mercredi 20 juin 2018

(AT&T + Time Warner) + Appnexus = la riposte des médias traditionnels américains s'organise


AT&T pourra fusionner ses activités avec celles de Time Warner moyennant 85 milliards de dollars et un endettement très élevé (180 milliards selon Moody). Le ministère américain de la justice (Department of Justice, Antitrust Division) avait marqué son opposition à cette fusion verticale annoncée par AT&T dès octobre 2016. Le Tribunal de Washington (U. S. Court District for the District of Columbia) l'a autorisée (Memorandum Opinion, June 12, 2018) réfutant un à un tous les arguments du gouvernement dans un document de 172 pages. Le juge s'étonne même qu'un débat ait dû avoir lieu : "small wonder it had to go to trial".
Copie du début de la décision du juge Richard J. Leon
Cette décision peut ouvrir la voie à d'autres fusions dont celle, retentissante, en cours de discussion, de 21st Century Fox, soit avec The Walt Disney Co. (71 milliards de $, cash and stock), soit avec Comcast (65 milliards de $, "all cash" son endettement atteignant alors 170 milliards) ; elle crée une sorte de jurisprudence qui pourrait éveiller l'intérêt, par exemple, de Lionsgate Entertainment, des chaînes Hallmark Channel ou AMC, voire même des groupes CBS et Viacom. Selon le juge, la fusion Time Warner / AT&T ne restreint pas la concurrence, contrairement à ce qu'estimait le gouvernement et elle n'affectera pas négativement les consommateurs.
Toutefois, le ministère de la justice (DoJ) peut encore faire appel de la décision du juge Richard J. Leon et, de son côté, la FCC peut ajouter des restrictions à la fusion. La fusion avait été acceptée par la Commission européenne en mars 2017.

L'ensemble AT&T / Time Warner est apparemment considérable mais il faut l'évaluer en comparaison avec la puissance des acteurs intervenant désormais sur les deux marchés pertinents :
  • le marché de la télévision et du cinéma avec la concurrence des SVOD de dimension internationale : Netflix, Amazon Prime, Google avec YouTube, Facebook avec Facebook Watch, et peut-être bientôt Apple. 
  • le marché de la publicité numérique : Amazon, Google, Facebook et Comcast.
La fusion associe deux métiers : connectivity business pour AT&T, entertainment business pour Time Warner ou, autrement dit, l'intégration de la distribution et de la production de contenus (programming). L'ensemble nouvellement constitué par cette fusion comprend :
  • des télécoms (AT&T est le premier opérateur mobile américain avec 151 millions d'abonnés)
  • un important MVPD (avec son bouquet de télévision payante, DirecTV et U-verse) et un MVPD virtuel, DirecTV Now 
  • des chaînes de télévision : HBO et toutes les chaînes de Turner Broadcasting (CNN, TBS, FilmStruck, TNT, etc.), des chaînes sportives régionales
  • des studios de production cinématographique et de télévision (Warner Bros.)
Grâce à AT&T, les chaînes de télévision de Turner Broadcasting pourront accéder à leurs propres données de consommation ce qui leur permettra un meilleur ciblage publicitaire. De plus, AT&T a annoncé le lancement prochaine d'une chaîne sportive OTT (AT&T Watch).

L'argumentation du juge repose sur le fait que la concentration verticale ne modifie pas immédiatement le niveau de concentration dans chacun des deux marchés concernés ; au contraire,  la concentration verticale présente plusieurs avantages : elle réduit les coûts de transaction (bargaining friction, elimination of double marginalization) ce qui peut se traduire par une réduction du prix de DirecTV pour ses abonnés ; enfin, elle facilite la distribution direct to consumers (OTT, SVOD).
Néanmoins, l'ensemble issu de cette fusion serait bien loin de rattraper les Facebook, Apple, Netflix, Amazon et Google : il resterait loin derrière, "chasing tail lights".

La première réaction de AT&T, dès l'acquisition de Time Warner (rebaptisé WarnerMedia), est une autre acquisition, celle de l'adexchange Appnexus (1,6 milliard), acquisition qui renforce les moyens de AT&T dans la publicité numérique (programmatic, etc.). 

Quelles leçons pour l'Europe ?
Une consolidation européenne dans les médias semble indispensable ; est-il même une autre voie ? Il faut reconsidérer les questions de taille des entreprises médias : les entreprises européennes semblent sous-dimensionnées. Pour contrer les effets induits par la puissance des GAFA et de Netflix, que le juge américain qualifie de "tectonic changes", l'Europe doit revoir l'approche des questions de concentration, en revoir les outils d'analyse (l'opinion du juge émet notamment des doutes sérieux sur la validité de certaines évaluations d'audience).
Les règles anciennes ne correspondent pas à la situation nouvelle crée par les GAFA qui révolutionnent la notion de marché pertinent. Tout semble indiquer, si l'on en croit l'analyse du juge américain, qu'il faille encourager les concentrations verticales qui associent distribution et production de contenus. D'autant que le développement prochain de la 5G ne manquera pas d'affecter fortement la distribution des contenus...

samedi 16 juin 2018

GRP contre abonnements : Lucifer, série TV plutôt angélique


La série est produite par Warner Bros pour le network Fox et compte 40 épisodes ; elle a été lancée en janvier 2016 par ce network, puis reprise par Netflix. La troisième saison, "Lucifer" est diffusé le lundi en prime time. Chaque épisode apporte une nouvelle enquête ; le tout est servi avec beaucoup d'humour, parfois subtile. Légende modernisée, détente assurée : que le diable vous emporte !
Mais, début mai, Fox a arrêté "Lucifer", juste avant les ventes publicitaires upfront. Les audiences sur le network Fox ont été considérées insuffisantes (4,1 millions de téléspectateurs). Les fans se sont manifestés par de nombreux #SaveLucifer sur les réseaux sociaux.
La carrière de Lucifer se poursuivra pour une nouvelle saison car Netflix, qui doit donc être satisfait des performances de la série auprès de ses abonnés (saison 1) vient de commander une quatrième saison à Warner Bros. Netflix avait de la même façon sauvé la série "Longmire" (Warner Bros. également) annulée par AMC après 3 saisons. Voilà qui illustre le rôle de Netflix sur le marché télévisuel et confronte deux manières d'apprécier les performances d'une série : la mesure de l'audience pour la publicité, d'une part, la satisfaction des abonnés, d'autre part. Deux modèles économiques en conflit, GRP contre abonnements ?
Ceci ne manquera pas d'interpeller AT&T qui a racheté HBO et Warner Bros.

Depuis le Faust de Goethe, on sait bien que le diable est de bonne compagnie.
Voici donc les aventures d'un nouveau diable venu sur terre, et qui prend goût à notre époque et à ses maux : Lucifer Morningstar, le bien nommé. A Los Angeles, la nuit, Lucifer, "porteur de lumière", selon l'étymologie latine de son nom, est dans son élément, Morningstar, il est est l'étoile du matin. Très, très vieille histoire (cf. le livre d'Isaïe, chapitre XIV, 12).
Bien sûr, comme Faust, Lucifer rencontre une Gretchen, sous la forme d'une policière, blonde, comme il se doit, et vertueuse bien sûr, certes elle est mère d'un jeune enfant, mais elle est séparée de son mari, bio qui ouvre grand les possibilités narratives et la combinatoire des personnages. Gretchen sera-t-elle sauvée (gerettet) ou condamnée (gerichtet) ?
En aussi vertueuse et charmante compagnie, le diable risque d'échouer et de faire le bien alors que pour son emploi, le brief paternel est de faire le mal, de propager et louer le péché. Evidemment, le diable est beau (comme un dieu ?), s'habille à la mode, il est bon musicien (pianiste), "le plus savant et le plus beau des anges" (Charles Baudelaire, "Les litanies de Satan"). Diablement sympathique, voire même irrésistible : comment ne pas lui donner sinon lui vendre son âme ? Même la psychanalyste qu'il consulte succombera : ni elle ni lui n'ont de sur-moi ! Ce n'est pas Gérard Philippe (cf. "La Beauté du diable", 1950, film de René Clair) mais les cinéphiles y penseront certainement...
Le diable, déchu, a posé ses ailes à la consigne et devient l'assistant, obéissant et espiègle, de sa policière bien aimée ; en plus de Faust (celui de Marlowe, celui de Goethe), le rôle s'inspire indiscutablement de celui du consultant de "The Mentalist" (CBS, 2008). Intertextualité tacite entre networks qui ravira les amateurs de séries.

On n'échappe pas aux inévitables plans de coupe sur la nuit de Los Angeles, ville des anges où s'épanouit notre diable. L.A., ville volée par les Espagnols aux Indiens Chimash et Tongva, rachetée au Mexique par les Etats-Unis : le diable peut s'y sentir chez lui, it's his "kind of town"  et prétendre, comme le chantent Frank Sinatra et Quincy Jones, que "L.A. is my lady" ! Chaque ville a ses séries Miami, New York, Chicago, Boston, Seattle, voilà celle de L.A. sauvée par Nettflix.


lundi 11 juin 2018

Social media at the French newsstand: hybridization of influencers?



The press has always taken advantage of other media to create new magazines, even if it was thereby helping its competitors on the advertising market: radio, cinema, television and video games. It is therefore not too surprising to see the digital media give birth to magazines. At the beginning, television networks brought new blood to the press (TV Guide), now social media are injecting their dynamics into the legacy media. We should also remember that the press itself is still a hybrid medium, paper and digital. This hybridization is welcome as well as favorable to an association with digital media and their influencers.

Recently, two major European publishers, Hachette and Mondadori, each launched a French magazine (paper first) to cover young digital stars. YouTube brings an audience of modern youth that the press so badly needs. In exchange, the magazines offer YouTube stars legitimacy and add to their visibility (reach): France boasts more than 20,000 points of purchase for the press. Moreover, these magazines also generate their own online presence, website, and app, re-enforcing awareness and the reputation of Youtube stars and their channels where, as influencers, they advertise and sell products.
YouTube is the new television for the new generation (in addition to Netflix); according to Pew Research Center, it is the most favorite popular platform among American teens (13-17 years). They use it more than Snapchat, Facebook, Instagram or Twitter.
Will these magazines become a new kind of TV guide for these digital times?

L'atelier de Roxane (Roxane's workshop)
Roxane is a so-called influencer, a "socialtubeuse". She boasts 2 million followers/subscribers on social media. Reminiscent of a woman's magazine, Mondadori publishes L'atelier de Roxane fortnightly for a price of 5.90 Euros (7 USD). Published as a special issue of Closer Teen, it is distributed via newsstands throughout France. The magazine has 68 pages and targets kids, young teenagers and their mothers. No brand advertising in the first issue but every item, cooking tool or fashion, is for sale on an online store (promotion): we count 77 items for sale in the magazine, ranging from 1.59€ (for a dog treat) to 455€ (for a mixer). 77 micro-influences and recommendations, and so well done: no impression of clutter! You want to trust Roxane's bits of advice! Micro-influencers show a new advertising business model for the media.
A digital version can be read on the publisher's website for 4.50€ (4 USD) and on YouTube, of course. Cooking is the major subject (cake design): baking made simple (easy)for everyone ("la pâtisserie accessible à tous"), mostly with recipes for sweets, pastry, and candy. Roxane covers fashion as well: "Mon look of the day".
In "My Life": Roxane introduces her family, her husband and their two kids (11 and 7 years old), and their dog. "Nos abonnés font partie de notre vie, de notre famille" ("Our subscribers are part of our life, a part of the family"). Roxane is 28 years old and trained as a child care worker. She presents herself as a friend and sounds like a fun mom, her tone is somehow demagogue, she seems too old to speak that way. Nevertheless, the magazine is cleverly positioned, both as a parenting magazine (DIY, cooking) and a kids magazine.

WEBUZZ. Le magazine n°1 des stars du web (Number one magazine for web stars)
Launched in February by Hachette Presse, the monthly is almost exclusively dedicated to YouTube and its numerous influencers (although there is also an article about Snapchat, one about Instagram, one about Facebook). 3.95 €, 100 pages.
On the cover, Norman, 31 years old (not a teenager!) is a French star on YouTube who boasts 10 million followers. Most of the magazine content covers YouTube culture with articles such as "YouTube is my only friend" ("YouTube est mon seul ami") or another covering a visit of the YouTube building in Paris. Webuzz presents many portraits or interviews of YouTube stars, mentioning the number of followers.
Who are the advertisers? Fashion, Galeries Lafayette (department store), a hip-hop FM radio station, comic books, a novel (by Zoella). Among the articles: a clever one discussing the communication gap, comparing the younger generation's lifestyle to that of their parents ("Retrobuzz"), articles about video games, a "shopping" page (about fashion, between 7.90€ and 69€), a cooking article (cake with lots of M&Ms, a recipe from Roxane). Conclusion: "Everyone can become a star, send your video" ("à toi la gloire"). With YouTube, every teenager can hope for their 10 minutes of fame.

Both magazines share a style, a vocabulary, teenager slang, allusions, Frenglish, gestures, body language, facial expressions ("techniques of the body", Marcel Mauss), tastes, grimaces. These patterns of a new culture (probably short-lived) call for a new ethnography. Again the social networks are full of "intimate strangers", too intimate to be true ("family", "my only friend"!).

References
  • Richard Schickel, Intimate Strangers. The culture of Celebrity in America, 2000, 334 p.
  • Ruth Benedict, Patterns of culture, 1934, 291p.
  • MediaMediorum, "Les médias sociaux des enfants passent au papier", August 2018

dimanche 10 juin 2018

The Prinicipal, série TV : impossible école ?


"The Principal", série TV est une mini série en quatre parties, diffusée en automne 2015 par la télévision publique australienne, SBS One. Elle est reprise par Netflix et s'inscrit dans sa stratégie de mondialisation des contenus télévisuels.
Le cadre de la série est celui d'un établissement public d'enseignement secondaire pour garçons, dans la banlieue Ouest de Sidney, première agglomération d'Australie. Un nouveau directeur (principal) y est nommé, dernière chance de cet établissement difficile menacé de fermeture, peuplé d'élèves provenant de familles plus ou moins récemment immigrées d'Afrique, du Moyen-Orient (Liban, Syrie), de Polynésie, d'Asie, d'Europe*. La bonne volonté du principal, du personnel, des parents d'élèves, d'une policière est mise à mal, chacun cherchant de son mieux le difficile équilibre entre fermeté et générosité, optimisme et découragement...

Un crime a lieu, une enquête s'en suit qui donne son fil directeur à la série, la narration étant conduite par les interactions de l'établissement avec les familles d'élèves et la justice. Pourtant, l'essentiel de la série n'est pas l'enquête mais la présentation concrète de la situation sociale de l'établissement où convergent tous les problèmes sociaux du quartier et de l'époque : commerce de drogue, coexistence conflictuelle de cultures religieuses diverses, pauvreté, tentation terroriste... Comment ne pas tolérer l'intolérance prônée ici ou là et qui délabre les comportements des élèves ? "School is a war zone", titre la promotion de l'émission par SBS (cf. supra). Le cinéaste semble un correspondant de guerre, embedded. On est loin de l'idée rabâchée de communauté ; la tentation de cette utopie n'est pas absente de la série et fait sourire certains protagonistes : on va désarmer la police, saluer le Principal à l'entrée de l'école, mettre une cravatte...
A rapprocher de la série danoise Rita qui porte également sur l'école et ses difficultés.

Ce que l'on observe avec ces séries venues d'ailleurs, et dont la dimension documentaire est essentielle, n'est pas étranger à la France ou aux Etats-Unis, où les enseignants, de la maternelle au lycée, sont confrontés à des problèmes semblables et dont ils savent qu'ils ne peuvent pas les résoudre et qui les invitent au renoncement. Conditions désespérantes et ignorées par les administrations, loin du terrain et qui n'en ont souvent qu'une expérience abstraite, comptable ; la distance administrative est habilement rendue par la série : le Prinicipal ne communique avec son autorité administrative que par téléconférence et écran de portable interposé, quant à l'inspecteur de Rita, son bureau le tient prudemment éloigné des écoles... Heureuse bureaucratie.
Rita et The Principal abordent des questions primordiales de l'école actuelle, généralement tues : ignorance distante ou silence politiquement correct, irénisme coupable du pédagogisme (appelons "pédagogisme" la croyance selon laquelle tout problème rencontré à l'école y trouverait une solution pédagogique). L'institution scolaire (et universitaire de masse) est confrontée à des problèmes venant d'ailleurs, dont elle hérite. Ce n'est pas la seule institution dans ce cas : l'hôpital, les transports publics, la police, par exemple, connaissent de semblables situations, qui détériorent tous les services publics et les guettent tous.
Quel est le rôle de l'école dans cette situation ? L'enseignement ou l'assistance sociale ? Palier l'impéritie et la démagogie des pouvoirs politiques successifs ? Avant d'enseigner, il faut organiser un petit déjeuner pour les élèves qui n'ont pas à manger ("the breakfast club" du Principal) ? De quelle éducation parle-t-on ? Quelles sont les limites du métier d'enseignant dans de telles situations ? A quel métier les enseignants doivent-ils être formés ? Instituteur, comme le demandait la IIIème République en France, c'est à dire, comme le rappela énergiquement Jean Jaurès, "instituer la République" ? La didactique des langues ou des mathématiques ne constituent qu'une partie, souvent secondes, du métier de professeur des écoles ou des collèges.


* Les premiers habitants de la région, dits aborigènes, ont été presque entièrement décimés. Cf. Grace Karskens, The Colony. A History of Early Sydney, Crows Nest, Allen & Unwin, 2010, 678 p., Bibliogr., Index.

vendredi 1 juin 2018

Patrimoine national, tous héritiers ?


Découvertes. PATRIMOINE, magazine trimestriel, premier numéro publié en avril 2018, 100 p., publication du groupe Cap Elitis, 9,9€

La presse magazine constitue un observatoire des passions françaises ; le patrimoine est l'une de ces passion et, semble-t-il, l'une des obsessions françaises. D'ailleurs, n'y a-il pas chaque année, depuis les années 1980, des journées du patrimoine : 17 000 lieux, 26 millions de visiteurs (en 2016). Voilà qui promet un bel avenir à ce magazine, entre les châteaux et les églises, les marchés et les remparts, les beffrois et les forts, les routes, les anciennes usines... Le second numéro (juin 2018) porte sur "les sites touristiques de France les plus visités" mais évoque aussi la fameuse tarte des sœurs Tatin et le Cadre noir de Saumur ("école de l'excellence à la française"). Son premier hors-série est consacré aux "40 plus beaux châteaux de France" (juillet 2018, 9,9 €).

Qu'est-ce que le patrimoine ? Ce que l'on possède (et qui nous possède ?), ce dont certains héritent et qu'ils transmettront peut-être à leur tour, tout comme un patrimoine génétique, ensemble de "lieux de mémoire", carte de l'identité nationale. Quand on naît Français, quand on le devient, on hérite, bon gré mal gré, d'un patrimoine national. Dans ce patrimoine, il y a des monuments conçus pour que les générations futures se souviennent (du latin monere, faire se souvenir). Et, parmi les monuments, il y a les ponts auxquels est consacré ce premier numéro.
Pont du Gard, pont d'Avignon, pont Valentré à Cahors, viaduc métallique de Garabit (1900, Gustave Eiffel), viaduc de Millau... Indispensables à la circulation, ils commémorent aussi (Alexandre III, Louis-Philippe, Arcole, Iena, Austerlitz, Sully, etc. ). Découvertes. PATRIMOINE propose un dossier sur les ponts de Paris, sans le pont Mirabeau, sans Apollinaire... Dommage, mais il y a tant de ponts et de viaducs en France. On aurait pu faire figurer le viaduc de Chaumont dans l'inventaire et combien d'autres...  Dans son numéro 3, Découvertes. PATRIMOINE inscrit la collection des ouvrages de La Pléiade ("le fleuron de la littérature française, Gallimard), Honoré de Balzac (son roman, Les Illusions perdues) et le cassoulet dans son inventaire du patrimoine. Le numéro 3 est consacré aux églises.

Le patrimoine suscite une floraison de titres dans la presse : environ 300 titres depuis 2003 (cf. infra, source : Base MM, janvier 2019), dont plus de 200 hors-séries. L'attribution d'une catégorie à un magazine n'est pas commode car, pour la plupart des titres, le thème du patrimoine se combine à l'histoire, à la région, à l'architecture, à la cuisine, au transport, au tourisme. La notion de patrimoine est confuse et ses contours sont flous : "le train c'est aussi notre patrimoine", annonce le magazine Le Train Nostalgie (lancé en avril 2015, trimestriel, 14,9 €). Notre comptage est plutôt restrictif - et discutable : nous y intégrons les routes (ainsi, chaque année Moto Revue publie un hors-série sur "les plus belles routes de France" qui fait une part belle au patrimoine) et les villages ("Les plus beaux villages de nos régions", hors-série annuel de Détours en France, "Les plus beaux villages de bord de mer", hors-série de Télé Star, mai 2018, 7,9 €), "Partir en France" (juin 2018) titre sur "Les 50 plus beaux villages" (sous-titre : "A la découverte du plus beau pays du monde"). Notre statistique comprend donc une part inévitable d'intuition et comporte certainement, hélas, de nombreuses omissions. La notion de patrimoine ne va pas sans épouser les arbitraires d'une époque.


Tout est prétexte à patrimoine. Quelques exemples récents : en mars 2018, Le Point titre : "comment sauver le patrimoine français". "Soyons fiers de nos territoires", titre #Nous, le nouvel hebdomadaire du groupe Nice Matin lancé en avril 2018. Châteaux & Patrimoine est publié en mai 2018 (trimestriel, 5,9 €). Le magazine Pyrénées évoque "l'héritage romain" et invite à la "découverte d'un patrimoine d'exception" (numéro spécial, juin 2018, 6,95€). "Découvrez les trésors de notre patrimoine", (hors-série de Détours en France, juin 2018). Géo publie en juin 2018 un hors-série sur le Tour de France : "étape par étape, les trésors et pépites de notre patrimoine" (6,9 €). Quant au nouveau magazine Storia Corsa, il est sous titré "histoire et patrimoine" (juin 2018, 9,9 €). Télé Star en juillet 2018 publie un trimestriel Jeux intitulé "Patrimoine & Régions"... Télérama, plus radical, titre : "Réinventons le patrimoine !" (15 septembre 2018). Quant à Ça m'intéresse - Questions & Réponses, il consacre son numéro de janvier 2019 aux "secrets de notre patrimoine" (la perruque de Louis XIV, la Tour Eiffel, les vieux cépages, le Mont Saint-Michel...).

Patrimoine et terroir, territoire, patrie et terre, culture, pays, patriotisme, fierté nationale... Champ sémantique complexe dont on perçoit pourtant l'axe et la dominante... Mais il existe une liste officielle des monuments historiques, un monument y est "inscrit" ou "classé" (la Maison de la radio vient d'y être inscrite, en avril 2018). On compterait en France 44 000 monuments, inscrits ou classés, beaucoup sont en péril et, l'impôt n'y suffisant pas (i.e. le budget de l'Etat), on recourt à un loto (18 septembre 2018) pour les "sauver".
La notion de patrimoine est large et dépasse les monuments, tout le passé, l'histoire peuvent être dits patrimoine : la culture (musique, littérature, cinéma), la cuisine et le vin également et même la publicité peinte (pignons publicitaires de longue durée). Quid du patrimoine agricole, du patrimoine industriel, des anciens ateliers, des moulins, des canaux, des vignobles (cf. l'œnotourisme), des jardins : Marianne a publié un hors série sur "les derniers vrais fromages de France"(juin 2015, 7,5 €) tandis que Le Figaro magazine publie, en mai 2018, "les 100 inventions qui font la fierté de la France" (mayonnaise, douche, soutien-gorge...).

Notons encore que beaucoup des monuments du patrimoine relèvent d'une "architecture de domination" comme les monuments gallo-romains, les arcs de triomphe (triomphe de qui ?), de lieux d'exercice du pouvoir d'anciennes classes dominantes : châteaux, palais, tribunaux, voies romaines, casernes...
La notion de patrimoine ouvre d'ailleurs bien des problèmes que l'on pourra trouver délicats : ainsi les noms des ponts de Paris, comme ceux des boulevards extérieurs, n'en fissent pas de célébrer la légende militaire napoléonienne. Voulons-nous encore commémorer cette histoire alors que se construit une Europe qui se veut paisible et accueillante aux touristes ?
En mars 2019, Le Parisien annonce un hors-série régulier consacré au patrimoine : Patrimoine & balades. Le premier numéro traite des châteaux. (5,9 €)

Découvertes. PATRIMOINE est un magazine qui sensibilise son lectorat à la dimension historique du patrimoine, à l'architecture, à la technique des constructions monumentales. Invitation intelligente au tourisme "culturel" en France, heureuse vulgarisation. Devrait intéresser les annonceurs malins (et leurs conseils !).


Références

Pierre Nora, Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984-1992.

MediaMediorum, Musées et patrimoines : une histoire transnationale

Marc Combier, Les publicités peintes de nos nationalales (2 vol.)