mardi 29 avril 2025

Les Chinois, tels qu'ils se parlent

 Quand la Chine parle, ouvrage dirigé par Gilles Guiheux et Lu Schi, Paris, Les Belles Lettres, 2025, 346 p., Index, bibliogr. (pp. 295-323), 23,5 €

C'est un beau livre, bien conçu, qui réunit les contributions de 14 chercheurs universitaires spécialisés dans les études chinoises. Le ton est donné d'emblée : "A nouvelle réalité, nouveau lexique".  En effet, l'innovation lexicale chinoise reprend son essor en 1978, surtout à partir de l'usage d'Internet qui atteint son niveau maximum aujourd'hui avec plus de un milliard de personnes chinoises connectées, à l'aide un téléphone portable principalement : c'est ce nouveau moyen d'expression, et les changements qu'il permet et provoque, que tentent d'analyser les auteurs. Moyen d'expression mais aussi moyen d'oppression puisque l'Etat chinois contrôle et examine attentivement l'usage que font les Chinois d'internet, intervenant pour supprimer des comptes, censurer des contenus (depuis 2003, il existe une administration chinoise chargée de la surveillance d'Internet). Ceci atteindrait son maximum avec un principe de crédit social, le "shehui xingyong" (社会信用) dont la réussite serait douteuse.

Le livre se compose de plus d'une trentaine de chapitres (34) visant à décrire les transformations sociales dont les expressions sont symboliques ou plutôt symptomatiques de la société chinoise depuis une vingtaine d'années. Citons par exemple : "Quatre plats et une soupe" (四菜一汤) est une expression célèbre reprise plusieurs fois contre le gaspillage alimentaire. "Les Little Pink" (小粉紅), désignent des jeunes filles cybernationalistes, favorables entre autres à l'intervention russe en Ukraine. Les "journalistes citoyens" (公民记者) contribuent à la diffusion d'informations interdites par les gouvernants chinois. "Les journaux personnels en ligne" (网络日记) représentent le diarisme de l'ère numérique, notamment à l'époque du COVID. "Faire malice" (恶搞), c'est le développement d'une culture satirique, irrévérentieuse, ludique et férocement critique. "Riz-lapin" (米兔) évoque le mouvement féminin (Metoo) en Chine...Le livre multiplie les exemples,  celui des femmes âgées montre une Chine des femmes retraitées (les dama), ou celui des vieux (laopiaozu, dits "vieux flottants") produits de l'exclusion urbaine et des familles décomposées / recomposées.

Cet ouvrage fort bien documenté, qui donne pour les mots essentiels, le chinois et le pinyin, montre une Chine en mouvement, sociologique, démographique et idéologique. La langue y est inévitablement au coeur des innovations. La conclusion s'impose, claire et nette : "malgré le renforcement de la surveillance et le poids des impératifs idéologiques, la langue demeure un lieu de résistance" (p. 292). Hélas, le temps nécessaire à la collecte des expressions et à leur traitement fait que certains exemples peuvent paraître quelque peu vieillis. Il faudrait donc adjoindre au livre une mise à jour régulière, disponible en ligne. En tout cas, voici un livre utile à tous ceux qui apprennent le chinois, à tous ceux qui veulent connaître la Chine.


samedi 19 avril 2025

Les mots allemands de l'histoire de tous les jours, depuis1880

Detlef Berghorn, Neue Wörter im Duden von 1880 bis heute, Berlin, 2024, Dudenverlag, 207 Seiten, 24,7 €

C'est une approche historique de la langue allemande à laquelle nous invite ce livre allemand. Le Duden est en Allemagne, depuis plus d'un siècle et demi, une référence en matière de dictionnaires. 2300 mots ont été répertoriés dans cet ouvrage d'un historien de la langue allemande. La première édition du Duden date de 1870, la dernière - la 29ième - de 2024.

Ce livre raconte, preuves à l'appui, l'histoire des mots, en fonction des événements, de l'histoire, de l'histoire de l'Allemagne, de Bismark à Angela Merkel, mais surtout de l'histoire du quotidien des allemands, de ce qu'ils mangent ou de leur manière d'aimer. Ainsi l'extension de l'univers des mots comprenant le mot Volk (peuple) qui triple ses effectifs de 1929 à 1941 ou la mention de Heine (qui disparaît) ou celle de Spinoza qui passe de pantheistischer Philosoph à jüd. Philosoph (philosophe juif). De semblable écarts peuvent être constatés entre l'édition Est-allemande et l'édition Ouest-allemande. Les mots décrivant la nourriture, les repas disent aussi ce que mangent, ou aimeraient manger, les Allemands : en 1880, arrivent le roastbeef et le pudding, en 1961, le ketchup et les ravioli, en 1967, la pizza, en 1973 (c'est bien tard), puis l'Ochsenschwanzsuppe (soupe merveilleuse !), en 1986 le Hamburger, en 2004 le falafel et, en 2024, la Buchstabensuppen (soupe d'alphabet). Mais cette date est celle de l'entrée dans le Duden ; le mot était-il en avance, en retard, sur quelle partie de la population allemande ? Un travail explicatif de type socio-linguistique serait bienvenu.

Et l'ouvrage multiplie les exemples avec les mots du football, les mots des moyens de transport, les mots de l'amour aussi (Syphilis en 1880, Playboy en 1961, Lebenspartner en 1991, etc.). Le travail se termine avec les importations de mots : Abonnement en 1880, inschallah en 1941, Datscha en 1951 (pour la version d'Allemagne de l'Est !) ... 

Superbe exercice. On aimerait, bien sûr, une étude comparative, internationale. Et surtout, peut-être, une approche de sociologie historique : qui étaient les linguistes, hommes ou femmes, qui décidèrent de l'entrée d'un mot dans le Duden, quelles étaient leur formations, leurs goûts et leurs dégoûts, leurs engagements religieux et politiques... Quels mots furent refusés, pour combien de temps ? Cet ouvrage en demande manifestement d'autres... et d'abord un dictionnaire des mots "refusés" (pensons au Salon du même nom à Paris en 1863).