vendredi 23 mars 2018

Netflix : modèle économique. A propos d'une série coréenne sur les présidentielles


"Président" est une série coréenne qui traite des élections présidentielles, des primaires surtout. Deux classes de personnages sont suivis et mêlés par l'intrigue, l'entourage politique devant partager son pouvoir avec l'entourage familial du candidat. L'entourage familial du candidat est compliqué, bien sûr, série oblige (enfants adoptés, fils non reconnu). Le candidat est un père, sévère bien sûr, celui qui manque et celui qui décide, pater familias. La relation père / fils est au centre de l'intrigue, teintée de culture confucéenne. Quelle place pour l'épouse ; elle est Professeur d'université, née d'une famille riche, et ambitieuse... Conseillère du futur président, "première dame" ?
Les entourage politiques partisans sont dévoués et roués, carriéristes et un peu pourris si nécessaire : ne faut-il pas gagner à tout prix ? La réflexion morale rôde : peut-on faire de la politique sans avoir "les mains sales" ? Les partis politiques n'en sortent pas grandis.
En arrière-plan, dramatique, omniprésente, on perçoit l'histoire récente de la Corée depuis l'occupation japonaise : les dictature successives (Park Chung-hee, etc.), la tout-puissance économique et politique des conglomérats industriels (chaebols), les classes laborieuses surexploitées, les manifestations et insurrections étudiantes, leurs violentes répressions, les camps de travail, etc.). Dans les discours électoraux et professions de foi, le téléspectateur coréen saisit certainement beaucoup d'allusions politiques qui échappent aux téléspectateurs étrangers qu'apporte la couverture internationale de Netflix.
La série, reprise par Netflix, compte 17 épisodes ; elle a été diffusée en 2010-2011 sur la chaîne KBS - TV2. Le hasard (?) a voulu qu'en même temps soit programmée par une chaîne concurrente une série portant également sur l'élection d'une présidente ("Dae Mul", sur SBS).
L'importance des séries étrangères et notamment asiatiques (K-dramas) et hispaniques ne doit pas être sous-estimée : Warner Bros. a lancé DramaFever dès 2009, service de VOD consacré aux séries étrangères ("international televised content") qui aurait compté plus de 3 millions de téléspectateurs par mois... mais qui a été fermé en octobre 2018 par AT&T (après son rachat de Time Warner).
"Président" fait partie des séries conçues pour un  marché national auxquelles Netflix donne une nouvelle chance sous la forme d'un exposition internationale non anticipée (nous avons déjà rendu compte de telles séries : Rita, Argon, Misaeng, "When Calls the Heart, "Cheasapeake Shores", IRIS, White Nights, Midnight Dineretc.).

Quelles caractéristiques distinguent sur ce point Netflix des opérateurs traditionnels ?
  • Netflix s'avère de plus en plus pourvoyeur de fiction internationale, plurilingue (80 langues). Ainsi, Netflix occupe une position originale sur le marché de la fiction et du cinéma, c'est une sorte de monopole international. Exemple : en  Grande-Bretagne, les 16-24 ans regardent davantage Netflix que l'ensemble des supports de la BBC (cf. The Guardian).
  • Par-delà de publics nationaux monolingues qui ne supporteraient que la télévision nationale, Netflix s'adresse à une population non américaine, jeune, qui a pu bénéficier d'une éducation internationale (apprentissage de langues étrangères, stages à l'étranger, tourisme, etc.) et ce d'autant plus qu'elle a bénéficié d'une formation post-secondaire européenne (Erasmus, etc.). L'étranger ne la déroute pas, au contraire, et l'ouverture d'esprit international s'impose dans les formations et les recrutements. Les frontières culturelles s'estompent.
  • Au-delà de l'achat de l'acquisition de séries existantes, dont certaines ont parfois échoué lors de leur diffusion nationale, les productions nouvelles, exclusive, conçues par Netflix s'amortissent sur un marché de plus en plus large. L'idée qu'il faille adapter au public national les fictions étrangères en les tournant à nouveau s'avère, en comparaison, une solution fort onéreuse et ne vaut guère que pour le marché américain ("Homeland", sur Showtime, reprenant une série israélienne, "The Good Doctor" sur ABC, reprenant une série coréenne, "Jane the Virgin", The CW, s'inspirant d'une telenovela vénézuélienne,  etc.). A terme, Netflix finira par dissoudre les marchés nationaux dans un vaste marché international. Il ne restera aux acteurs strictement nationaux que la ligne Maginot des réglementations.
  • Les séries étrangères reprises par Netflix ont été conçues en visant une audience nationale, elles ne sont pas (encore) dépouillées des traits nationaux, gardant ainsi le bénéfice de leur étrangeté, pour les téléspectateurs. En revanche, les fictions financées dès l'origine par Netflix anticipent déjà des cibles supra-nationales. 
  • Le sous-titrage donne accès à un nouveau type de consommation, requérant un type différent d'attention visuelle que ne peuvent compenser des dialogues son incompréhensibles. Nouveau mix de perception audio-visuelle. Par conséquent, la question des langues devient essentielle pour Netflix qui connaît un besoin considérable de sous-titrage (des milliers de combinaisons de langues). Le sous-titrage est plus qu'une traduction, c'est aussi une adaptation : rendre compréhensible une série étrangère à une cible imaginée. Le sous-titrage doit emprunter aux techniques développées pour les sourds et mal-entendants. Traductions à mi-chemin entre ciblistes et sourciers.

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