jeudi 20 décembre 2018

Deutsch-Les-Landes : une grande illusion culturelle


"Deutsch Les Landes", série, Amazon Prime Video, 10 épisodes de 25 minutes, sortie fin novembre 2018.

"Vivre comme dieu en France"("Leben wie Gott In Frankreich"), dit-on encore en Allemagne. C'est la promesse que l'on a faite aux employés d'une usine allemande de design automobile délocalisée et à leurs familles. Donc, ils débarquent un jour, invités par le maire, une femme énergique, à s'installer dans un bourg du Sud-Ouest, non loin de l'océan : plage, excellente cuisine du terroir, bons vins des régions voisines, climat agréable... Voici la trame d'une série franco-allemande, la première d'Amazon Prime Video.

Alors ? Le résultat semble consternant. Comment a-t-on pu en arriver là ?

Car au premier degré, c'est insupportable. Des stéréotypes attristants, un peu de vulgarité (le village s'appelle Jiscalosse !), une histoire peu crédible, des personnages presque tous inconsistants... dans une merveilleuse région où Dieu sait, justement, si l'on sait vivre. Quelques allusions gastronomiques confortantes, garbure et canard, au milieu d'allusions historiques confondantes (De Gaulle, la Résistance, la RDA, etc.). Comique d'exagération, certes... Les Allemands seront presque toujours ridicules, bichonnant sans cesse leur Mercedes (quel placement de produits !), naturistes et disciplinés (aux feux de circulation). Un personnage de chef d'entreprise, stéréotypé jusqu'à l'absurde. Pour les Français, l'allemand se réduit à Goethe ("Kennst Du das Land...") mis en musique par Franz Schubert (souvenirs scolaires ?), à la bière (Oktober Fest), au foot (cela se joue toujours à onze mais ce n'est plus l'Allemagne qui gagne !) et aux voitures. Quant aux Français, ce sont presque tous des ploucs ronchonneurs et chauvins, dotés d'une administration municipale coincée, d'une discipline scolaire inflexible... Malaise, inconfort du téléspectateur (Unbehagen !). Petit à petit, malgré tout, la pâte franco-allemande prend, des couples mixtes se forment et les nécessaires collaborations se mettent en place dans la bonne humeur tandis que de minces intrigues se dénouent. Les soi-disant ennemis héréditaires oublient l'histoire (Achdie sogenannte deutsch-französische Erbfeindschaft), histoire qu'ils n'ont d'ailleurs jamais connue et les amitiés franco-allemandes l'emportent (Freundschaft).
On a dit que l'esprit des "Cht'is" flottait sur "Deutsch-Les-Landes", c'est beaucoup dire... On peut penser aussi à "Que les gros salaires lèvent le doigt"... en vain. Mais que diable allait donc faire amazon prime video dans cette galère ?

Le traitement linguistique de la série est inconcevable, et il est difficile au téléspectateur de s'y retrouver : les supposés Allemands ne s'expriment qu'en français et même, en français comme des Français, sans accent, ce qui rend les situations incompréhensibles et peu crédibles, même avec beaucoup d'imagination. Ainsi n'y a-t-il aucun malentendu lié à la langue (Mißverständnis) : il y aurait pourtant beaucoup à exploiter. D'ailleurs, on n'entend guère qu'une dizaine de mots en allemand dans tout le film, langue présentée comme imprononçable, évidemment. On aurait préféré le parti pris consistant à garder la variété linguistique, quitte à sous-titrer dans la langue cible quand c'est nécessaire. Cf. Jane The Virgin ou Mozart in the Jungle (série d'amazon, justement).

Au second degré, on ne peut qu'ironiser à voir ainsi représentées les relations franco-allemandes, réduites à d'indécrottables clichés dont beaucoup sont fatigants à force d'être usés et anachroniques. La guerre est finie !
On est passé bien loin de "La grande illusion" des conflits franco-allemands (Jean Renoir, 1937) de la frontière arbitraire et de l'amour qui les bafoue et les transcende. Occasion manquée ? Confronter des Allemands et des Français réduits à leurs caricatures réciproques et à leur hostilité supposée - et constructrices des deux nationalismes - aurait pu être fécond. En France, on n'apprend plus l'allemand et, en Allemagne, on n'apprend guère le français. Les dernières générations à avoir été membres des Hitlerjugend ou des jeunesses maréchalistes ont vécu ; ceux qui ont connu la dernière guerre franco-allemande, Allemands ou Français, sont peu nombreux. Alors, qu'est-ce que les relations franco-allemandes aux yeux des Européens d'aujourd'hui ? Airbus, le foot, le hand-ball, ARTE, commerce et tourisme ? Quels clichés, quels lieux communs "nationalistes" survivent à l'Europe ? S'en est-il constitué de nouveaux ? Le film aurait pu partir de là : qu'est-ce qu'un cliché sinon le "développement d'un habitus" (pour reprendre les termes de Norbert Elias) ? Une bonne idée a été gaspillée. Si un match retour a lieu, en Allemagne, on ne peut que souhaiter mieux !


Références


  • Friedrich Sieburg, Gott in Frankreich ? Ein Versuch, Sozietäts-Verlag, 1929, Frankfurt, 321 p.
  • Michael Jeismann, Das Vaterlande der Feinde. Studien zum nationalen Feindbegriff und Selbstverständnis in Deutschland und Frankreich 1792-1918, Stuttgart, 1992 (traduit à CNRS édition, La patrie de l'ennemi, 1997.
  • Norbert Elias, Studien über die Deutschen, Machtkämpfe und Habitusentwicklung im 19. und 20. Jahrhundert, Herausgeben von Michael Schröter, 1989, 555 p. 


  • 2 commentaires:

    Unknown a dit…

    Il y a trois ans, Netflix avait placé la barre haute dans la médiocrité des STV françaises produites par une plateforme de SVOD. La série "Marseille" avait surpris tout le monde par son manque de réalisme, ses dialogues grotesques et ses interprétations douteuses. Amazon réplique de manière tout aussi surprenante avec sa série "Deutsch-les-Landes" et ses clichés de mauvais goût sur la cohabitation franco-allemande.
    La bataille est rude pour savoir qui des deux géants du streaming a produit la pire STV. Si Marseille a beaucoup déçu, c'est parce qu'il y avait une attente importante suite à l'annonce de sa diffusion. Pour Deutsch-les-Landes, la consternation se faisait sentir dès l'annonce du scénario, l'attente était donc bien moins haute.
    Je vous invite à lire l'article de Télérama qui vise à comparer ces deux échecs artistiques afin de déterminer lequel des deux est le pire. On y apprend notamment la notion de "hate watching" : regarder pour le simple plaisir d'en dire du mal...

    Mathieu Le Cossec a dit…

    Comme l'a si bien formulé Léon Zitrone, "que l'on parle de moi en bien ou en mal, peu importe. L'essentiel, c'est que l'on parle de moi! " De ce point de vue là, pari gagné ! En effet, de très nombreux articles sont venus ponctuer l'annonce, la sortie et la diffusion de la série. L'objectif premier d'Amazon n'est-il pas de faire connaitre l'existence de sa plateforme vidéo ?

    La violence des critiques de Télérama & cie tranche avec l'objectif initial de la série: une création légère et bon enfant. Ne faut-il pas rappeler que "le grand ennemi de l'art, c'est le bon goût." ?

    Enfin, il est intéressant de noter qu'Amazon a entendu les critiques à propos des (mauvais) doublages et a donc mis à disposition la VO. Une nouvelle preuve de l'agilité de ce géant !