vendredi 1 juin 2018

Patrimoine national, tous héritiers ?


Découvertes. PATRIMOINE, magazine trimestriel, premier numéro publié en avril 2018, 100 p., publication du groupe Cap Elitis, 9,9€

La presse magazine constitue un observatoire des passions françaises ; le patrimoine est l'une de ces passion et, semble-t-il, l'une des obsessions françaises. D'ailleurs, n'y a-il pas chaque année, depuis les années 1980, des journées du patrimoine : 17 000 lieux, 26 millions de visiteurs (en 2016). Voilà qui promet un bel avenir à ce magazine, entre les châteaux et les églises, les marchés et les remparts, les beffrois et les forts, les routes, les anciennes usines... Le second numéro (juin 2018) porte sur "les sites touristiques de France les plus visités" mais évoque aussi la fameuse tarte des sœurs Tatin et le Cadre noir de Saumur ("école de l'excellence à la française"). Son premier hors-série est consacré aux "40 plus beaux châteaux de France" (juillet 2018, 9,9 €).

Qu'est-ce que le patrimoine ? Ce que l'on possède (et qui nous possède ?), ce dont certains héritent et qu'ils transmettront peut-être à leur tour, tout comme un patrimoine génétique, ensemble de "lieux de mémoire", carte de l'identité nationale. Quand on naît Français, quand on le devient, on hérite, bon gré mal gré, d'un patrimoine national. Dans ce patrimoine, il y a des monuments conçus pour que les générations futures se souviennent (du latin monere, faire se souvenir). Et, parmi les monuments, il y a les ponts auxquels est consacré ce premier numéro.
Pont du Gard, pont d'Avignon, pont Valentré à Cahors, viaduc métallique de Garabit (1900, Gustave Eiffel), viaduc de Millau... Indispensables à la circulation, ils commémorent aussi (Alexandre III, Louis-Philippe, Arcole, Iena, Austerlitz, Sully, etc. ). Découvertes. PATRIMOINE propose un dossier sur les ponts de Paris, sans le pont Mirabeau, sans Apollinaire... Dommage, mais il y a tant de ponts et de viaducs en France. On aurait pu faire figurer le viaduc de Chaumont dans l'inventaire et combien d'autres...  Dans son numéro 3, Découvertes. PATRIMOINE inscrit la collection des ouvrages de La Pléiade ("le fleuron de la littérature française, Gallimard), Honoré de Balzac (son roman, Les Illusions perdues) et le cassoulet dans son inventaire du patrimoine. Le numéro 3 est consacré aux églises.

Le patrimoine suscite une floraison de titres dans la presse : environ 300 titres depuis 2003 (cf. infra, source : Base MM, janvier 2019), dont plus de 200 hors-séries. L'attribution d'une catégorie à un magazine n'est pas commode car, pour la plupart des titres, le thème du patrimoine se combine à l'histoire, à la région, à l'architecture, à la cuisine, au transport, au tourisme. La notion de patrimoine est confuse et ses contours sont flous : "le train c'est aussi notre patrimoine", annonce le magazine Le Train Nostalgie (lancé en avril 2015, trimestriel, 14,9 €). Notre comptage est plutôt restrictif - et discutable : nous y intégrons les routes (ainsi, chaque année Moto Revue publie un hors-série sur "les plus belles routes de France" qui fait une part belle au patrimoine) et les villages ("Les plus beaux villages de nos régions", hors-série annuel de Détours en France, "Les plus beaux villages de bord de mer", hors-série de Télé Star, mai 2018, 7,9 €), "Partir en France" (juin 2018) titre sur "Les 50 plus beaux villages" (sous-titre : "A la découverte du plus beau pays du monde"). Notre statistique comprend donc une part inévitable d'intuition et comporte certainement, hélas, de nombreuses omissions. La notion de patrimoine ne va pas sans épouser les arbitraires d'une époque.


Tout est prétexte à patrimoine. Quelques exemples récents : en mars 2018, Le Point titre : "comment sauver le patrimoine français". "Soyons fiers de nos territoires", titre #Nous, le nouvel hebdomadaire du groupe Nice Matin lancé en avril 2018. Châteaux & Patrimoine est publié en mai 2018 (trimestriel, 5,9 €). Le magazine Pyrénées évoque "l'héritage romain" et invite à la "découverte d'un patrimoine d'exception" (numéro spécial, juin 2018, 6,95€). "Découvrez les trésors de notre patrimoine", (hors-série de Détours en France, juin 2018). Géo publie en juin 2018 un hors-série sur le Tour de France : "étape par étape, les trésors et pépites de notre patrimoine" (6,9 €). Quant au nouveau magazine Storia Corsa, il est sous titré "histoire et patrimoine" (juin 2018, 9,9 €). Télé Star en juillet 2018 publie un trimestriel Jeux intitulé "Patrimoine & Régions"... Télérama, plus radical, titre : "Réinventons le patrimoine !" (15 septembre 2018). Quant à Ça m'intéresse - Questions & Réponses, il consacre son numéro de janvier 2019 aux "secrets de notre patrimoine" (la perruque de Louis XIV, la Tour Eiffel, les vieux cépages, le Mont Saint-Michel...).

Patrimoine et terroir, territoire, patrie et terre, culture, pays, patriotisme, fierté nationale... Champ sémantique complexe dont on perçoit pourtant l'axe et la dominante... Mais il existe une liste officielle des monuments historiques, un monument y est "inscrit" ou "classé" (la Maison de la radio vient d'y être inscrite, en avril 2018). On compterait en France 44 000 monuments, inscrits ou classés, beaucoup sont en péril et, l'impôt n'y suffisant pas (i.e. le budget de l'Etat), on recourt à un loto (18 septembre 2018) pour les "sauver".
La notion de patrimoine est large et dépasse les monuments, tout le passé, l'histoire peuvent être dits patrimoine : la culture (musique, littérature, cinéma), la cuisine et le vin également et même la publicité peinte (pignons publicitaires de longue durée). Quid du patrimoine agricole, du patrimoine industriel, des anciens ateliers, des moulins, des canaux, des vignobles (cf. l'œnotourisme), des jardins : Marianne a publié un hors série sur "les derniers vrais fromages de France"(juin 2015, 7,5 €) tandis que Le Figaro magazine publie, en mai 2018, "les 100 inventions qui font la fierté de la France" (mayonnaise, douche, soutien-gorge...).

Notons encore que beaucoup des monuments du patrimoine relèvent d'une "architecture de domination" comme les monuments gallo-romains, les arcs de triomphe (triomphe de qui ?), de lieux d'exercice du pouvoir d'anciennes classes dominantes : châteaux, palais, tribunaux, voies romaines, casernes...
La notion de patrimoine ouvre d'ailleurs bien des problèmes que l'on pourra trouver délicats : ainsi les noms des ponts de Paris, comme ceux des boulevards extérieurs, n'en fissent pas de célébrer la légende militaire napoléonienne. Voulons-nous encore commémorer cette histoire alors que se construit une Europe qui se veut paisible et accueillante aux touristes ?
En mars 2019, Le Parisien annonce un hors-série régulier consacré au patrimoine : Patrimoine & balades. Le premier numéro traite des châteaux. (5,9 €)

Découvertes. PATRIMOINE est un magazine qui sensibilise son lectorat à la dimension historique du patrimoine, à l'architecture, à la technique des constructions monumentales. Invitation intelligente au tourisme "culturel" en France, heureuse vulgarisation. Devrait intéresser les annonceurs malins (et leurs conseils !).


Références

Pierre Nora, Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984-1992.

MediaMediorum, Musées et patrimoines : une histoire transnationale

Marc Combier, Les publicités peintes de nos nationalales (2 vol.)

1 commentaire:

Cassandre Sevestre a dit…

Le mot patrimoine vient du latin patrimonium qui signifie littéralement « l'héritage du père ». A l'origine, il désigne l'héritage que l'on tient de son père et que l'on transmet à ses enfants. Il a alors un sens de bien individuel. Le patrimoine est aussi bien naturel que culturel. On peut penser à la notion du patrimoine immatériel de l'UNESCO crée pour " maintenir la diversité culturelle face à la mondialisation croissante. Avoir une idée du patrimoine culturel immatériel de différentes communautés est utile au dialogue interculturel et encourage le respect d’autres modes de vie" selon le site de l'UNESCO.
A cette idée du maintien de la diversité culturelle s'affronte celle du chauvinisme finalement, parler de nos ponts napoléonien, defendre nos boulevards haussmannien etc, c'est participer à l'idée d'une nation supérieure à une autre.
Mais comme le rappelle Anne-Marie Thiesse dans "la création des identités nationales", les identités nationales ne sont pas des faits de nature, mais des constructions. Ainsi ces articles ne sont pas forcément une volonté nationaliste d'écraser de notre splendeur les autres pays européens, mais s'inscrivent seulement dans le récit national de la construction française....