs, des forêts... On attend la deuxième saison.
    Les pseudo spécialistes de la critique TV et cinéma ont donné une note faible à la série ("critical flop"). Qu'importe ! Les médias sociaux (Twitter, Reddit, etc.) semblent avoir compensé largement cette défaveur... Encore une innovation, peut-être involontaire, de Netflix !

    Diffusé par Netflix en 10 épisodes de 1 heure (mis à disposition en une seule fois, le 21 juilllet 2017), alors que la saison télévisuelle des networks traditionnels est terminée. Netflix s'empare ainsi d'une période faible de la progammation concurrente, période habituellement riche en rediffusions. Près de la moitié des foyers américains sont abonnés à Netflix : 52 millions d'abonnés au deuxième trimestre 2017 (source : Netflix) pour 118 millions de foyers TV (selon Nielsen, août 2016), mais le foyer TV est-il encore un indicateur pertinent ? Netflix a gagné 1,45 million d'abonnés durant le trimestre).

    Nouvelle série, exclusivité Netflix, c'est une incitation à élaguer l'abonnement au câble (cord-shaving) voire au désabonnement (cord-cutting) ou, même, pour les nouvelles générations, à ne pas s'abonner du tout (cord-nevers). Désormais, Netflix compte plus d'abonnés que n'en compte l'ensemble des câblo-opérateurs (MVPD).
    En Grande-Bretagne, selon Parrot Analytics, "Ozark" est, de très loin, le programme le plus demandé en termes de VOD.
    Mise à jour: 15 Août 2017 : Netflix déclare renouveler la série pour une seconde "saison" (en fait, une dizaine d'épisodes, le terme "saison" étant désormais inapproprié).