mercredi 19 septembre 2018

Vieux médias et nouveaux riches

in Jules Vernes, Hier et demain. Contes et nouvelles,
Livre de Poche, 1967

Les anciens médias attirent ceux que le numérique a rendus très riches.
Cela commença, en 2013, par les quotidiens : d'abord, le rachat du Washington Post par Jeff Bezos (amazon), suivi du South China Morning Post (SCMP) acheté par Alibaba en 2015 à News Corp.) tandis que Patrick Soon-Shiong (Nantworks, biotechnologie) rachetait le Los Angeles-Times et le San Diego Union-Tribune  en 2018. Quotidiens d'information, donc. Mais les magazines ?
  • The Atlantic, un mensuel, créé en Nouvelle-Angleterre (Boston) en 1857 a conquis une sérieuse réputation intellectuelle. Parmi ses fondateurs, on compte, entre autres, Ralph Waldo Emerson, Henry Wadsworth Longfellow et Harriet Beecher Stowe. Il a été racheté en 2017 par Laurene Powell Jobs, épouse et héritière de Steve Jobs (Apple). C'est ce  magazine qui, en 1945, publia l'article prémonitoire de Vannevar Bush sur le futur des technologies du travail intellectuel ("As We May Think").
  • Time Magazine, hebdomadaire de renommée mondiale lancé en 1923, a été racheté en septembre 2018 pour 190 millions de $ par la famille Benioff (Salesforce.com). Le magazine avait été acquis en 2017 par Meredith Corp., un groupe pluri-média ; à côté d'une trentaine de magazines, le groupe possède une quinzaine de stations de télévision et cinq stations de radio).
  • Fortune, le magazine économique fondé en 1930, est vendu en novembre 2018 par Meredith pour 150 millions (cash) à un milliardaire thaï lié à un conglomérat (télécoms, agro-alimentaire, distribution, pharmacie, automobiles et télévision). Achat effectué à titre personnel, comme celui de Time et de Washington Post.
Mais ce n'est pas fini : The Village Voice, hebdomadaire new-yorkais depuis 1955, s'est éteint après avoir en vain tenté sa chance en version uniquement numérique. Money et Sports Illustrated (Meredith Corp.) sont à vendre. On dit que Condé Nast (New House, Advance Publications) revendrait bientôt Brides, W, et Golf Digest, Glamour arrête la publication papier tandis que The New Yorker, ainsi que Vanity Fair et Vogue seraient épargnés... Pour combien de temps ? En attente d'un sauveur numérique ? Notons que les vieux médias européens ne semblent pas épargnés.

Les anciens médias, hérités des grandes époques de l'imprimerie, sont à la recherche d'une adaptation à l'économie numérique et à ses technologies (distribution, production, etc.). Les nouveaux propriétaires disposent des moyens d'investir et de familiarité avec l'économie numérique. De ces marques de presse disposant encore d'un fort capital de légitimité socio-politique (brand equity), les acquéreurs escomptent honorabilité, réputation, influence et autres externalités positives... en échange d'un renflouement technologique et financier. Time, qui, selon le patron de Salesforce, représente "a treasure trove of our history and culture". Celui-ci déclare au Wall Street Journal : "We’re investing in a company with tremendous impact on the world". Capital économique en échange de capital culturel et social ? Une sorte de philanthropie culturelle, non dénuée d'arrières pensées fiscales, sans doute. "Philantropist" est un job. Etre désintéressé présente de nombreux intérêts... Bien sûr, les acquéreurs dénient énergiquement toute intention d'intervenir dans le travail éditorial et journalistique. Mais, diable, qui oserait imaginer le contraire ! Zéro synergie ? Allons donc !
Cette acquisition est-elle une bonne affaire ? Le calcul économique ne sait guère évaluer ce type d'échange, les notions de brand equity ou de capital culturel restant difficiles à quantifier. Il faut donc parier... L'enjeu est d'imaginer l'entreprise d'information et de communication dans les années à venir... Pensons à Jules Vernes qui croyait pouvoir imaginer le journalisme de l'an 2889 et citons la conclusion optimiste de sa nouvelle (cf. supra) : "Un bon métier, le métier de journaliste à la fin du XXIXe siècle !"

5 commentaires:

Corentin Durrleman a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Corentin Durrleman a dit…

Tristement amusant -et pas si étonnant- de voir de grands titres de presse, aussi prestigieux soient-ils, se faire racheter à tour de rôle par les nouveaux acteurs du numérique. A l’ère de la toute-puissance des GAFA, en France, le journal Le Monde et L’Obs détenus par le duo Pigasse-Niel, L’Express par Drahi de même que le journal Libération dont la diffusion France payée (moyenne quotidienne) est passée de 150 000 à 73 000 exemplaires entre 2003 et 2016 (!!) se demandent chaque jour un peu plus de quoi demain sera fait et comment survivre et se renouveler alors que tous les observateurs prédisent à l’unanimité un avenir bien sombre pour la presse écrite.
Course à l’information « people » et zapping pour séduire le public le plus large qui soit, synergies, contraintes économiques, pressions des annonceurs…même si ces rachats permettent de sauver la peau de titres de presse en perdition et maintenir des emplois, pas sûr que la qualité, la rigueur et l’indépendance journalistique soient conservées pour autant…

Roselaine Boudjellal a dit…

Ce post reflète une idée qui me semble assez confusante : la marque est un gage de légitimité. De rachat en rachat, de propriétaires en propriétaires. L'un des risques d'une part, est de voir se reproduire le schéma de France Soir, ce titre de presse quotidienne passé d’actionnaire en actionnaire – aucun n’ayant une vision, une stratégie ou des moyens pour développer le titre-, pour finir en liquidation judiciaire en 2012. D'autre part, j'ai du mal à comprendre comment cette légitimité peut coller à une marque, quand celle-ci passe de mains en mains.

Lucie Franco a dit…

Très bon article, qui met le doigt sur une question sous-jacente qu’est l’intégrité éditoriale.
Les médias sont également parfois vus comme des instruments de domination sociale, par lesquels les puissants imposent leur vision du monde (ou escamotent des informations gênantes).
Les médias d’information sont ainsi perpétuellement menacés dans leur intégrité éditoriale par les puissances d’argent qui cherchent à contrôler l’information, notamment par l’acquisition et l’investissement dans la presse de demain.
« J’ai souvent dit que dans notre société industrialisée moderne, la voix de la classe aisée, notamment celle des cadres des entreprises, parce qu’elle a un meilleur accès aux circuits de communications, est régulièrement confondue avec la voix de la collectivité. » disait JK Galbraith.

Domitille Johanet a dit…

Il est intéressant de constater que les médias français tentent de rattraper leurs retards dans la transformation numérique. L'invention d'un nouveau modèle reste encore floue et appelle à une redéfinition du rôle de la presse pour les citoyens. Le risque dans ces fusions est de confondre le divertissement et l'information dans une société en recherche de fiabilité.