mercredi 28 septembre 2022

Le maître de nos maîtres ? Histoire intellectuelle de Chouchani

 

Sandrine Szwarc, Fascinant Chouchani, préface de Shmuel Wygoda, Paris, éditions Hermann, 2022, repères chronologiques, bibliographie, 464 p., 25 €

Ainsi, le voilà : le maître introuvable, inconnu ou presque, le maître de nos maîtres, est un personnage "énigmatique" et mystérieux. Tout d'abord, disons-le nettement, nous aimons mieux Chouchani même mal habillé, en retard, ironique, que Heidegger, bien habillé et nazi ! J'imagine Lévinas dubitatif...
Chouchani est un drôle de personnage : rien n'est tout à fait sûr de ce que l'on a dit de lui. On sait qu'il fut à plusieurs reprises en France. ll venait de Lituanie, né Hillel Perelmann à Brisk, en janvier 1895, il part ensuite en Israël, vers 1912, puis à New York en 1914.  En 1927, il perd sa fortune lors du krach boursier ; il revient à Berlin en 1928. On le retrouve en France début 1930 puis en Suisse et il part enfin en 1955 pour l'Uruguay. Il y meurt le 26 janvier 1968.

Chouchani fut l'un des animateurs, indirects, de ce que l'on a appelé l'école juive de Paris. Quasi clochard, souvent habillé salement, mais qui parlait plusieurs langues, il enseignait le Talmud, la littérature française ou les mathématiques. Car il donnait l'impression de tout savoir. Ce "Luftmensch" qui n'aimait que la vie, vivait de l'air du temps, insouciant de ce qui faisait l'essentiel pour ses contemporains, les apparences. Il fut le maître à penser d'Emmanuel Lévinas mais aussi, chemin faisant, de centaines d'étudiant-e-s, dans diverses écoles, dans diverses situations. Mais on a dit aussi de Chouchani qu'il détruisait avec talent mais ne reconstruisait rien, qu'il partait avant... Enfin, beaucoup de on-dit se rapportent à sa vie, à son style et cette biographie, partielle, ne comble pas les vides immenses de sa vie. Ainsi, Chouchani fut il cabbaliste ? Sans doute, le fut-il, mais comment savoir ? Il pensait en yiddish lithuanien et écrivait en hébreu, il s'exprimait en français, en anglais et en allemand. On l'a dit autiste Asperger également. Il parlait l'espagnol aussi, lisait les langues anciennes, le latin et le sanscrit entre autres...

L'ouvrage de Sandrine Szwarc est d'abord un bilan du passage de Chouchani en France et de l'environnement intellectuel de l'époque. On y croise, entre autres, Jacob Gordin, Léon Askénazi, Elie Wiesel et, bien sûr, Emmanuel Lévinas. Car c'est à Chouchani qu Lévinas doit sa lecture du Talmud. Mais Chouchani n'a pas laissé d'écrits qui soient publics, hors toutefois des cahiers, sortes de brouillons que l'on a retrouvés et que l'on espère voir publiés, un jour, par la Bibliothèque nationale d'Israël. Pour l'instant, Chouchani était d'abord un "maître de l'oral" et de la mémoire. Mais son héritage est mal, voire à peine connu, et bien loin d'être déchiffré encore.
Cet ouvrage est bienvenu. Il dresse le bilan de ce que l'on croit savoir de Chouchani, aujourd'hui. Mais en refermant ce gros livre on reste malgré tout perplexe. Que sait-on de Chouchani ? Qu'ignore-t-on ? "Fascinant Chouchani", oui ! Son influence philosophique est mal perçue mais sans aucun doute importante. Philosophe, comme Socrate, alors ?
Voici, pour l'instant, un beau travail et un très bon livre. En attendant un nouveau travail qui le complètera.

samedi 24 septembre 2022

La rhétorique a formé le monde romain

 J-E Lendon, That Tyrant Persuasion. How rhetoric shaped the Roman world, Princeton University Press, 302 p, Bibliogr., Index

Le livre commence par l'assassinat de Jules César : les assassins se vantaient alors de suivre une mise en scène bien calculée ; première partie prévisible car la connaissance de la tyrannie et donc le portrait du tyrannicide font partie de la formation de base des jeunes romains. Logique donc. L'auteur montre alors, ensuite, le rôle pratique de l'éducation rhétorique romaine, rôle que l'on retrouve dans divers domaines de la vie publique : l'architecture des monuments (les nymphea, les murs qui protègent les villes, les rues à colonnades), et les lois surtout. Voilà qui expliquerait "the strange world of education in the Roman empire" et l'ampleur des effets invisibles de la rhétorique sur la société romaine.
L'auteur emprunte beaucoup à Quintilien ("our best known teacher of Latin rhetoric").
L'ouvrage est abondamment documenté, près de la moitié du volume est constitué de notes, de bibliographie et d'index. Il est illustré également.
L'objet central du livre est l'éducation, mais une éducation difficile à mettre en évidence car cette éducation, c'est la rhétorique : "This book, then, is a study of the influence of rhetoric on real life, but also a study of the fences around the influence of rhetoric", prévient l'auteur en fin de sa préface. "It should be clear at the outset that the argument of this book is speculative. Education plays a large role in creating the world we consider normal and expected, and it is rarely given to mankind to peer behind that education to realize that much of what it teaches is arbitrary as well as untraceable". Le lecteur est donc prévenu dès avant de s'engager dans une lecture certes passionnante mais qui semble parfois tellement éloignée de ce que l'auteur prétend démontrer. 
Selon lui, toutefois, l'éducation viserait à rendre le monde acceptable, acceptabilité proche de l'idée d'habitus telle que la décrivent Pierre Bourdieu et les sociologues de sa tradition.

samedi 10 septembre 2022

Un siècle de vies en Allemagne : une micro-histoire majeure

 Sonja-Maria Bauer, Ganz normale Leute. Eine Familie und ihr Traum vom sozialen Aufstieg (1850-1950),  Verlag Regiolakultur, Heidelberg, Stuttgart, Basel, Ubstadt-Weiher, 230 Seiten, Quellen (227-229), 19.90 € ("Des gens tout à fait normaux. Une famille et son rêve d'ascension sociale")

C'est l'histoire d'une famille normale, de gens tout à fait normaux, emportés lentement dans l'ascension sociale, l'industrialisation, les guerres, le nazisme, la paix retrouvée. Une famille allemande, européenne, examinée dans les détails de ses mouvements : démographie, mobilité et immobilité sociales, économie du travail.

L'auteur(e) a accompli un formidable travail de recueil et d'analyse de quantité de documents concernant sa propre  famille. L'analyse est plutôt simple, en apparence du moins, ce qui rend ce travail de lecture agréable. Beau travail d'auteur donc. Pas de charabia inutile : l'auteur donne à voir le monde sans les lunettes sociologiques ou historiques habituelles, pour que l'on puisse voir le monde tel qu'il est, tel qu'il est perçu par la population à laquelle il appartient. Le confort et la rigueur de la lecture sont accrus par la documentation photographique de grande qualité et aussi par les résumés généalogiques placés à la fin du livre, en annexes ("Anhang" : "Übersicht über die Generationen", p. 217-222).

On peut tirer de multiples conclusions de ce travail minutieux. Mais surtout, d'abord, on y perçoit parfaitement la situation des femmes, fatiguées par les naissances multiples et le travail domestique. La mortalité infantile est très élevée et celle des mères aussi qui souvent meurent bien jeunes. Dommage que l'on n'ait pas ou très peu d'informations sur les situations médicales de ces familles et sur leur encadrement médical et religieux vécu. Leur destin semble difficile et l'auteur souligne qu'il est souvent mal perçu par les historiens de la société de l'époque ("die Rolle, die das Schicksal der Frauen und Kinder für die Familien der Zuwanderer spielte"). Affirmation essentielle de l'historienne.

L'auteur a travaillé sur sa famille, certes ; ceci pourrait constituer une objection méthodologique mais le sérieux, le volume et la finesse des observations historiques compensent largement les déficits - nécessaires - de la micro-sociologie, ou micro-histoire ("Mikrohistorie") mises en oeuvre. Très vite apparaît d'ailleurs la constitution d'idéal-types dans l'immigration dans les villes, ce phénomène majeur.

Voici donc un très beau livre d'histoire (et d'histoires !) dont la lecture approfondira les connaissances que nous avons de l'Allemagne de ce siècle (1850-1950). 

Bien sûr, on voudrait parfois en savoir plus : sur l'exécution de la population juive, à parti de 1933, par exemple. Quelles furent alors les réactions de la population ? Que pouvait-elle faire ? Qu'aurait-elle voulu faire ? Mais le saura-t-on jamais ? Et comment le savoir ? Histoire sociale impossible qui rend le secret bien gardé ! Et de connaître l'effet des bombardements de la ville de Stuttgart ne compense pas ! Mais tout cela fut la vie des Allemand-e-s de cette époque, de tous ces gens tellement normaux.