mercredi 31 août 2022

Nouvelle objectivité : les années 1920 en Allemagne, avant le nazisme

 Catalogue de l'exposition "Allemagne /Années 1920 / Nouvelle objectivité / August Sander" au Centre National d'art et de culture Georges Pompidou, 1922, 320 p. 49 € (Prix France !!!)

Cette exposition traite de la République de Weimar et de la "Nouvelle objectivité". Cette expression traduit l'allemand "Sachlich sein" ("Sachlich sein, heisst deutsch sein", déclare Heinrich Mann dans Der Untertan : "Etre sachlich, cela signifie être allemand". C'est donc une nouvelle manière, objective, de voir le monde, à l'allemande. 

L'exposition décrit les changements de la société allemande, entre la fin de la guerre de 1914-1918 et la montée au pouvoir du nazisme, soit un peu plus de dix années ; l'esprit de ce temps (Zeigeist), c'est une esthétique qui emprunte à "la sobriété, la rationalité, la standardisation et au fonctionnalisme", qui touchent de manière pluri-disciplinaire l'architecture, la poésie, le design, la musique, la peinture et le théâtre. On a parlé aussi, Karl Jaspers, de réalisme ("Sachlichkeit" terme qui s'imposa au détriment de "Gegenständlichkeit"). C'est ce que traduisit le titre d'une exposition à Mannheim pendant l'été 1925 : "Die neue Sachlichkeit. Deutsche Malerei seit dem Expressionismus", exposition dirigée par Gustav Friedrich Hartlaub ("La nouvelle objectivité. Peinture allemande depuis l'expressionnisme") .

Le catalogue de l'exposition parisienne est en français : j'ai demandé une édition allemande, mais elle coûtait deux fois plus cher. Bizarre !  Le catalogue est d'excellente qualité tant par les contributions des auteurs que par les reproductions des oeuvres.  

On nous montre les innovations de l'époque, d'abord les innovations graphiques avec les "isotypes" de Otto Neurath et Marie Reidenmeister qui visent une objectivité démocratique ("demokratische Objektivität"), l'objectivité et la pédagogie par l'image ("Bildpädagogik"). Ensuite, les innovations architecturales et urbanistiques de la Römerstadt de Francfort vers 1930 ("Wohnungsbau der Stadt Frankfurt am Main") dont on nous donne la vue aérienne (p. 55) et le quartier de Dessau-Törten par Walter Gropius. On y voit également les "meubles standards" ("Metallmöbeln"). Bernd Stiegler, dans le chapitre intitulé "Le montage, synthèse visuelle", développe l'esthétique que met en place Alfred Döblin dans son roman Berlin Alexanderplatz : "La littérature est une sorte de chiffonnier qui glane les innovations visuelles pour reconfigurer à sa façon les matériaux existants qu'elle a ramassés. Lorsque la littérature se fait à son tour visuelle, c'est que la synthèse s'est opérée et qu'elle peut alors se diffuser par d'autres voies". Une partie est consacrée à la nature morte et au "discours des choses" qu'elle tient ; ainsi, les tableaux de Alexander Kanoldt (Stilleben XII) ou le Grammophon de Rudolf Dischinger tiennent des discours différents, calme pour les livres empilés et presque agressif pour le Grammophon.

Dans Menschen des 20. Jahrhundert, August Sander photographie des types de profession (des catégories socio-professionnelles, pourrions nous dire aujourd'hui), couple de peintres (Malerei Ehepaar), enfant de bourgeois (Bürgerkind), femme d'un architecte (Frau eines Architekten), pâtissier (Konditor) ou manoeuvre (Handlanger). Et l'on retrouve August Sander, dont les photos terminent le livre, dans la "jeune fille en roulotte" ("Mädchen im Kirmeswagen"), la "femme de ménage" (Putzfrau), la mère prolétaire  (Proletariermutter), la mendiante (Bettlerin), etc.

Un chapitre est consacré à la "rationalité" qui montre "les travailleuses à la chaîne" (Arbeiterinnen am Fliessband) ou "le reporter à toute vitesse" (Der rasende Reporter - sur Egon Erwin Kisch, célèbre reporter de l'époque qui venait de publier Der rasende Reporter), ou le moteur d'une locomotive (Albert Renger-Patzsch), les appareils de réception radio (Bertolt Brecht ou Max Radler). C'est le vertige de l'américanisation que l'on perçoit au travers d'un pont métallique (Eisenbrücke) de Franz Xaver Fuhr, d'une gare (Station SD/2, Max Radler) ; c'est aussi l'époque des zeppelin, du béton, de nouvelles lampes, de téléphones plus modernes, de lits convertibles, d'armoires qui veulent rationaliser l'habitat... L'exposition donne aussi à écouter les voix de l'époque, un seul exemple, hélas, qui donne à penser la culture musicale du temps. Très beau travail donc que ce catalogue.

L'épilogue de l'ouvrage revient, de manière ironique, sur l'exposition qui ferme cette ère de la "nouvelle objectivité", exposition qui se tient à Mannheim de mars à juin 1933 et annonce le triomphe de la culture nazie : "Kulturbolchewistiche Bilder" ("Images de la culture bolchévique", est intitulée cette exposition). Art dégénéré donc ! ("Entartete Kunst"), disaient les nazis.

Notons encore le livre, en allemand, d'August Sander, Antlitz der Zeit. Sechzig Aufnahmen deutscher Menschen des 20. Jahrhunderts, publié avec une préface de Alfred Döblin (Visage du temps. 60 portraits des allemands du XXème siècle) qui montre la subtile sociologie à l'oeuvre dans le travail photographique d'August Sander.

 Pour conclure : il s'agit d'une très belle exposition, originale, qui fait mieux comprendre l'époque. Le catalogue permet de bien situer ces années et cette culture que le nazisme va briser. A ne pas manquer

lundi 15 août 2022

La tentation des revenus publicitaires à laquelle succombent les écrivains

 Myriam Boucharenc, L'écrivain et la publicité. Histoire d'une tentation, Paris, Champ Vallon, 2022, 338 p., Index, Bibliogr.

La publicité est à la fois célébrée mais aussi dénoncée par les artistes. Célébrée pour son originalité par les poètes - Guillaume Apollinaire, l'un des premiers, souligna son apport au paysage urbain, à la ville - et appréciée pour les revenus qu'elle apporte à ceux qui en ont besoin ou en veulent toujours davantage. Mais il est généralement aussi de bon ton de s'en offenser, voire de s'en détourner, en apparence du moins.

Ce livre dresse le bilan des relations entre les écrivains et le monde de la publicité. A lire la liste impressionnante de ceux et celles qui y ont gagné de l'argent, qui ont été payés par la publicité, on a du mal à imaginer qui n'a rien touché ! 

Avec Jean-Paul Sartre (les montres Universal) et Francis Ponge (le vin Margnat, le soutien-gorge Maryse, le Poulet du Roy), il y a tout le monde dont Céline, le Docteur Ferdinand Destouches, qui fut collaborateur médical des laboratoires Cantin ; il avait des revenus réguliers de la pharmacie. Colette touchait beaucoup (dont ceux de Ford qui fait la couverture du livre), Paul Morand (les trains de luxe de la Revue des Wagons-lit) et Mac Orlan (qui oeuvrait pour Peugeot, ou pour La Grande Maison de Blanc), Armand Salacrou, alors journaliste à L'Humanité qui travailla pour le vermifuge Lune et la pommade Marie Rose contre les poux en tirait des revenus raisonnables et réguliers. Jean Cocteau fut "conseiller artistique" de Coco Chanel et vanta les bas de femme (Kayser) mais aussi un anxiolythique, et un téléviseur (Ribet-Desjardins) : en fait, ses contributions qui s'étalent sur 40 ans sont très nombreuses. Le surréaliste Robert Desnos qui en fit tellement (pour la Loterie Nationale, pour l'amer Picon, l'anis Berger, etc.), Jean Anouilh, François Mauriac, Claude Roy, Jacques Audiberti, Frédéric Mistral, Jean Giono (Klébert-Colombes), Blaise Cendrars, Louise de Vilmorin (le parfum Lanvin, le cognac Rémy Martin), Léon-Paul Fargue, Paul Guth, Marcel Pagnol (pour les cigarettes Lucky Strike), Françoise Sagan (Simca, l'huile de moteur BP Energol), François Coppée (pour les petit-beurre LU), Roland Dorgelès (Hotchkiss), Philippe Soupault et la Compagnie Transatlantique, etc. La liste est longue que dresse l'auteur : il s'agit plus que d'une "tentation", c'est un modèle économique ! Tous "ou presque - ont oeuvré partiellement à la publicité". Mais on ne le sait guère, on l'a oublié : c'est "l'histoire occultée d'une liaison sulfureuse", comme le souligne l'auteur. L'histoire de la littérature est décidément bien mal traitée y compris, notamment, par les manuels scolaires et universitaires. Ou plutôt tellement bien traitée !

"Souscrivez à Dada, le seul emprunt qui ne rapporte rien", proclamaient, réalistes, les Dadaïstes, qui, en matière de publicité ne s'y trompaient guère. Myriam Boucharenc prend aussi l'exemple des académiciens (pp. 121-127) : ils ont tous "touché", Paul Valéry pour les Aciers de France, ou pour un laboratoire pharmaceutique (L'idée fixe ou deux hommes à la mer), Paul Claudel ("La Mystique des pierres précieuses", publié pour Cartier) et tant d'autres... Le livre s'achève sur des moments contemporains qui ne retiendront pas l'attention. Pour terminer, citons, avec l'auteur, Louis Aragon : "Toute femme élégante est cliente du Printemps", à la bonne heure ! Mais défense de crier en vers "Du travail et du pain".

Voici un très bon livre où l'on apprend beaucoup sur l'histoire de la littérature, sur l'histoire mal connue encore aujourd'hui de ses fréquentations publicitaires. Il y a bien quelques pages consacrées rapidement à l'économie de cette publicité littéraire mais il faudrait maintenant un travail plus complet, plus rigoureux pour que l'on s'y retrouve et que l'on puisse y voir clair, vraiment clair, dans l'économie de la littérature. C'est le talent de l'auteur que de faire mieux percevoir cette absence., mais il reste du travail !