dimanche 25 décembre 2022

Aragon, ses aventures, ses passions, un peu de sa vie (mais pas tout !)

 l'aventure Aragon, L'Humanité, décembre 2022, Hors-série, 100 p., 9,9 €, Bibliographie (très restreinte)

En couverture, il y a une très belle photo de Louis Aragon : il est jeune, et l'oeil droit semble se moquer. De qui ? De quoi ? De tout ? De lui-même, peut-être ?

Le hors-série que le quotidien L'Humanité consacre à Louis Aragon est un résumé plutôt classique et traditionnel de la vie et de l'oeuvre de l'écrivain. L'écrivain s'est bientôt déclaré communiste et L'Humanité était le journal de son parti.

Sa vie, ce fut d'abord une aventure. Mais il fait la connaissance d'Elsa Triolet (Элла Юрьевна Каганqu'il épousera en 1939 ; russe, de religion juive, rencontrée en 1928, elle a épousé un officier français avec qui elle vécut à Tahiti et dont elle a divorcé. Bientôt Aragon suivra le parti communiste. 

Avant 1928, toutefois, il y a le dadaïsme, le surréalisme ; avant Elsa Triolet, il y a eu Eyre de Lanux, il ya eu Denise Lévy, et puis il y eut aussi Nancy Cunard. Trois passions, plus ou mois violentes, plus ou moins bien éteintes, qui émergeront parfois dans l'oeuvre du poète. Il y eut aussi d'ailleurs Drieu La Rochelle, une nuit. Tout cela que raconte d'ailleurs Pierre Daix dans son livre, Aragon avant Elsa (Paris, 2009, Texto, 287 p.).

Dans le magazine, un article présente la maison du couple, musée de leur vie, au bord de la Renarde, petit cours d'eau, un autre sur la Résistance, et puis un autre sur Louis Aragon, journaliste que suivent certains de ses articles sur Violette Nozière, sur la catastrophe ferroviaire de Lagny, sur "Les soviets partout", et des brèves aussi. Enfin, des articles sur la guerre d'Algérie, sur l'intervention soviétique à Prague. Aragon a défendu "la pseudo-biologie du charlatan Lyssenko et puis la mise en musique des poèmes d'Aragon. Pierre Juquin, normalien et communiste, écrit un long article introductif, essentiel, "Je ne suis pas celui que vous croyez" dans lequel il estime que la vie d'Aragon et "son oeuvre d'ampleur hugolienne n'ont pas révélé tous leurs secrets" (p. 8) : on attend la suite ! Pierre Juquin insiste sur "la vieillesse comme art de vivre" (p. 20), sans trop révéler. En conclusion, L'Humanité présente ici un Aragon communiste (il est élu en 1950 au Comité Central du PCF), féministe aussi, et défendant également les droits des homosexuels. Communiste surtout, à la manière dont l'entendait le Parti Communiste Français.

Le magazine se termine par une biographie et une bibliographie, limitées. Voici un ouvrage en progrès dont on a envie de dire, encore : "Peut mieux faire, mais c'est déjà bien".

dimanche 18 décembre 2022

Les pouvoirs discutés de la lecture

 Peter Szendy, Pouvoirs de la lecture. De Platon au livre électronique, Paris, La Découvrte, 197 p.

Partant de Platon pour arriver au livre électronique, Peter Szendy effectue un long voyage dans la culture livresque occidentale (mais rien sur la culture chinoise, arabe, japonaise ou indienne, entre autres) ; une bonne douzaine d'auteurs sont évoqués, plus ou moins longuement. Ce dont il est question n'est pas seulement le contenu des livres mais la manière dont on les lit, dont ils sont lus.

La lecture est une activité polyphonique, selon Peter Szendy, qui, pour que l'on s'y retrouve, fait appel à de nombreux auteurs afin de dresser un inventaire varié et convaincant. Il y a d'abord les classiques : Sénèque, Cicéron, mais surtout Platon. De Platon, ce sont deux dialogues de la maturité, le Phèdre et le Théétète, qui font l'objet d'une analyse détaillée mobilisant les termes grecs, en grec. L'anagnoste (ἀναγνώστης), esclave lecteur qui lisait pendant les repas, est "présent-absent" dans le dialogue. 
Ensuite, Peter Szendy passe au marquis de Sade, et à La Philosophie dans le boudoir dont il retient deux scènes de lecture. On le lit en suivant Lacan qui lit Sade.

Et puis, l'auteur passe à la scène du procès du roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary, qui se déroule au tribunal correctionnel de Paris, le 29 janvier 1857. On entend, ou l'on lit, le réquisitoire de l'avocat impérial (il raconte le roman avant de le citer) et la plaidoirie de l'avocat de Flaubert. 

On en vient ensuite au Léviathan de Thomas Hobbes, traité comme "machine à faire lire qui s'organise de façon strictement parallèle à la machine à gouverner" ce qui, conclut Peter Szendy, fait du Leviathan "un grand appareil à gouverner-lire". Le traité de Thomas Hobbes s'avère une "machine à (faire) lire". A voir, il faudrait le relire pour être convaincu...

Et puis, il y a Paul Valéry et Mon Faust. Paul Valéry dénonce : "L'évolution de la littérature moderne n'est que l'évolution de la lecture qui tend à devenir une sorte de divination d'effets au moyen de quelques mots vus presque simultanément et au détriment du dessin des phrases. C'est le télégraphisme et l'impressionnisme grossier dû aux affiches et aux journaux. L'homme voit et ne lit plus." Et Paul Valéry de conclure : "C'est fini, les papiers et les signatures. Les écrits d'aujourd'hui volent plus vite que les paroles, lesquelles volent sur la lumière". On dirait du Vladimir Maïakovski ou du Marshall McLuhan ! 

L'inventaire de Peter Szendy se termine avec Walter Benjamin qui "déballe sa bibliothèque" et semble s'intéresser au mouvement de la collecte plus qu'à l'accumulation pétrifiée, plus à "l'acte de collectionner" qu'à une collection.

Et j'en passe. Certaines démonstrations sont convaincantes telles celle de Platon, du Léviathan ou de Mon Faust, d'autres, à mon avis, le sont moins. Il y a des rabachages inutiles et "modernes" (toujours les mêmes Heidegger, Blanchot, Certeau, etc. ). L'intérêt du livre est de faire lire en s'interrogeant sur la lecture : l'auteur y parvient... et nous lisons ! 

dimanche 11 décembre 2022

Un magazine qui se veut beau : manifestement optimiste !

 BEAU demain. Magazine manifestement optimiste, trimestriel, automne 2022, 16 €, 196 p. distribution MLP.

C'est un magazine que l'on nous promet trimestriel. Il est beau comme un livre. Bien sûr, le beau est difficile à définir et le magazine "écoute la richesse de ce temps fragile mais créatif, curieux, généreux et militant". Ainsi il "Renoue avec le beau. Et permet de l'éprouver". Voilà le programme qu'annonce la rédactrice en chef, Charlotte Roudaut (p. 12), face à une bouteille de Champagne, Blanc de Blancs, de Ruinart. Donc pas de définition mais des exemples, et la publicité en fait partie, celle de Chanel qui se vante d'un "temps d'avance sur la beauté", celle du rouge d'Hermès pour qui "la beauté est un geste", celle du livre de Michel Pastoureau qui raconte "l'histoire d'une couleur, le blanc", ou d'Agata Toromanoff, "Sculpter la lumière", "Panorama en 500 lampes", et enfin, celle pour la Suisse ("J'ai besoin de nature, J'ai besoin de Suisse"). 

En fait, il y a de tout dans Beau : un article sur Patti Smith qui évoque l'environnement, un article sur des librairies de Tokyo, ou encore sur Ali Akbar piéton de Paris, vendeur de journaux à Saint-Germain des Prés.  Il y a un article sur le lavomatic à New York qui invite à refuser la machine à laver domestique, celle que chacun a chez soi. Et puis, il ya la moisson par Triticum (à Rouen), de la cuisine avec une tarte "citrouille, épices et chantilly de coco", il y a aussi la nouvelle vague du design au Portugal. On rencontre encore le prix Nobel d'architecture, Diébédo Francis Kéré, qui invente des bâtiments au Burkina Faso. On rencontre aussi Jean-Guillaume Mathiaut, sculpteur sur bois et architecte. Car il faut de tout pour faire un magazine, et il y a de tout dans Beau

Comment ne pas penser à Platon et à l'Hippias Majeur ? "Récemment, en effet, dans une discussion où je blâmais la laideur et vantais la beauté de certaines choses, je me suis trouvé embarrassé par mon interlocuteur. Il me demandait, non sans ironie : " Comment fais-tu, Socrate, pour savoir ce qui est beau et ce qui est laid ? Voyons, peux-tu me dire ce qu'est la beauté ?" Et moi, faute d'esprit, je restai court sans pouvoir lui donner une réponse satisfaisante." (Platon, Hippias Majeur, 286 d, 1921 - 1965, Paris, Les Belles Lettres, texte établi et traduit par Alfred Croiset). Beau reprend ainsi le dialogue de Platon, "Sur le beau, genre anatreptique". Qu'est-ce qui est beau ? Par exemple, dit le dialogue, une belle jeune fille, une belle jument, une belle lyre, une belle marmite, l'or, l'ivoire, la cuiller en bois de figuier ou encore le plaisir causé par la vue ou l'ouïe... On n'aboutit à rien ou à tout, au bout de cet inventaire, et Socrate de conclure que "le beau est difficile" (304 e). Dialogue infructueux donc, mais réaliste ! C'est le sens d'anatreptique, Socrate a tout mélangé et l'on aboutit à rien, à une aporie (ἀπορία). Pas de définition, seulement des objets, plus ou moins beaux.

Beau, le magazine nous fait penser à ce dialogue platonicien : il y a du beau partout et le beau est difficile à définir. On l'invente, on le trouve, au hasard des rencontres. Bonnes lectures, bonnes idées... car le magazine a une longue espérance de vie ; il sera lu et relu, au cours d'une vie qui dépassera les trois mois de sa périodicité annoncée. Et l'on attend les prochains numéros : quels contenus ? Pour les réponses, relisez l'Hippias majeur car "le beau est difficile" mais le magazine est optimiste !

lundi 31 octobre 2022

L'histoire de la médecine pour apprendre, et rire un peu

 Jean-Noël Fabiani-Salmon, Philippe Bercovici, L'incroyable histoire de la médecine, Nouvelle édition augmentée, Paris, Les arènes BD, 307 p., Bibliogr.

Le livre est étonnant, étonnant de qualité (mis à part le titre que je ne trouve pas très bon et ne donne pas a priori envie de l'acheter). Il est vrai que je ne l'ai pas acheté mais qu'il m'a été offert... par un médecin. 
Voilà donc plus de 30 siècles d'histoire de la médecine, d'histoires aussi, petites histoires et grandes histoires. Des siècles racontés avec talent et humour par un dessinateur, spécialiste des BD, Philippe Bercovici, et un médecin, le Professeur Jean-Noël Fabiani-Salmon qui enseigne, à l'université, l'histoire de la médecine à de futurs médecins et qui fut chef du département de chirurgie cardio-vasculaire à l'hôpital Georges Pompidou. Des experts donc.

Tout d'abord, on peut saluer la formidable correspondance des dessins, dialogues et des commentaires. Superbe travail d'association de plusieurs compétences.
Ce livre, c'est l'histoire de la médecine qui raconte et explique comment la médecine devint, petit à petit, une science. Mais qui la raconte en évoquant, chemin faisant, les anecdotes et cocasseries des étapes de cette longue histoire. Et l'on apprend de bonnes : par exemple que Edgar Monitz reçut le prix Nobel pour la lobotomie, pratique dangereuse, abandonnée quelques années plus tard, mais le prix resta ! ou encore l'histoire de l'anglaise Rosalind Franklin qui n'est même pas citée par les détenteurs d'un prix Nobel alors qu'elle est à l'origine de découvertes fondamentales sur la structure des DNA, RNA, etc.
Enfin, on apprend tout sur toute l'histoire de la médecine, celle des infirmières, du climat et de l'environnement, des sages-femmes et de l'obstétrique, de l'allergie, de l'ophtalmologie, de la sexualité...

Un beau livre, bien fait. Et qui fera penser, aux étudiants, nouveaux et anciens, l'épistémologie de la science médicale, toujours coincée entre le soin des malades et l'expérimentation, entre la vie et la mort. Un beau cadeau donc.

lundi 17 octobre 2022

L'actualité, actuelle ou inactuelle : qu'est-ce que c'est ?

 Luc Boltanski, Arnaud Esquerre, Qu'est-ce que l'actualité politique ? Evénements et opinions au XXIe siècle, Paris, Gallimard, 341 p., Lexique conceptuel, Bibliogr., Index des noms

Vaste programme, assurément, que de vouloir définir l'actualité politique ! Qu'est-ce qui n'en est pas ? Ne dit-on pas, parfois, voire même souvent, que tout est politique ou politisable? Quant à l'actualité ! Enfin, ici, il ne s'agit que du XXIème siècle dont nous ne connaissons encore qu'une vingtaine d'années.
"Ce livre a pour objet les relations entre deux ensembles de processus constitutifs de l'espace public" : les processus de "mise en actualité" et les processus de politisation. Soit. L'actualité est dite "de part en part temporelle. Consacrée à la mise en scène de ce qui se passe maintenant, elle s'adosse à l'Histoire dont elle se veut un moment, et se prolonge aussi du côté de la prédiction voire de la prophétie." Soit.
Le corpus analysé est principalement constitué de 116 523 "commentaires" adressés en deux mois au quotidien Le Monde, par des abonnés numériques, de septembre à octobre 2019. Autrement dit, il s'agit que de l'actualité telle que la conçoivent ou l'imaginent des lecteurs, particulièrement engagés, du Monde. Donc d'un échantillon très limité et très spécifique, de la population des lecteurs du Monde, et notamment de ceux qui écrivent régulièrement au quotidien (qu'ils soient ou non sélectionnés par la rédaction pour être publiés). A quoi s'ajoutent, à fin de comparaisons, les quelques 8000 commentaires postés sur le site de deux chaînes de l'INA en janvier 2021.
L'analyse des auteurs évoqués passe, entre autres, par Georges Orwell (Nineteen Eighty-Four), Martin Heidegger (le Dasein et le bavardage), Jean-Paul Sartre (L'être et le néant) puis Walter Lippmann et John Dewey... et encore Paul Ricoeur, Hannah Arendt, Jean-Claude Milner, Pierre Bourdieu, pour ne citer que les plus célèbres, et dont on peut parfois se demander ce que certains font là. Enfin, on est davantage dans la philosophie générale que dans l'analyse quantifiante, que dans les mathématiques et les statistiques. On montre, mais on ne démontre pas.

En conclusion ? Je ne crois pas que les auteurs aient réussi à répondre à la question qui donne son titre à l'ouvrage. Tout d'abord, ils ne m'ont pas convaincu malgré la qualité des discours tenus. La question était-elle trop ambitieuse, trop vague, trop générale ? Ensuite, il ne s'agit que du Monde et de ceux, parmi les lecteurs du quotidien du soir, qui lui écrivent, donc d'une minorité bien particulière (ceci va de soit). Enfin, la période de référence est peut-être trop restreinte pour toucher l'histoire.
L'ouvrage mobilise une très large palette des sciences politiques et sociales pour définir le "dicible" à un moment donné, sur un sujet donné. Mais la démonstration n'est pas vraiment convaincante. La question est désormais à reprendre en tenant compte des apports de cette approche. Quel échantillon de population faudrait-il interroger, observer pour comprendre davantage, la formation des opinions, surtout quand elle n'est pas véhiculée par la langue ? Les auteurs, et notamment Luc Boltanski, sont des pros, ils peuvent revenir sur le discours tenu, sur les conversations qui "agissent sur nous", à distance, sur le ouï-dire, ce mode de connaissance (Spinoza). Et la relation à l'histoire est bien sûr fondamentale. Voir les commentaires sur le structuralisme de Luc Boltanski sur Politika. On attend une suite, et de très sérieux approfondissements !

Le côté juif de Proust

 Antoine Compagnon, Proust du côté juif, Paris, Gallimard, 2022, 425 p., Bibliogr;, Index, Table des illustrations

Proust était juif, puisque sa mère l'était, et l'est restée jusqu'à sa mort. Mais comment Marcel Proust vivait-il avec sa religion ?
Antoine Compagnon a mis à profit la période du confinement pour mener une enquête, publiée chaque semaine sur le site du Collège de France, dans les détails, concernant la réception de l'oeuvre de Marcel Proust, à partir de sa mort en novembre 1922.
Sont passés en revue tous ceux qui ont pu connaître Marcel Proust et en parlent, écrivent sur lui, en bien et en mal.
Nous noterons que Montaigne, dont la mère serait juive également, est souvent évoqué : Antoinette de Louppes aurait été marrane. 
De son côté, Albert Cohen notera les coïncidences entre la phrase proustienne et la phrase talmudique tandis que d'autres voudront n'y voir qu'un héritage paternel : le diagnostic des passions et le diagnostic médical. L'auteur de Belle du seigneur soulignera, lui, de son côté "l'apport juif" de l'oeuvre de Marcel Proust à la philosophie française.

Le livre suit les revues qui successivement, après sa mort, accueillent des textes concernant Proust et le judaïsme. En fait, c'est toute l'ambiance intellectuelle de l'époque que dépeint et reconstitue ce livre. Le livre se termine mais l'enquête, elle, n'est pas terminée, il reste des questions, des doutes, des découvertes à faire, note l'auteur. 

Ce livre est d'une grande qualité, matérielle d'abord : les illustrations très nombreuses et toujours pertinentes qui s'ajoutent au texte, la qualité des informations méticuleusement rapportées par l'auteur, donnent à cet ouvrage une dimension rare où la qualité des démonstrations, modestes mais bien conduites, s'ajoute à la perfection matérielle d'un texte facile à consulter, à parcourir. Voici un livre qui retiendra l'intérêt des chercheurs, spécialistes de l'histoire sociale, mais aussi des amateurs curieux de l'oeuvre de Proust et de sa réception. Superbe travail.

mercredi 28 septembre 2022

Le maître de nos maîtres ? Histoire intellectuelle de Chouchani

 

Sandrine Szwarc, Fascinant Chouchani, préface de Shmuel Wygoda, Paris, éditions Hermann, 2022, repères chronologiques, bibliographie, 464 p., 25 €

Ainsi, le voilà : le maître introuvable, inconnu ou presque, le maître de nos maîtres, est un personnage "énigmatique" et mystérieux. Tout d'abord, disons-le nettement, nous aimons mieux Chouchani même mal habillé, en retard, ironique, que Heidegger, bien habillé et nazi ! J'imagine Lévinas dubitatif...
Chouchani est un drôle de personnage : rien n'est tout à fait sûr de ce que l'on a dit de lui. On sait qu'il fut à plusieurs reprises en France. ll venait de Lituanie, né Hillel Perelmann à Brisk, en janvier 1895, il part ensuite en Israël, vers 1912, puis à New York en 1914.  En 1927, il perd sa fortune lors du krach boursier ; il revient à Berlin en 1928. On le retrouve en France début 1930 puis en Suisse et il part enfin en 1955 pour l'Uruguay. Il y meurt le 26 janvier 1968.

Chouchani fut l'un des animateurs, indirects, de ce que l'on a appelé l'école juive de Paris. Quasi clochard, souvent habillé salement, mais qui parlait plusieurs langues, il enseignait le Talmud, la littérature française ou les mathématiques. Car il donnait l'impression de tout savoir. Ce "Luftmensch" qui n'aimait que la vie, vivait de l'air du temps, insouciant de ce qui faisait l'essentiel pour ses contemporains, les apparences. Il fut le maître à penser d'Emmanuel Lévinas mais aussi, chemin faisant, de centaines d'étudiant-e-s, dans diverses écoles, dans diverses situations. Mais on a dit aussi de Chouchani qu'il détruisait avec talent mais ne reconstruisait rien, qu'il partait avant... Enfin, beaucoup de on-dit se rapportent à sa vie, à son style et cette biographie, partielle, ne comble pas les vides immenses de sa vie. Ainsi, Chouchani fut il cabbaliste ? Sans doute, le fut-il, mais comment savoir ? Il pensait en yiddish lithuanien et écrivait en hébreu, il s'exprimait en français, en anglais et en allemand. On l'a dit autiste Asperger également. Il parlait l'espagnol aussi, lisait les langues anciennes, le latin et le sanscrit entre autres...

L'ouvrage de Sandrine Szwarc est d'abord un bilan du passage de Chouchani en France et de l'environnement intellectuel de l'époque. On y croise, entre autres, Jacob Gordin, Léon Askénazi, Elie Wiesel et, bien sûr, Emmanuel Lévinas. Car c'est à Chouchani qu Lévinas doit sa lecture du Talmud. Mais Chouchani n'a pas laissé d'écrits qui soient publics, hors toutefois des cahiers, sortes de brouillons que l'on a retrouvés et que l'on espère voir publiés, un jour, par la Bibliothèque nationale d'Israël. Pour l'instant, Chouchani était d'abord un "maître de l'oral" et de la mémoire. Mais son héritage est mal, voire à peine connu, et bien loin d'être déchiffré encore.
Cet ouvrage est bienvenu. Il dresse le bilan de ce que l'on croit savoir de Chouchani, aujourd'hui. Mais en refermant ce gros livre on reste malgré tout perplexe. Que sait-on de Chouchani ? Qu'ignore-t-on ? "Fascinant Chouchani", oui ! Son influence philosophique est mal perçue mais sans aucun doute importante. Philosophe, comme Socrate, alors ?
Voici, pour l'instant, un beau travail et un très bon livre. En attendant un nouveau travail qui le complètera.

samedi 24 septembre 2022

La rhétorique a formé le monde romain

 J-E Lendon, That Tyrant Persuasion. How rhetoric shaped the Roman world, Princeton University Press, 302 p, Bibliogr., Index

Le livre commence par l'assassinat de Jules César : les assassins se vantaient alors de suivre une mise en scène bien calculée ; première partie prévisible car la connaissance de la tyrannie et donc le portrait du tyrannicide font partie de la formation de base des jeunes romains. Logique donc. L'auteur montre alors, ensuite, le rôle pratique de l'éducation rhétorique romaine, rôle que l'on retrouve dans divers domaines de la vie publique : l'architecture des monuments (les nymphea, les murs qui protègent les villes, les rues à colonnades), et les lois surtout. Voilà qui expliquerait "the strange world of education in the Roman empire" et l'ampleur des effets invisibles de la rhétorique sur la société romaine.
L'auteur emprunte beaucoup à Quintilien ("our best known teacher of Latin rhetoric").
L'ouvrage est abondamment documenté, près de la moitié du volume est constitué de notes, de bibliographie et d'index. Il est illustré également.
L'objet central du livre est l'éducation, mais une éducation difficile à mettre en évidence car cette éducation, c'est la rhétorique : "This book, then, is a study of the influence of rhetoric on real life, but also a study of the fences around the influence of rhetoric", prévient l'auteur en fin de sa préface. "It should be clear at the outset that the argument of this book is speculative. Education plays a large role in creating the world we consider normal and expected, and it is rarely given to mankind to peer behind that education to realize that much of what it teaches is arbitrary as well as untraceable". Le lecteur est donc prévenu dès avant de s'engager dans une lecture certes passionnante mais qui semble parfois tellement éloignée de ce que l'auteur prétend démontrer. 
Selon lui, toutefois, l'éducation viserait à rendre le monde acceptable, acceptabilité proche de l'idée d'habitus telle que la décrivent Pierre Bourdieu et les sociologues de sa tradition.

samedi 10 septembre 2022

Un siècle de vies en Allemagne : une micro-histoire majeure

 Sonja-Maria Bauer, Ganz normale Leute. Eine Familie und ihr Traum vom sozialen Aufstieg (1850-1950),  Verlag Regiolakultur, Heidelberg, Stuttgart, Basel, Ubstadt-Weiher, 230 Seiten, Quellen (227-229), 19.90 € ("Des gens tout à fait normaux. Une famille et son rêve d'ascension sociale")

C'est l'histoire d'une famille normale, de gens tout à fait normaux, emportés lentement dans l'ascension sociale, l'industrialisation, les guerres, le nazisme, la paix retrouvée. Une famille allemande, européenne, examinée dans les détails de ses mouvements : démographie, mobilité et immobilité sociales, économie du travail.

L'auteur(e) a accompli un formidable travail de recueil et d'analyse de quantité de documents concernant sa propre  famille. L'analyse est plutôt simple, en apparence du moins, ce qui rend ce travail de lecture agréable. Beau travail d'auteur donc. Pas de charabia inutile : l'auteur donne à voir le monde sans les lunettes sociologiques ou historiques habituelles, pour que l'on puisse voir le monde tel qu'il est, tel qu'il est perçu par la population à laquelle il appartient. Le confort et la rigueur de la lecture sont accrus par la documentation photographique de grande qualité et aussi par les résumés généalogiques placés à la fin du livre, en annexes ("Anhang" : "Übersicht über die Generationen", p. 217-222).

On peut tirer de multiples conclusions de ce travail minutieux. Mais surtout, d'abord, on y perçoit parfaitement la situation des femmes, fatiguées par les naissances multiples et le travail domestique. La mortalité infantile est très élevée et celle des mères aussi qui souvent meurent bien jeunes. Dommage que l'on n'ait pas ou très peu d'informations sur les situations médicales de ces familles et sur leur encadrement médical et religieux vécu. Leur destin semble difficile et l'auteur souligne qu'il est souvent mal perçu par les historiens de la société de l'époque ("die Rolle, die das Schicksal der Frauen und Kinder für die Familien der Zuwanderer spielte"). Affirmation essentielle de l'historienne.

L'auteur a travaillé sur sa famille, certes ; ceci pourrait constituer une objection méthodologique mais le sérieux, le volume et la finesse des observations historiques compensent largement les déficits - nécessaires - de la micro-sociologie, ou micro-histoire ("Mikrohistorie") mises en oeuvre. Très vite apparaît d'ailleurs la constitution d'idéal-types dans l'immigration dans les villes, ce phénomène majeur.

Voici donc un très beau livre d'histoire (et d'histoires !) dont la lecture approfondira les connaissances que nous avons de l'Allemagne de ce siècle (1850-1950). 

Bien sûr, on voudrait parfois en savoir plus : sur l'exécution de la population juive, à parti de 1933, par exemple. Quelles furent alors les réactions de la population ? Que pouvait-elle faire ? Qu'aurait-elle voulu faire ? Mais le saura-t-on jamais ? Et comment le savoir ? Histoire sociale impossible qui rend le secret bien gardé ! Et de connaître l'effet des bombardements de la ville de Stuttgart ne compense pas ! Mais tout cela fut la vie des Allemand-e-s de cette époque, de tous ces gens tellement normaux.

mercredi 31 août 2022

Nouvelle objectivité : les années 1920 en Allemagne, avant le nazisme

 Catalogue de l'exposition "Allemagne /Années 1920 / Nouvelle objectivité / August Sander" au Centre National d'art et de culture Georges Pompidou, 1922, 320 p. 49 € (Prix France !!!)

Cette exposition traite de la République de Weimar et de la "Nouvelle objectivité". Cette expression traduit l'allemand "Sachlich sein" ("Sachlich sein, heisst deutsch sein", déclare Heinrich Mann dans Der Untertan : "Etre sachlich, cela signifie être allemand". C'est donc une nouvelle manière, objective, de voir le monde, à l'allemande. 

L'exposition décrit les changements de la société allemande, entre la fin de la guerre de 1914-1918 et la montée au pouvoir du nazisme, soit un peu plus de dix années ; l'esprit de ce temps (Zeigeist), c'est une esthétique qui emprunte à "la sobriété, la rationalité, la standardisation et au fonctionnalisme", qui touchent de manière pluri-disciplinaire l'architecture, la poésie, le design, la musique, la peinture et le théâtre. On a parlé aussi, Karl Jaspers, de réalisme ("Sachlichkeit" terme qui s'imposa au détriment de "Gegenständlichkeit"). C'est ce que traduisit le titre d'une exposition à Mannheim pendant l'été 1925 : "Die neue Sachlichkeit. Deutsche Malerei seit dem Expressionismus", exposition dirigée par Gustav Friedrich Hartlaub ("La nouvelle objectivité. Peinture allemande depuis l'expressionnisme") .

Le catalogue de l'exposition parisienne est en français : j'ai demandé une édition allemande, mais elle coûtait deux fois plus cher. Bizarre !  Le catalogue est d'excellente qualité tant par les contributions des auteurs que par les reproductions des oeuvres.  

On nous montre les innovations de l'époque, d'abord les innovations graphiques avec les "isotypes" de Otto Neurath et Marie Reidenmeister qui visent une objectivité démocratique ("demokratische Objektivität"), l'objectivité et la pédagogie par l'image ("Bildpädagogik"). Ensuite, les innovations architecturales et urbanistiques de la Römerstadt de Francfort vers 1930 ("Wohnungsbau der Stadt Frankfurt am Main") dont on nous donne la vue aérienne (p. 55) et le quartier de Dessau-Törten par Walter Gropius. On y voit également les "meubles standards" ("Metallmöbeln"). Bernd Stiegler, dans le chapitre intitulé "Le montage, synthèse visuelle", développe l'esthétique que met en place Alfred Döblin dans son roman Berlin Alexanderplatz : "La littérature est une sorte de chiffonnier qui glane les innovations visuelles pour reconfigurer à sa façon les matériaux existants qu'elle a ramassés. Lorsque la littérature se fait à son tour visuelle, c'est que la synthèse s'est opérée et qu'elle peut alors se diffuser par d'autres voies". Une partie est consacrée à la nature morte et au "discours des choses" qu'elle tient ; ainsi, les tableaux de Alexander Kanoldt (Stilleben XII) ou le Grammophon de Rudolf Dischinger tiennent des discours différents, calme pour les livres empilés et presque agressif pour le Grammophon.

Dans Menschen des 20. Jahrhundert, August Sander photographie des types de profession (des catégories socio-professionnelles, pourrions nous dire aujourd'hui), couple de peintres (Malerei Ehepaar), enfant de bourgeois (Bürgerkind), femme d'un architecte (Frau eines Architekten), pâtissier (Konditor) ou manoeuvre (Handlanger). Et l'on retrouve August Sander, dont les photos terminent le livre, dans la "jeune fille en roulotte" ("Mädchen im Kirmeswagen"), la "femme de ménage" (Putzfrau), la mère prolétaire  (Proletariermutter), la mendiante (Bettlerin), etc.

Un chapitre est consacré à la "rationalité" qui montre "les travailleuses à la chaîne" (Arbeiterinnen am Fliessband) ou "le reporter à toute vitesse" (Der rasende Reporter - sur Egon Erwin Kisch, célèbre reporter de l'époque qui venait de publier Der rasende Reporter), ou le moteur d'une locomotive (Albert Renger-Patzsch), les appareils de réception radio (Bertolt Brecht ou Max Radler). C'est le vertige de l'américanisation que l'on perçoit au travers d'un pont métallique (Eisenbrücke) de Franz Xaver Fuhr, d'une gare (Station SD/2, Max Radler) ; c'est aussi l'époque des zeppelin, du béton, de nouvelles lampes, de téléphones plus modernes, de lits convertibles, d'armoires qui veulent rationaliser l'habitat... L'exposition donne aussi à écouter les voix de l'époque, un seul exemple, hélas, qui donne à penser la culture musicale du temps. Très beau travail donc que ce catalogue.

L'épilogue de l'ouvrage revient, de manière ironique, sur l'exposition qui ferme cette ère de la "nouvelle objectivité", exposition qui se tient à Mannheim de mars à juin 1933 et annonce le triomphe de la culture nazie : "Kulturbolchewistiche Bilder" ("Images de la culture bolchévique", est intitulée cette exposition). Art dégénéré donc ! ("Entartete Kunst"), disaient les nazis.

Notons encore le livre, en allemand, d'August Sander, Antlitz der Zeit. Sechzig Aufnahmen deutscher Menschen des 20. Jahrhunderts, publié avec une préface de Alfred Döblin (Visage du temps. 60 portraits des allemands du XXème siècle) qui montre la subtile sociologie à l'oeuvre dans le travail photographique d'August Sander.

 Pour conclure : il s'agit d'une très belle exposition, originale, qui fait mieux comprendre l'époque. Le catalogue permet de bien situer ces années et cette culture que le nazisme va briser. A ne pas manquer

lundi 15 août 2022

La tentation des revenus publicitaires à laquelle succombent les écrivains

 Myriam Boucharenc, L'écrivain et la publicité. Histoire d'une tentation, Paris, Champ Vallon, 2022, 338 p., Index, Bibliogr.

La publicité est à la fois célébrée mais aussi dénoncée par les artistes. Célébrée pour son originalité par les poètes - Guillaume Apollinaire, l'un des premiers, souligna son apport au paysage urbain, à la ville - et appréciée pour les revenus qu'elle apporte à ceux qui en ont besoin ou en veulent toujours davantage. Mais il est généralement aussi de bon ton de s'en offenser, voire de s'en détourner, en apparence du moins.

Ce livre dresse le bilan des relations entre les écrivains et le monde de la publicité. A lire la liste impressionnante de ceux et celles qui y ont gagné de l'argent, qui ont été payés par la publicité, on a du mal à imaginer qui n'a rien touché ! 

Avec Jean-Paul Sartre (les montres Universal) et Francis Ponge (le vin Margnat, le soutien-gorge Maryse, le Poulet du Roy), il y a tout le monde dont Céline, le Docteur Ferdinand Destouches, qui fut collaborateur médical des laboratoires Cantin ; il avait des revenus réguliers de la pharmacie. Colette touchait beaucoup (dont ceux de Ford qui fait la couverture du livre), Paul Morand (les trains de luxe de la Revue des Wagons-lit) et Mac Orlan (qui oeuvrait pour Peugeot, ou pour La Grande Maison de Blanc), Armand Salacrou, alors journaliste à L'Humanité qui travailla pour le vermifuge Lune et la pommade Marie Rose contre les poux en tirait des revenus raisonnables et réguliers. Jean Cocteau fut "conseiller artistique" de Coco Chanel et vanta les bas de femme (Kayser) mais aussi un anxiolythique, et un téléviseur (Ribet-Desjardins) : en fait, ses contributions qui s'étalent sur 40 ans sont très nombreuses. Le surréaliste Robert Desnos qui en fit tellement (pour la Loterie Nationale, pour l'amer Picon, l'anis Berger, etc.), Jean Anouilh, François Mauriac, Claude Roy, Jacques Audiberti, Frédéric Mistral, Jean Giono (Klébert-Colombes), Blaise Cendrars, Louise de Vilmorin (le parfum Lanvin, le cognac Rémy Martin), Léon-Paul Fargue, Paul Guth, Marcel Pagnol (pour les cigarettes Lucky Strike), Françoise Sagan (Simca, l'huile de moteur BP Energol), François Coppée (pour les petit-beurre LU), Roland Dorgelès (Hotchkiss), Philippe Soupault et la Compagnie Transatlantique, etc. La liste est longue que dresse l'auteur : il s'agit plus que d'une "tentation", c'est un modèle économique ! Tous "ou presque - ont oeuvré partiellement à la publicité". Mais on ne le sait guère, on l'a oublié : c'est "l'histoire occultée d'une liaison sulfureuse", comme le souligne l'auteur. L'histoire de la littérature est décidément bien mal traitée y compris, notamment, par les manuels scolaires et universitaires. Ou plutôt tellement bien traitée !

"Souscrivez à Dada, le seul emprunt qui ne rapporte rien", proclamaient, réalistes, les Dadaïstes, qui, en matière de publicité ne s'y trompaient guère. Myriam Boucharenc prend aussi l'exemple des académiciens (pp. 121-127) : ils ont tous "touché", Paul Valéry pour les Aciers de France, ou pour un laboratoire pharmaceutique (L'idée fixe ou deux hommes à la mer), Paul Claudel ("La Mystique des pierres précieuses", publié pour Cartier) et tant d'autres... Le livre s'achève sur des moments contemporains qui ne retiendront pas l'attention. Pour terminer, citons, avec l'auteur, Louis Aragon : "Toute femme élégante est cliente du Printemps", à la bonne heure ! Mais défense de crier en vers "Du travail et du pain".

Voici un très bon livre où l'on apprend beaucoup sur l'histoire de la littérature, sur l'histoire mal connue encore aujourd'hui de ses fréquentations publicitaires. Il y a bien quelques pages consacrées rapidement à l'économie de cette publicité littéraire mais il faudrait maintenant un travail plus complet, plus rigoureux pour que l'on s'y retrouve et que l'on puisse y voir clair, vraiment clair, dans l'économie de la littérature. C'est le talent de l'auteur que de faire mieux percevoir cette absence., mais il reste du travail !

lundi 18 juillet 2022

La publicité en France selon l'IREP en 2021

 Le marché publicitaire français en 2021, 116 p., juin 2022

Cette année, c'est un volume de 116 pages 21x29,7 que l'IREP consacre à l'évolution du marché publicitaire en France. Ce portrait annuel se termine avec l'année 2021 ; il a été commencé en 1959, voilà plus de soixante ans. Voici donc la dernière situation connue.

Le premier tableau donne les évolutions du marché publicitaire pour chaque média. Le bilan peut être vite tiré : Internet gagne environ 40% (pour l'internet social), 31% pour la recherche ("le search") et 15% (pour l'affiliation et le emailing). C'est donc Internet qui domine le marché : plus de 7689 millions d'Euros soit plus du double de la télévision (3549 millions) en 2021.
Ensuite, on peut - il faut - compter les cadavres : le cinéma (42 millions), la presse quotidienne nationale (PQN : 200 millions), la presse quotidienne régionale (541 millions), la presse hebdomadaire régionale (PQR : 94 millions), le total pour toute la presse atteignant à peine 1500 millions). Et je ne cite pas les chiffres autres (publicité extérieure, etc.)... Mais ces médias, plus ou moins naufragés, combien retirent-ils de différentes formes de subvention ?

Que faut-il penser de ce diagnostic ? Internet domine le marché publicitaire. C'est un fait désormais indéniable. Que confirment les statistiques des pays étudiés ; aux Etats-Unis, Internet représente 67,8% du marché (cf. p. 75). Alors ? Il faut que l'IREP tienne compte de cette nouvelle répartition, invente de nouvelles catégories d'observation de l'Internet, catégories qui permettront aux annonceurs de mieux gérer leurs investissements, d'anticiper, aux politiques de comprendre (ceux qui le veulent, du moins). Mais tout le monde, dans la profession, n'a pas intérêt à un calcul précis, sérieux ; alors on cache, on dissimule...
En attendant, il faut saluer ce travail mené par l'IREP. Sans cela, nous ne saurions pas comprendre le marché publicitaire français.

mercredi 22 juin 2022

Un authentique roman policier de la Silicon Valley: Theranos

 John Carreyrou, Bad Blood. Secrets and Lies in a Silicon Valley Startup, Vintage,  New York, 341 p. Index, 11,45 $

"Fake-it until you make-it culture"! Peut-être ou peut-être pas ! Cette histoire aura coûté un milliard de dollars à l'ensemble des investisseurs de Theranos dont ce livre raconte les mésaventures. Du début à la fin, cela aura duré 14  ans, de 2004 à 2018. Elizabeth Holmes, la créatrice, a 19 ans lorsqu'elle abandonne l'université en 2003, sans diplome (dropout), pour créer Theranos. En 2022, elle est condamnée (20 ans de prison) et la société est liquidée.

C'est, en fait, un véritable roman policier que l'auteur a réussi à rédiger, sans doute involontairement, mais on est pris jusqu'à la fin par son enquête, sa finesse, et l'entêtement professionnel du journaliste. Car même si l'on sait, dès le début, comment cela se termine pour les principaux acteurs de l'histoire, plutôt mal en l'occurrence, les lecteurs sont tenus par les détails et les mouvements de l'intrigue, par ses multiples rebondissements. Pourtant il n'y a pas de quoi s'inquiéter, il ne s'agit que du travail d'enquête d'un journaliste ! Oui, mais quel travail lorsque le travail est bien conduit ! Il faut dire d'abord que l'ambiance dans l'entreprise dont le journaliste analyse les événements est lourde : des employés sont virés sans préavis, Theranos fait prendre des risques à ses usagers, et le secret est partout... Les tentatives de Theranos pour impressionner et dissuader les contacts du journaliste furent d'ailleurs nombreuses et Theranos aurait sans doute pu fonctionner encore longtemps sans cette enquête.

Beaucoup de témoins importants sont convoqués. Certains ont reçu la fondatrice à de multiples reprises, tel Rupert Murdoch, le patron de News Corp., qui a investi plus de 100 millions de dollars, eut l'honnêteté de refuser d'intervenir pour contrôler l'auteur du livre, pourtant journaliste travaillant pour l'un de ses médias, Wall Street Journal ("a tabloïd magazine" comme se permettra de le qualifier Elizabeth Holmes). On peut noter les frères Walton (de Walmart), le président de Cox Entertainment, une ministre, Betsy DeVos (Department of Education du Président Trump), chacun y laissa une centaine de millions de dollars. La famille Clinton, la mère, alors candidate au élections présidentielles, est aussi présente dans les rencontres d'Elizabeth Holmes. Joe Biden, en juillet 2015, il est alors vice-président, visitera aussi Theranos : on lui montrera un faux labo et il n'y verra que du vrai. Pourtant tout était faux.

La créatrice imitait délibérément le patron de Apple, comme lui elle s'habillait de noir ; elle fit appel à la même agence de publicité ("Apple envy" !),  prenait une voix grave... Un ancien professeur de Stanford, sans doute ébloui, la compara à Newton, Einstein, Mozart, Léonard de Vinci ! Theranos avait le culte du secret et faisait signer des "non-disclosure agreements" à ses employés ; ceux-ci n'avaient pas le droit d'indiquer Theranos sur leur profile Linkedin, pas le droit non plus d'utiliser Google Chrome (Theranos prétendait craindre d'être espionné par Google !). En 2013, Theranos passa un accord de partenariat avec Walgreens pour des prises de sang dans les magasins (la collaboration cessera en juin 2016, et Walgreens entamera alors un procès. Le board de Theranos comptait nombre de personnalités : Henry Kissinger, George Shultz, etc. La société compta jusqu'à 800 employés, avant d'être liquidée, finalement.

Après avoir lu ce livre, un vrai documentaire ou un roman policier, vous ne lirez plus les promesses des entreprises qui vous assurent la santé, le sommeil, le bonheur, avec tranquillité. Mieux vaut savoir ce qu'il en est vraiment. Comment ? C'est là que les médias ont un rôle à jouer. Le jouent-ils correctement, honnêtement ? Pas vraiment. Ils se répètent les uns les autres, ils interviewent les acteurs de la pièce, contribuant à leur notoriété, sans se soucier de la réalité. Quand, aujourd'hui, on parcourt la revue de presse de Theranos, on est affligé. Car ce n'est pas à une pièce de théâtre que l'on a assisté, c'est le vrai monde. A quelques exceptions près, la presse n'a pas fait son travail, sauf Wall Street Journal qui fut d'ailleurs menacé, en vain, par Theranos.

lundi 2 mai 2022

Flaubert, bien vu, bien raconté

"Gustave Flaubert. Le romantique enragé", Le Monde, Hors série, décembre 2021, 124 p., 8.9€

Le numéro que Le Monde a consacré à Flaubert commence par une biographie en images et se termine par la publication, quelques mois après sa mort, de Bouvard et Pécuchet et par une photographie de sa tombe au cimetière de Rouen.
De Madame Bovary dont le sous-titre évoquait Balzac ("Moeurs de province" pour Flaubert, tandis que Balzac sous-titrait Eugénie Grandet "Scènes de la vie de province"), on arrive ainsi à Bouvard et Pécuchet, "l'encyclopédie critique en farce". 

"Flaubert est un homme siècle", conclut Gisèle Séginger, normalienne, spécialiste de Flaubert, sur qui elle a fait sa thèse. Ni réaliste, comme le voulait Sainte-Beuve, ni naturaliste comme le voyait Zola, Gustave Flaubert, s'il admire Victor Hugo et Jules Michelet, rejette Lamartine et Musset, et finira en "très mince républicain". Gisèle Séginger dépeint Flaubert en "excessif" : "Flaubert, écrit-elle, n'aime pas son époque, ce XIXe siècle, où l'industrie et les bourgeois en habit noir triomphent. Il rêve d'Orient, selon lui, la patrie symbolique du beau...". Bel entretien avec Yann Plougastel au coeur du numéro.

La partie "Débats" commence avec les plaidoyers des avocats au procès de  Madame Bovary : à Ernest Pinards, procureur impérial, répond l'avocat de la défense, Jules Senard ; le jugement du 7 février 1857 qui prononce l'acquittement. Puis vient la querelle de Salammbô, et Flaubert répond à Sainte-Beuve. Barbey d'Aurevilly, à propos de L'éducation sentimentale, accuse son auteur de faire des inventaires et de n'être "qu'un faiseur de bric-à-brac". Ensuite, nous avons Proust évoquant le style de Flaubert, et Sartre qui déclare ses intentions au Monde en 1971 : "Mon but est de montrer une méthode et de montrer un homme". Enfin viennent les hommages de Théophile Gautier, de Georges Sand, d'Emile Zola ("Il (Flaubert) était très doux devant la langue, ne jurait pas, attendait des heures qu'elle voulût bien se montrer commode. Il disait avoir cherché des mots pendant des mois". 

Tout cela se termine par des "Références" et un "Lexique" établi par Virginie François ; elle montre un Flaubert hostile à la Commune, à ce qu'il appelle la "bêtise démocratique" et au suffrage universel. Elle montre aussi Flaubert en surpoids, atteint de la syphilis (comme Baudelaire, Daudet, Goncourt, Maupassant...). On pourra regretter qu'elle n'évoque pas également Pierre Bourdieu ("L'invention de la vie d'artiste", Actes de la recherche en sciences sociales, 1975, Numéro 1. 2, pp. 67-93) ou Marcel Proust ("À propos du style de Flaubert", La NRF, n° 76, 1er janvier 1920, pages 72-90 ).

L'ensemble constitue une excellente introduction à l'oeuvre de Flaubert et donnera envie de le (re)lire.

lundi 25 avril 2022

Un magazine pour ceux qui sont, encore, en bonne santé

"Rajeunir. Ce que vous propose la médecine anti-âge", Le Figaro Santé. Nos solutions pour votre santé, 100 p., 7.5 €

Bien sûr, tout le monde, à partir de l'adolescence, veut rajeunir. Puisque l'on n'a pas vingt ans très longtemps et que l'on ne dit guère, comme Paul Nizan, "J'avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie" ; toute la vie, pourtant, on est nostalgique, on rêve de rajeunir. Voici donc un magazine pour mieux rêver, et penser à sa santé puisque nous sommes immortels, pour l'instant du moins !

Ce n'est pas des marmites du diable, comme Faust, dont nous parle Le Figaro Santé mais souvent de véritable médecine, de vitamines, mais aussi de sport, le tout avec une douzaine de pages de publicité. Avec des interviews : le plus intelligent, le plus franc, est celui du Docteur Antoine Piau dont "l'ordonnance anti-vieillissement" paraît un guide, le bon sens à portée de tous : d'abord, il faut marcher, et cuisiner, et puis sortir de chez soi. Quoi de plus simple ? Mais c'est un bien portant qui le dit... Notons que le magazine présente de belles infographies, plutôt claires, sur "les marqueurs du vieillissement" (pp. 54-55).

Et que faire de ses "données de santé" ? "Il faut apprendre à gérer ses données de santé" : mais comment, qui ? Comment se débrouiller avec le volume de données de toutes sortes que l'on accumule, petit à petit, d'ordonnances en analyses ? Interrogée, "l'experte" laisse les lecteurs dans le doute : "économisons donc nos données de santé". Soit, mais comment ? Ce magazine donne des recettes pour bien vieillir, pour mieux vieillir, en attendant. Ce n'est pas Mephistopheles qui parle, certes, mais chacune, chacun y trouvera un truc, une idée : les chaussures hi-tech (hoka.com), la danse, le sport toujours qui soigne le cerveau et les neurones (mais, attention, pas le sport que l'on regarde à la télévision, celui que l'on pratique un peu chaque jour, discrètement !). Donc, d'abord, il faut bouger : "le sport est un médicament de l'âme", aller au soleil ("vitamine D, vitamine star"), il faut faire fonctionner le cerveau qui ne s'use que si l'on ne s'en sert pas, etc.  Donc le malade de la médecine anti-âge n'a pas d'âge, ou il les a tous.

Le magazine donne des recettes, des idées, suggère, avertit, divertit même. Car à quoi sert un magazine de santé ? A informer sur les maladies (celles que l'on a, celles que l'on n'a pas encore), à rassurer ceux, celles qui sont un peu malades ou craignent de l'être, à soigner aussi les malades imaginaires. Et rassurer ceux et celles qui sont en bonne santé surtout, car c'est là que se trouvent le lectorat et ses annonceurs. Knock, fameux médecin, le disait bien : "Les gens bien portants sont des malades qui s'ignorent".


samedi 23 avril 2022

Bourdieu et la pédagogie des métiers de sociologues

 Pierre Bourdieu, Retour sur la réflexivité, Paris, Editions EHESS, 131 p., Repères bibliographiques 

"De la vigilance épistémologique à la réflexivité", c'est ainsi que  Jérôme Bourdieu (l'un des fils de Pierre Bourdieu) et Johan Heibron présentent les quatre textes qu'ils ont choisis parmi les travaux de Pierre Bourdieu.
Qu'est-ce qu'une "science sociale réflexive" ? Comment intégrer la réflexivité dans l'habitus scientifique ? C'est le thème de l'introduction qui devrait conduire les lecteurs "de la vigilance épistémologique à la réflexivité". 

La formation philosophique scolaire de Pierre Bourdieu ne le conduisait certes pas du tout au "métier de sociologue", au contraire. Car ce n'est pas sur l'opus operatum (ex post) qu'il lui fallait agir mais sur le modus operandi (a priori) : "beaucoup de chercheurs croient qu'il faut mener sa vie comme une vie d'artiste, en accord avec toute une mythologie." Rompant avec les principes et la pratique d'une épistémologie philosophique courante à l'époque (Lacan, Althusser et quelques autres) qui discouraient, habilement et scolairement, sur le spectacle philosophique et ses meubles, Pierre Bourdieu et les auteurs du Métier de sociologue demandent, eux, que l'on s'interroge sur "la science se faisant", "que l'on passe de la logique de la preuve, l'ars probandi, à celle de l'invention, l'ars inveniendi". Donc que le discours rompe avec le retard habituel, inévitable, qu'imposent les démarches de la preuve, retard que Jérôme Bourdieu et Johan Heibron soulignent fortement. Car ce que Pierre Bourdieu "vise à transmettre, ce ne sont pas des thèses ou des théories, mais plutôt un mode de travail et une manière de penser, au coeur desquels se trouve la pratique de l'enquête". D'où l'opposition entre la réflexivité narcissique, que les exercices universitaires encouragent, et la réflexivité scientifique, qui est un "métier" quotidien. Pierre Bourdieu se demandait d'ailleurs comment former les étudiants au travail scientifique, au métier d'enquêteur et de chercheur donc, comment leur permettre d'échapper progressivement à l'institution incorporée, et leur permettre donc d'inventer.

C'est sur tout cela, des réflexions sur les métier de sociologue et leurs évolutions (et leurs erreurs), que ce petit ouvrage porte. Nul doute qu'il contribuera à la formation de futurs sociologues, et - ils  faut bien rêver un peu - à la mise en place de formes adéquates de formation qui sauraient unir l'apprentissage du métier et la réflexion active et continue sur cet apprentissage. Mais peut--être ceci vaut-il pour beaucoup de formations, qu'il s'agisse du médecin ou de l'avocat, du statisticien ou du mécanicien ? 
Question pédagogique formidable, donc.

vendredi 15 avril 2022

Paris bien mal-en-point, Paris malade


 Didier Rykner, La disparition de Paris, Paris, Les Belles Lettres, 2022, 237 p., 19 €

Voilà un livre en colère, mais calmement : pourrait-on être en colère pour la durée de l'écriture d'un livre, pour la durée d'une démonstration avec preuves photographiques ? L'auteur, honnête, s'efforce aussi de reconnaître aussi quelques améliorations réussies, lorsqu'il s'en trouve. Enfin, notons que ce livre qui dénonce la gestion médiocre de la ville de Paris a quelque chance d'être entendu puisque la maire de Paris, qui fut quelque instant candidate à la Présidence de la République - mais qu'allait-elle faire dans cette galère ? -, est éliminée au premier tour des élections, avec moins de 2% des suffrages. 

L'association #SaccageParis avec son site Internet https://saccage-paris.com (beau site) tient de plus en plus le haut du pavé parisien. Et accumule les raisons de se plaindre. Le livre en reprend un grand nombre. Photo-journalisme ?

Inventaire.

D'abord, Paris est sale, et seuls les rats en profitent. Paris rafistolé au scotch (p.32), Paris mal entretenu, des dizaines de photographie dans le livre le démontrent. Le livre passe en revue le patrimoine parisien, des Serres d'Auteuil aux églises mal entretenues, des arbres disparus, de la Place de la République, des bus en retard, des pistes cyclables dangereuses, de la Tour Eiffel entourée d'un mur de verre, des tags intempestifs, des rues inondées, des urinoirs ridicules, des rustines du Pont des Arts, de la publicité partout... Et l"on en passe, même si l'on exagère un peu : ainsi comment éviter le mur de verre qui encercle la Tour Eiffel alors que l'on craint des attentats ?

Il faut admettre que la population qui vient à Paris, celle que l'on fait venir à Paris, ne se comporte toujours pas très bien. Certes. Mais que fait-elle donc à Paris ? Touristes, manifestants des fins de semaine ? Pour être vus, il leur faut être à Paris qui constitue leur décor. 

Et ce ne sont certainement pas les Jeux Olympiques qui vont améliorer les choses !

Dommage qu'il n'y ait pas d'index. Dommage aussi que le livre ne prévoit pas d'être mis à jour très régulièrement (mais c'est peut-être envisagé). Il faut aussi équilibrer le procès, faire valoir ce qui va mieux également. Mais ce livre est déjà très bien, et c'est une première étape.


dimanche 3 avril 2022

Cléopâtre, femme et chef d'Etat en Egypte

Bernard Legras, Cléopâtre l'Egyptienne, Paris, Les Belles Lettres, 300 p., Index des sources (Sources littéraires grecques et latines, bibliques, néo-testamentaires et prophétiques. Sources épigraphiques, inscriptions grecques et latines, inscriptions hiéroglyphiques et démotiques. Sources papyrologiques (grecques et latines, hiéroglyphiques et démotiques. Sources numismatiques, iconographiques), Index des personnes, table des illustrations.

Voici un livre agréable et fort savant. On peut penser à Lucain qui voyait, dans la beauté de Cléopâtre VII, le malheur de Rome, et il la comparait à Hélène de Sparte. L'auteur s'appuie sur des sources, souvent nouvelles, pour raconter la vie et la mort de cette reine exceptionnelle. Polyglotte, lettrée, elle parlait et écrivait le grec, se débrouillait avec l'égyptien, l'éthiopien, l'hébreu qu'elle maîtrisait, l'arabe, selon Plutarque du moins, sans doute, mais pas le latin. Mais à Rome, lorsqu'elle y fut, l'élite intellectuelle parlait grec aussi.

Le livre raconte la vie compliquée de Cléopâtre VII ; son ascension au pouvoir dépend de Rome. Elle restaure ensuite son pouvoir, elle a un fils de César (à moins qu'il ne fût plutôt d'Antoine), Césarion, avec qui elle partage son pouvoir (co-souverain). Réaliste, elle rétablit progressivement le statut économique de l'Egypte. Mais quel était le prix des guerres, comment était-il payé?

Avec Antoine, une proximité (érotique ?) s'établit jusqu'à sa mort qui précède de peu celle de Cléopâtre. Alors l'Egypte passe sous le contrôle de Rome, et fait désormais partie de l'Imperium Romanum.

L'intérêt du livre, que je ne sais pas très bien rendre ici, ne tient pas aux événements qu'il raconte, dont il fait les hypothèses. Car le livre multiplie, prudemment, les hypothèses. L'intérêt majeur de l'ouvrage tient plutôt à sa méthode. Il y a du bricolage (et le bricolage, c'est positif, comme le disait Claude Lévy-Strauss !), des paris, des discussions, des hésitations, des doutes et des affirmations tentées. Des interrogations s'ajoutent aux premières hypothèses, car en fait on ne sait pas grand chose ou du moins, on en ignore tellement. Mais le personnage de Cléopâtre VII n'en est encore que plus mystérieux et plus banal après avoir refermé le livre.

A lire, pour connaître l'histoire de Cléopâtre, mais aussi pour mieux savoir que l'on ne la connaît guère. Car l'auteur sait à merveille mélanger les sources et les difficultés. L'épistémologie est constante dans le livre, sans le dire, prudente. Très beau travail d'historien.

dimanche 27 mars 2022

Pédagogie : La guerre des dieux

André Bresson, De Bello deorum. La guerre des dieux, Paris, Les Belles Lettres, 110 p., lexique, 2022 

Voici un ouvrage à finalité pédagogique destiné à ceux qui apprennent ou ont quelque peu appris le latin au collège ou au lycée. L'auteur, qui fait actuellement sa thèse, est normalien et agrégé de lettres classiques. 

La collection à laquelle appartient ce petit ouvrage se donne pour objectif de familiariser les lecteurs avec le latin, la grammaire et la civilisation latines, étymologie et mythologie comprises. L'ambition pédagogique de cet ouvrage est de rendre le lecteur autonome "afin de lui offrir la satisfaction et le plaisir de lire en latin ainsi qu'une meilleure maîtrise de sa langue". On le voit, l'objectif est donc mixte, apprendre le latin et aussi la langue maternelle, le français puisque le texte comprend également des présentations des habitudes littéraires : la harangue latines, l'image du père, etc.

L'ouvrage est composé de deux parties : la première, bilingue, raconte en français et en latin les aventures du livre, la seconde, en latin uniquement, est accompagnée de notes de grammaire (l'ablatif absolu, la proposition infinitive, l'interrogation directe totale, entre autres). 
Les notes de grammaire font place aussi, parfois, à des réflexions sur l'organisation de la poétique latine (sur l'hexamètre dactylique ou les vers spondaïques, par exemple, dans cet ouvrage). 
Beau travail donc, qui permettra aux futurs latinistes de briller en classe de latin et de français. Très bon outil de travail pour les professeurs.