Il y a près de 40 ans, en 1979, ESPN fut une start-up, ESP-TV. Son projet reposait sur trois idées originales, innovantes : la première, réaliser une chaîne de télévision consacrée uniquement aux sports (avant même que CNN ne lance l'information TV en continu) ; la deuxième idée fut de recourir au satellite pour la diffusion nationale de cette chaîne ; la troisième fut de faire payer les opérateurs du câble (à l'époque, 10
cents par abonné, par mois). Pour la télévision, ESPN fut donc à la fois une révolution dans la programmation, une révolution dans la distribution, une révolution dans le modèle économique.
Le succès ne fut pas immédiat et, comme pour beaucoup de start-ups, l'histoire de ESPN est marquée par des investissements manqués. Ce furent d'abord T. Turner puis Time Warner (malgré l'avis positif de son magazine sportif,
Sports Illustrated) qui déclinèrent l'invitation à investir. Le premier investisseur avec 85 % du capital, fut étranger aux médias et à la publicité : Getty Oil (pétrole) en 1979 (laissant 15% aux fondateurs). En 1982, le network ABC prit 10% et une option pour 39%. En 1984, Texaco (qui a racheté Getty Oil) revend ESPN à ABC (80%) et Nabisco (annonceur de la grande consommation, 20%, qui seront rachetés par Hearst en 1990). Cécité par trop prudente de médias qui n'aiment pas prendre de risques.
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ESPN The Magazine, lancé en 1998 |
8 ans après son lancement, en1987, ESPN était à l'équilibre. Depuis lors, la chaîne a poursuivi son développement sans trop d'encombres, conjuguant diversification (ESPN2, radio,
magazine, ESPNews, MVNO,
etc.) et internationalisation pour devenir bientôt "
Worldwide Leader in Sports", selon son propre slogan. Dès 1995, toujours innovant, ESPN met en place une stratégie Internet offensive.
ESPN est ainsi devenue la première chaîne auprès des MVPD, la plus chère et la plus puissante, la plus indispensable pour les téléspectateurs : comptant près de 100 millions d'abonnés, la chaîne est facturée plus de 6 dollars par abonné, par mois.
Mais le modèle si remarquable semble se gripper : le groupe Disney (qui a racheté ESPN en même temps qu'il prenait le contrôle du network ABC, en 1995) doit annoncer aux actionnaires, en décembre 2015 que, au cours des deux dernières années, ESPN a perdu 7 millions d'abonnés. Or ESPN est la première source de profit du groupe Disney (près de 45 %). ESPN avait déjà annoncé en octobre 300 licenciements (ESPN compte 8 000 employés).
Que s'est-il passé ?
La première hypothèse explicative avancée est celle de la réticence croissante des foyers américains à prendre des abonnements groupés (
bundling), jugés trop chers.
Cord-cutting +
cord-nevers constituent un phénomène général, en partie lié à l'augmentation du montant des droits sportifs auquel le groupe ESPN doit faire face (du fait, entre autres de la concurrence de Fox et de Comcast) et qu'il repasse à ses abonnés. De plus, les coûts de production du direct ne cessent d'augmenter. L'audience de l'émission emblématique, SportsCenter (lancée en 1979), baisse suite au départ de plusieurs journalistes phares.
La plupart des chaînes thématiques subissent une érosion semblable de leur portefeuille d'abonnés.
Pas d'explication par Netflix dans le cas de ESPN qui a déclaré ne pas envisager de diffuser de sport ! Toutefois, il est probable que la chaîne amène les foyers américains à réfléchir et revoir leur abonnement groupé lorsqu'ils paient 10 $ par mois pour une offre considérable de divertissement : en comparaison, l'abonnement au câble leur paraît très cher.
Chaîne sans data
ESPN n'est pas distribué en OTT : la chaîne ne connaît donc pas ses télépectateurs, leurs comportments et leurs goûts : ce sont les MVPD, petits ou grands qui les connaissent pour l'instant. Data indispensables pour personnaliser et recommander les contenus (programmes et publicité) et construire une DMP efficace. Le passage en diffusion OTT, envisagé, supposerait que la chaîne soit vendue au moins 30 $ par mois pour garder le même niveau de profit qu'avec le modèle actuel, soit trois fois plus que l'abonnement mensuel à Netflix. C'est beaucoup... Mais surtout cela sonnerait la fin de la vente groupée de chaînes.
Si le changement paraît "inévitable" selon Disney, il est encore difficile d'en imaginer les conditions et la chronologie (du fait des contrats en cours, récemment renouvelés, avec les opérateurs MVPD et avec les fédérations sportives). Le nouveau modèle économique du sport télévisé n'est pas encore imaginé. Quel prix les téléspectateurs sont-ils prêts à payer le sport ?
Etant donnée l'importance du modèle ESPN pour la télévision sportive, son évolution prochaîne devra être suivie de près.
Le succès passé et présent de ESPN semble fonctionner comme un obstacle à l'innovation indispensable pour affronter les nouveaux marché de la télévision, ESPN n'a guère modifié son modèle économique depuis son lancement ; il l'a amélioré, pour faire mieux et beaucoup plus de la même chose, tout en conservant un même paradigme (
cf. Thomas Kuhn, 1962). Que doit faire une entreprise lorsqu'elle est prise dans une disruption ?