lundi 5 août 2019

Une autre France, et ses concepts




Un ouvrage presque récent de Christophe Guilluy, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires (Paris, Flammarion, 2014, 186 p.), pose, au-delà d'un sous-titre inutilement racoleur, au-delà des réflexions politiques (ce n'est pas notre sujet), des questions essentielles qu'une science des médias ne peut éluder.

L'une des thèses les plus importantes de Christophe Guilluy, pour qui analyse les médias, leurs audiences et leurs usages en France, est la mise en question de l'usage des catégories de l'INSEE. De catégories de description sont-elles devenues des catégories d'observation puis des catégories de pensées ? Leur évidence finit par aveugler. Omniprésentes et omnipotentes pour décrire la société et l'économie françaises, dans les cours comme dans la presse, on ne voit qu'elles : des cadres supérieurs, des villes de plus de 100 000 habitants, des ouvriers, etc. Christophe Guilluy propose non seulement de regarder ailleurs mais surtout de regarder autrement, de changer de lunettes, c'est à dire de catégories.

Le premier des concepts remis en question est celui de territoire et, avec lui, celui de France urbaine (métropoles) opposés à France rurale et France péri-urbaine. Volant en éclats dans le même mouvement critique, se trouve la notion de "classe moyenne", héritée des Trente Glorieuses, trente années de croissance économique en France (pour qui ?). Notion discutable, s'il en est. Christophe Guilluy s'en tient à opposer des "catégories supérieures", plutôt à l'aise sinon aisées, à une population qui se caractérise par sa  fragilité, qu'il appelle "nouvelles classes populaires" et qu'il regroupe sous la notion de "France périphérique". Cette notion suppose donc une France centrale, celle des grandes métropoles. Exit les classes moyennes dont il déclare prévoir la disparition en Occident : ce sera le titre de son dernier ouvrage, No society. La fin de la classe moyenne occidentale (Paris, 2018, Flammarion, 242 p.).
Sans doute faut-il re-catégoriser la population vivant sur le territoire français. Si les catégories dont nous disposons pour les analyses socio-économiques sont inadéquates, c'est comme si l'on regardait le monde avec des verres déformants. Et, dans ce qui est vu de travers, mal analysé, mal décomposé, il y a sans doute les audiences qui font grand usage des catégories de l'INSEE (elles ne font guère que les additionner). Et derrière les audiences, il y a les médias dont le modèle économique est fondé sur la commercialisation, totale ou partielle, d'audiences mesurées, c'est à dire de la majorité d'entre les médias qui vivent essentiellement de la publicité. Mais, plus avant, n'est-ce pas avec les catégories de l'INSEE d'abord que l'on tente de constituer des échantillons représentatifs de la population française (quotas) capables, nous dit-on, d'en analyser les problèmes ?

Alors, il faut re-présenter les classes populaires. L'auteur ne peut guère échapper au cercle de sa logique : pour décrire le monde tel qu'il le voit, il lui faut s'appuyer sur les catégories existantes, quitte à les critiquer. Quotas pour construire échantillons et panels, sondages et enquêtes en tout genre, englués dans les catégories héritées de la célébration des Trente Glorieuses (Jean Fourastié) ; "pieuses" ou "frileuses", des journalistes rectifieront.
Plusieurs remises en questions s'imposent donc : les représentations socio-économiques calquées sur des catégories INSEE, les représentations du territoire (rural / urbain), on peut y ajouter encore les représentations générationnelles (les classes populaires sont trans-générationnelles). Toutes ces représentations sont inadéquates, obsolètes, surannées. La "France périphérique" (qui représenterait 60% de la population française) s'étend au-delà des références géographiques et dénonce une "relégation culturelle" : la classe moyenne n'existe plus. Elle n'intègre pas, ou n'intègre plus, la petite fonction publique et les retraités, par exemple.

Actif / inactif ? Catégories inopérantes. L'auteur leur préfère le "continuum socio-culturel", classe dangereuse que forment les jeunes, actifs et retraités issus de catégories modestes (souvent actifs encore), ouvriers, employés, petits paysans, petits indépendants, les ménagères, les étudiants, ceux qui sont à la recherche d'un emploi, et même ceux qui, découragés, n'en cherchent plus... Cette "classe" de la "relégation culturelle" où le haut ne parle pas au bas. Elle est prise en otage par l'automobile dont l'étau se resserre au fur et à mesure que les transports publics perdent pied (SNCF), que les parkings gagnent du terrain, et le territoire, qu'il aurait fallu aménager, est déménagé.
La mondialisation ? L'auteur évoque la population "sortie des écrans radars des médias" comme des radars de "la classe politique", toute l'attention de ceux-ci se concentrant sur les banlieues (les "quartiers").

Iconoclaste, l'ouvrage est parfois agaçant mais c'est peut-être bon signe. Signe qu'il est temps de faire le ménage et de repenser autrement les distinctions sociales.
Alors, est-ce un bon livre ? Oui, puisqu'il s'efforce de repenser les outils socio-économiques considérés comme classiques depuis une cinquantaine d'années. Il essaie de penser une économie qui ne marche plus aussi bien que l'on prétend (que l'on voudrait) : mais le résultat est encore loin d'être convaincant. Alors, il faut continuer, remettre en chantier les concepts anciens, en inventer de nouveaux... Les "gilets jaunes" ont-ils disparu ? Pas sûr. Ils n'existaient pas, en 2014, quand La France périphérique parut...

Bibliographie
Christophe Guilluy, "La classe moyenne n'existe plus", Emile Magazine, 15 mars 2019
Christophe GuilluyNo society. La fin de la classe moyenne occidentale, Paris, 2018, Flammarion, 242 p.
Christophe Guilluy, Fractures françaises, Paris, 2010-2013, Flammarion, 186 p.
OCDE, L’AVENIR DU TRAVAIL. La situation de la FRANCE, Perspectives de l’emploi 2019,
Marie Charrel, Le lente déclin des classes moyennes, Le Monde, 12 avril 2019, p.15
OECD, Employment Outlook 2019. The Future of Work, avril 2019, 345 p.