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lundi 26 août 2024

Le style de vie "bourgeois" de l'exilé Bertold Brecht

 Ursula Muscheler, Ein Haus, ein Stuhl, ein Auto. Bertolt Brechts Lebensstil, Berenberg Verlag, Berlin, 158 Seiten, 2024, 26 €

Voici un livre original et bien conduit, bien fait, très agréable à lire. Et qui fait penser. Bien sûr, on apprend beaucoup sur Brecht et son environnement, sur son style de vie ... "bourgeois", assurément. L'auteur est architecte et elle a publié diverses études sur le Bauhaus, sur la Tour Eiffel, sur Le Corbusier, et sur l'histoire de l'architecture. Son approche de l'histoire de Brecht est inattendue, et bienvenue.

Bert Brecht avait "prolétarisé" son nom qui était Eugen Berthold Friedrich Brecht. Il aimait les habitations confortables, un mobilier adéquat, des voitures de qualité, plutôt sportives ; il aimait les cigares et les bonnes bières. Il selectionnait son mobilier : dans le livre, on trouve de beaux passages sur ses fauteuils ! 

Brecht était inscrit sur les listes noires (Schwarze Liste) établies par les autorités nazies aussi devait-il fuir sans cesse, et devancer l'arrivée des troupes allemandes, tout comme Thomas Mann, Heinrich Mann, Walter Benjamin et bien d'autres intellectuels allemands. Où qu'il fût, exilé très souvent, en Suède, en Californie (Santa Monica), au Danemark, en Suisse (à Zurich où il avait ouvert un compte en banque), à Moscou, en Finlande (Helsinki), Brecht chercha à acquérir de l'immobilier. Il finira sa vie, après guerre, en Allemagne, dans la zone d'occupation soviétique, à Berlin-Est (Sowjetische Besatzungszone, appelée aussi Deutsche Demokratische Republik). 

Brecht donc aimait beaucoup les voitures de sport et il voulait son confort pour travailler. Cela paraît banal mais ne l'était pas à son époque, surtout pour un écrivain célébrant la classe ouvrière. Il est mort en 1956  d'une crise cardiaque ; quelque temps auparavant, il avait acheté une maison au Danemark pour une de ses collaboratrices. Son style de vie que l'on appelle "bourgeois" était sa manière de vivre compte tenu du monde dans lequel il lui fallait vivre : une optimisation sous contraintes, en quelque sorte.

L'ouvrage d'Ursula Muscheler donne à voir, souvent dans les détails, des aspects du style de vie brechtien (et l'on n'aborde pas la relation de l'écrivain aux femmes !). La vie de Brecht apparaît aujourd'hui plutôt agréable, sans doute parce que l'auteur ne met pas l'accent sur les soucis et les difficultés de Brecht qui dut gagner la vie de sa maisonnée. Mais surtout, Brecht durant toutes ces années d'exil puis de retour en Allemagne, a écrit de nombreuses pièces de théâtre et des poèmes. Son oeuvre restera, et certaines de ses propriétés en deviendront des lieux de célébration.

mercredi 31 août 2022

Nouvelle objectivité : les années 1920 en Allemagne, avant le nazisme

 Catalogue de l'exposition "Allemagne /Années 1920 / Nouvelle objectivité / August Sander" au Centre National d'art et de culture Georges Pompidou, 1922, 320 p. 49 € (Prix France !!!)

Cette exposition traite de la République de Weimar et de la "Nouvelle objectivité". Cette expression traduit l'allemand "Sachlich sein" ("Sachlich sein, heisst deutsch sein", déclare Heinrich Mann dans Der Untertan : "Etre sachlich, cela signifie être allemand". C'est donc une nouvelle manière, objective, de voir le monde, à l'allemande. 

L'exposition décrit les changements de la société allemande, entre la fin de la guerre de 1914-1918 et la montée au pouvoir du nazisme, soit un peu plus de dix années ; l'esprit de ce temps (Zeigeist), c'est une esthétique qui emprunte à "la sobriété, la rationalité, la standardisation et au fonctionnalisme", qui touchent de manière pluri-disciplinaire l'architecture, la poésie, le design, la musique, la peinture et le théâtre. On a parlé aussi, Karl Jaspers, de réalisme ("Sachlichkeit" terme qui s'imposa au détriment de "Gegenständlichkeit"). C'est ce que traduisit le titre d'une exposition à Mannheim pendant l'été 1925 : "Die neue Sachlichkeit. Deutsche Malerei seit dem Expressionismus", exposition dirigée par Gustav Friedrich Hartlaub ("La nouvelle objectivité. Peinture allemande depuis l'expressionnisme") .

Le catalogue de l'exposition parisienne est en français : j'ai demandé une édition allemande, mais elle coûtait deux fois plus cher. Bizarre !  Le catalogue est d'excellente qualité tant par les contributions des auteurs que par les reproductions des oeuvres.  

On nous montre les innovations de l'époque, d'abord les innovations graphiques avec les "isotypes" de Otto Neurath et Marie Reidenmeister qui visent une objectivité démocratique ("demokratische Objektivität"), l'objectivité et la pédagogie par l'image ("Bildpädagogik"). Ensuite, les innovations architecturales et urbanistiques de la Römerstadt de Francfort vers 1930 ("Wohnungsbau der Stadt Frankfurt am Main") dont on nous donne la vue aérienne (p. 55) et le quartier de Dessau-Törten par Walter Gropius. On y voit également les "meubles standards" ("Metallmöbeln"). Bernd Stiegler, dans le chapitre intitulé "Le montage, synthèse visuelle", développe l'esthétique que met en place Alfred Döblin dans son roman Berlin Alexanderplatz : "La littérature est une sorte de chiffonnier qui glane les innovations visuelles pour reconfigurer à sa façon les matériaux existants qu'elle a ramassés. Lorsque la littérature se fait à son tour visuelle, c'est que la synthèse s'est opérée et qu'elle peut alors se diffuser par d'autres voies". Une partie est consacrée à la nature morte et au "discours des choses" qu'elle tient ; ainsi, les tableaux de Alexander Kanoldt (Stilleben XII) ou le Grammophon de Rudolf Dischinger tiennent des discours différents, calme pour les livres empilés et presque agressif pour le Grammophon.

Dans Menschen des 20. Jahrhundert, August Sander photographie des types de profession (des catégories socio-professionnelles, pourrions nous dire aujourd'hui), couple de peintres (Malerei Ehepaar), enfant de bourgeois (Bürgerkind), femme d'un architecte (Frau eines Architekten), pâtissier (Konditor) ou manoeuvre (Handlanger). Et l'on retrouve August Sander, dont les photos terminent le livre, dans la "jeune fille en roulotte" ("Mädchen im Kirmeswagen"), la "femme de ménage" (Putzfrau), la mère prolétaire  (Proletariermutter), la mendiante (Bettlerin), etc.

Un chapitre est consacré à la "rationalité" qui montre "les travailleuses à la chaîne" (Arbeiterinnen am Fliessband) ou "le reporter à toute vitesse" (Der rasende Reporter - sur Egon Erwin Kisch, célèbre reporter de l'époque qui venait de publier Der rasende Reporter), ou le moteur d'une locomotive (Albert Renger-Patzsch), les appareils de réception radio (Bertolt Brecht ou Max Radler). C'est le vertige de l'américanisation que l'on perçoit au travers d'un pont métallique (Eisenbrücke) de Franz Xaver Fuhr, d'une gare (Station SD/2, Max Radler) ; c'est aussi l'époque des zeppelin, du béton, de nouvelles lampes, de téléphones plus modernes, de lits convertibles, d'armoires qui veulent rationaliser l'habitat... L'exposition donne aussi à écouter les voix de l'époque, un seul exemple, hélas, qui donne à penser la culture musicale du temps. Très beau travail donc que ce catalogue.

L'épilogue de l'ouvrage revient, de manière ironique, sur l'exposition qui ferme cette ère de la "nouvelle objectivité", exposition qui se tient à Mannheim de mars à juin 1933 et annonce le triomphe de la culture nazie : "Kulturbolchewistiche Bilder" ("Images de la culture bolchévique", est intitulée cette exposition). Art dégénéré donc ! ("Entartete Kunst"), disaient les nazis.

Notons encore le livre, en allemand, d'August Sander, Antlitz der Zeit. Sechzig Aufnahmen deutscher Menschen des 20. Jahrhunderts, publié avec une préface de Alfred Döblin (Visage du temps. 60 portraits des allemands du XXème siècle) qui montre la subtile sociologie à l'oeuvre dans le travail photographique d'August Sander.

 Pour conclure : il s'agit d'une très belle exposition, originale, qui fait mieux comprendre l'époque. Le catalogue permet de bien situer ces années et cette culture que le nazisme va briser. A ne pas manquer

mardi 22 décembre 2020

"This is Us" : une longue série biographique

Les principaux héros de la série (source : Wikipedia)

 C'est une série au long cours, à la construction très complexe, qui mêle sans cesse les moments. Crée par Fox, sa première diffusion date de septembre 2016 sur le network NBC, année olympique, et la cinquième année, lancée le 27 octobre 2020 est actuellement en cours de diffusion. La série est filmée à Los Angeles pour l'essentiel ; chaque année compte 18 épisodes. Elle conte l'histoire d'une famille de deux parents blancs qui attendent des triplés. L'un étant mort à la naissance, il est remplacé, volontairement, à la clinique par un troisième enfant, abandonné, et qui est noir. C'est l'histoire de cette famille mixte à laquelle on assiste, famille et son environnement social, passager ou durable. Au cours des cinq années de la série - qui couvrent plus d'une vingtaine d'années réelles -, les enfants ont grandi et le couple a maintenant des petits enfants. Et chacun des personnages a vieilli avec ses problèmes : l'une oublie petit à petit, l'autre est obèse, l'un est soucieux et un peu perfectionniste, l'un a des problèmes d'alcoolisme...

30% des effectifs des auteurs qui ont collaboré à la série sont noirs (alors que l'on ne compte habituellement 4,8 % des auteurs noirs  !). Le titre, "This is Us" a été rendu en français par "Notre vie" au Québec, ce qui ne donne qu'une idée de la série ; "Voilà, ça, c'est nous" oubien "Voilà notre vie" auraient peut-être mieux rendu l'esprit de cette série qui a gardé son titre américain en France. En France, où, après Canal Plus, 6ter, puis M6, la série a connu des scores d'audience plutôt décevants... Aux Etats-Unis, NBC a diffusé la série en prime time mais Fox garde les bénéfices de la diffusion à l'étranger, en syndication et en streaming

Ces quatre familles connaissent au cours de cette trentaine d'années tous les problèmes possibles des familles américaines, parfois dramatiques mais aussi, le plus souvent, d'une grande banalité. Le montage des épisodes fait alterner les périodes, le passé des personnages étant souvent présenté comme des formes d'explication du présent, du futur également. Les téléspectateurs voient ainsi des vies qui se mêlent, tissées de moments tendres, touchants, d'une grande quotidienneté aussi, avec leurs bavardages, leurs drames, leurs joies, les fêtes... C'est l'ensemble de ces émotions banales qui fait l'intérêt de la série : les événements décrits donnent l'impression aux téléspectateurs de les partager ou de pouvoir les partager et, parfois, les mettent à distance. Ces cinq années font naître chez les spectateurs le sentiment d'une grande proximité mais aussi celui d'assister à un spectacle à distance. Le mélange des périodes, des personnages, contribue à cette distanciation.


lundi 9 mars 2020

Jean Ferrat devenu classique



Jean Ferrat Intime, L'Humanité, hors-série, 8,9 €, 84 p.

Auteur-compositeur, chanteur proche du parti communiste, est le fils de Mnacha Tenenbaum, russe naturalisé, déporté et assassiné à Auschwitz parce que Juif. Jean Ferrat, qui d'abord a travaillé comme aide-chimiste, suivra des cours au CNAM. Dans ses chansons, il aura durant toute sa vie cherché à combiner simplement poésie et vie quotidienne.

On lui doit de nombreuses chansons sur des textes de Louis Aragon, une trentaine, et des poèmes plus banals mais qui ont marqué des générations : "Deux enfants au soleil" (1961, Prix de la SACEM), "Ma môme" (1961), "Nuit et brouillard" (1963, Prix de l'Académie Charles Cros), "C'est beau la vie" pour Isabelle Aubret), "La Montagne" (1965, sur l'exode rural), "A Santiago" (1967, dans un disque consacré à son séjour à Cuba... qu'il ne critique pas), "Ma France" (1969). "Camarade", en 1969, évoque l'invasion soviétique en Tchécoslovaquie pour y achever le "printemps de Prague" : "Ce fut à cinq heures dans Prague / Que le mois d'août s'obscurcit" ... Avec "On ne voit pas le temps passer", il écrira aussi la bande-son du film de René Alio, "La vieille dame indigne" (d'après une nouvelle de Bertolt Brecht, "Die unwürdige Greisin").

L'Humanité lui consacre un hors-série très classique, trop peut-être, mêlant son histoire et celle de sa carrière. Beaucoup de photos, des articles signés par toutes sortes de gens, des petites histoires comme celle qui le lia à Louis Aragon dont il fera en fin de carrière un CD entier de chansons. Jean Ferrat, c'est une certaine idée de la France, modeste et fière. Tout sa vie, il a cru en beaucoup d'idées défendues par le Parti communiste (dont il n'était pas membre), en beaucoup d'idées de "gauche" aussi, et il lui fallut souvent le regretter, il ne fut pas le seul. Mais il a chanté "La Commune" et "Les Nomades", "Les yeux d'Elsa" et "Federico Garcia Lorca", "Ce qu'on est bien" et "Berceuse"... et tant d'autres... Alors, cela vaut bien un hors-série, dix ans après sa mort, pour nous le rappeler et l'écouter à nouveau.
Il aimait l'Ardèche où il vécut dès 1974 et où il est mort.

Voir aussi : Les voix de Jean Ferrat

lundi 6 août 2018

Dans la jungle de l'orchestre : série musicale


"Mozart in the Jungle" est une série produite et diffusée par Amazon Studios, (février 2014 - février 2018, soit 40 épisodes de 30 minutes) ; le scénario reprend le mémoire autobiographique d'une hautboïste, Blair Tindall, Mozart in the Jungle: Sex, Drugs, and Classical Music (Atlantic / Grove Press, 2005).
La série a obtenu deux Golden Globe Awards en 2016 ("best comedies series" et "best actor"). Amazon a cessé la production après la quatrième saison, en avril 2018.

Quelle jungle ? La "jungle des villes" (Bertolt Brecht, "Im Dickicht der Städte", 1921) où se déroule l'action, New York, Venise, Tokyo ou Mexico ? Certes mais surtout la jungle de l'orchestre, monde sans pitié ni indulgence. Mozart, c'est la musique classique et l'opéra, mais c'est aussi le génie empêtré dans la ville, Vienne ou New York (on entend la chanson : "New York, Concrete jungle where dreams are made of".
Les deux héros principaux sont complexes et attachants. D'abord Rodrigo, chef iconoclaste, mexicain, maestro trentenaire, fantasque, invité à diriger le New York Symphony Orchestra, dont il remplace le chef conformiste et vieillissant ; grâce à Rodrigo, on entend beaucoup d'espagnol et d'italien. Et puis, il y a la jeune hautboïste, Hailey, frémillante et impatiente, qui occupe dans l'orchestre le pupitre difficile de second hautbois.
La jungle, ce sont d'abord les conflits d'ego et d'intérêts, les rivalités entre musiciens, les privilèges des uns, la relégation des autres. Instrumentistes que menacent, lancinantes, la perte auditive, la dystonie, l'arthrose (doigts, poignets) : fragilité à mettre en regard avec la somme d'efforts constants et de gestes répétés que requiert une pratique instrumentale professionnelle d'un tel niveau.

La série rappelle qu'un orchestre est une entreprise ; comme telle, elle doit équilibrer son budget et trouver des financements. Les musiciens, syndiqués (unionized), revendiquent et défendent leurs droits, âprement, comme tous les salariés : augmentations, pauses réglementaires, couverture médicale, retraite. Mais le talent ne suffit pas, pour que l'orchestre lève de l'argent, il lui faut courtiser les riches supporters, mécènes et parrains. Les musiciens doivent également se plier aux exigences du marketing et des médias, en accepter les contraintes commerciales parfois humiliantes. Ce sont les lois invisibles de cette jungle que la série met en scène ; des coulisses et des bureaux, où elles agissent d'habitude discrètement, la série les fait passer au premier plan, suivant le théâtre grec où l'orchestre désignait le devant de la scène, là où évoluait le choeur, juste devant les spectateurs. Comédie documentée : "sexe, drogue et musique classique", titre le mémoire d'origine. Il faut ajouter argent et voyages !
Conflits de génération, conflits de culture, conflits d'intérêt entre les gestionnaires, les musiciens, l'avocat d'affaires qui les représente, les administrateurs, les mécènes et parrains. La vie de Mozart est évoquée en arrière-fond : allusions à son père, sa sœur, à Antonio Salieri (Vienne), à Hyeronimus von Colloredo (Salzbourg), vie à laquelle Rodrigo s'identifiera au cours de dialogues imaginaires... Rodrigo, c'est Mozart.

L'orchestre est une société, un groupe où s'observent les affinités, les hiérarchies d'instruments (les cordes / vents / cuivres / percussion, etc.) qui sont autant de hiérarchies sociales, les flirts, les amitiés, les amours, les jalousies, les frustrations (tuttistes / solistes) : "le musical c'est du social" (cf. Bernard Lehmann, o.c.). Au-delà de l'autobiographie et de son réalisme, la série s'avère une illustration d'un travail sociologique, la comédie en prime. On ne s'ennuie jamais au cours des deux premières saisons ; ensuite, l'intrigue s'effiloche. La saison 4 introduit un robot humanoïde qui, ayant avalé toutes les données de la vie et de la musique de Mozart, se propose, grâce au machine learning, d'achever le "Requiem". Comme il semble bien difficile aux acteurs de simuler le jeu des musiciens, aussi de nombreuses rôles sont interprétés par des musiciens professionnels... qui jouent les acteurs.
La bande son est superbe, évidemment (cf. tunefind) : Mozart mais pas seulement, Olivier Messiaen, Franz Liszt, Ludwig van Beethoven, Gustav Mahler...
N'oublions pas qu'un orchestre peut jouer sans chef : Les Dissonances ou I Musici. La jungle sans roi ?


Références
  • Bernard Lehmann, L'orchestre dans tous ses éclats. Ethnographie des formations symphoniques, Paris, Editions La Découverte, 22 €
  • Norbert Elias, Mozart. Zur Soziologie eines Genies, Frankfurt, Suhrkamp
  • Theodor Adorno, Einleitung in die Musiksoziologie, Zwölf theoretische Vorlesungen, 1961-62, Frankfurt, Suhrkamp
  • "Blair Tindall and the Classical Music 'Jungle", NPR, August 8., 2005 
  • Philippe Greiner, "Mozart et l’archevêque de Salzbourg: les voies d’une incompréhension", Transversalités, 2008/3, N°107, pp. 125-140.

vendredi 16 février 2018

Rita, une série TV à l'école du Danemark


"Il y a quelque chose de pourri dans l'Etat du Danemark", dit-on dans HamletSomething is rotten in the state of Denmark », 1, 4). Et, selon "Rita", série télévisuelle danoise, ce quelque chose, c'est l'école grand public, école pour tous. Cela se passe au Danemark mais pourrait bien être situé en France ou ailleurs, dans une zone urbaine que l'on dit défavorisée, ou rurale qui se dépeuple.
Les séries télévisées se sont emparées de l'hôpital (ER), de l'agence de publicité (MadMen), de l'information télévisée (Argon), du cabinet d'avocat d'affaires (Suits), de la grande entreprise multinationale (Misaeng)... Avec "Rita", le lieu principal de l'action, c'est l'école publique, obligatoire, fondamentale, primaire, selon les pays. Les élèves ont de 4 à 16 ans.
Rita, c'est l'institutrice. La quarantaine, divorcée, mère de trois enfants, sympathique, souvent fatiguée, fumeuse à tous crins, militante de l'éducation. "Inconformiste", féministe naturellement, elle est peu portée aux compromis et à l'hypocrisie sociale. La solitude s'empare d'elle progressivement ; ses enfants partent où leur vie les mène, ses amis et amants aussi. On dirait du Brecht parfois : Rita, mère de famille "indigne" ("unwürdige") et "mère courage" ? Rita finira par retomber dans son enfance et ses drames, qu'elle a tenté de refouler. Peut-on échapper à son enfance ? Rita, dont l'enfance et la scolarité furent douloureuses, est évidemment en empathie avec ses élèves ; elle semble d'ailleurs ne pas vouloir devenir adulte. Utopie. "Famille, je vous hais", le mot d'André Gide (Les Nourritures terrestres) pourrait servir d'exergue à la série que l'on peut aussi voir comme une cure pychanalytique...

D'épisode en épisode, la série passe en revue les problèmes que Rita rencontre, l'homosexualité de son fils, la dyslexie de sa fille, le décès de sa mère. A l'école, Rita est confrontée à la stigmatisation des élèves en difficulté : hyperactivité (ADHD), autisme, syndrome d'Asperger... Difficultés sociales aussi : enfants de milieux pauvres, de familles plus ou moins dysfonctionnelles. Tout espoir de salut est placé dans une éducation scolaire alternative, dans une pédagogie non conventionnelle inspirée de Montessori, Freinet, Makarenko peut-être, fondée sur la coopération, les méthodes actives, l'auto-apprentissage, l'expression libre...
La critique porte tour à tour, et simultanément, sur les comportements parentaux, sur l'administration locale, la hiérarchie scolaire, le sexisme ordinaire. Tous les acteurs de l'éducation en prennent pour leur grade. Mais la série dresse des portrait d'enseignants, d'abord enthousiastes, dévoués puis découragés, résignés, souvent coincés, impuissants, entre les autorités scolaires et les parents d'élèves.
Tout y passe des événements de la vie scolaire : les tests, les poux, les fêtes pour collecter un peu d'argent, la drogue, les difficultés de l'adolescence dont les héros sont issus de YouTube et du football professionnel, la banalisation de la pornographie, les graffitis... Série réaliste, qui désenchante l'image sociale d'un quelconque modèle scandinave. "Rita" montre l'universel derrière le singulier danois.

La série, diffusée par la chaîne danoise TV2 dès 2012, avait déjà acquis quelque notoriété quand Netflix l'a reprise, co-produisant la suite, à partir de 2015. Au total, la série compte 32 épisodes. A la dernière saison, la série s'essouffle un peu, la psychologie introspective et l'invraisemblable l'emportant.
Avec "Rita", Netflix s'avère l'indipensable pourvoyeur et moteur de télévision pluri-nationale (avec sous-titres), dépassant l'horizon des chaînes nationales. Positionnement enviable. ARTE ?
Un spin-off a été développé à partir du personnage d'une institutrice, collègue de Rita, également peu conventionnelle, "Hjørdis", avec Netflix encore (2015). "Rita" a été adaptée en français par TF1, en 2015, "Sam".

N.B. Pour des points de vue complémentaires, voir le post sur le blog de Caroline et l'article de Mat Whitehead, sur BuzzFeed Australie.
L'uniforme de Rita, jeans, plaid shirt, talons hauts, blouson. Voir la série sur le site de TV2.

mardi 26 septembre 2017

"When Calls the Heart" et "Chesapeake Shores" : deux séries dont on ne parle guère


On n'en parle guère, et pourtant... c'est aussi cela la télévision américaine.

De Hallmark Channel à Netflix
Pas de crimes, pas de drogues, pas de poursuites de voiture, pas de bande-son assourdissante, pas de scène "indécente" ou "obscène", pas de tatouages, pas de "gros mots"(profanity)... Des drames certes, séparations, divorces, maladies, accidents mais le cœur, la justice et la courtoisie triomphent. Pas d'Emmy Awards, bien sûr.  As American as apple pie : beaucoup de gâteaux, de pancakes et de cranberry muffins! Retours à la nature, mais à une nature domestiquée, urbanisée.
Séries reposantes. On dit "family friendly content". Reprises par Netflix.
Les deux séries ont été lancées par Hallmark Channel, la chaîne de Crown Media Family Network (propriété de Hallmark Cards Inc.). Hallmark Channel est diffusée par le câble et le satellite (par les MVPD donc) dans 89 millions de foyers américains (sur un total de 120 millions aux Etats-Unis).

"When Calls the Heart" a été lancée en 2014. La série se déroule dans le cadre de la conquête de l'Ouest américain, dont on peut suivre l'histoire, d'épisode en épisode : on voit arriver le chemin de fer, l'automobile, le téléphone... De nombreux plans de coupe montrent les montagnes, des couchers de soleil, superbes cartes postales invitant au voyage. L'institutrice est amoureuse d'un officier de la police montée canadienne (RCPM, mounties), parfait dans son bel uniforme rouge, fier avec son chapeau Stetson. Romantique et familial. Quelques méchants, quelques brutes et truands, beaucoup de bons. Des veuves courageuses, "mères courage et leurs enfants", enfants sages et studieux. Ville de mineurs (mais Coal Valley deviendra Hope Valley). Ce n'est pas Germinal, mais on songe aux débuts de "Coal Miner's Daughter" quand même... et, à peine, effleurée, à "la lutte du capital et de travail" (Emile Zola).
Un féminisme de bon aloi court discrètement dans toute la série : l'institutrice doit sans cesse revendiquer son indépendance et soutenir celle de ses élèves filles. Elle soutient aussi les revendications des femmes de mineurs, propage avec enthousiasme la culture scientifique et littéraire, s'initie au bricolage domestique. Déterminée à inventer sa vie, elle résiste à son propre père, riche notable citadin ; elle résiste gentiment et fermement aux traditions conservatrices de sa famille. Le maire est une femme et elle négocie habilement et fermement avec la société de chemins de fer.
Une cinquième saison est annoncée pour 2018. L'institutrice et l'officier vont-ils se marier ?

"Chesapeake Shores" a été lancée en 2016. La série se déroule sur la côte Est des Etats-Unis, dans une petite ville riche. Le thème est sentimental encore, mais contemporain (smartphone, avion privé, etc.). Une famille décomposée de cinq enfants, se reconstitue petit à petit, remettant de l'ordre dans la "confusion des sentiments" qui les a dispersés. Ici encore triomphent l'appel du cœur, l'appel de la "terre natale" et le courage des femmes qui ramène tout le monde à la maison, source du bonheur perdu. La série est diffusée le dimanche, en prime-time.
A nouveau, de superbes paysages, cartes postales de décors naturels, paisibles. Milieu élégant, aisé, poli, indulgent. Une vaste et belle maison donnant sur l'océan, une cuisine claire et spacieuse où toute la famille se retrouve pour le petit déjeuner. Quatre générations sous le même toit ! Là, tout n'est qu'ordre et beauté, luxe...

Séries reposantes tissées de vie quotidienne et de ses petits drames. Pas de risque de distanciation, au contraire : mieux vaut s'identifier aux héros, modestes, trop humains. Chaque épisode résoud un conflit, un problème, tandis que courent quelques intrigues à long terme. Qui épousera qui ? Loin, très loin de "Game of Thrones", de "OINTB" ou de "Ozark", plus près peut-être de l'esprit de "Family Ties" (sitcom de NBC, 1982-1989).
Hallmark Channel viserait, ou du moins toucherait, le Midwest et le Sud américains plutôt que la côte Est et la côte Ouest (plutôt donc que Los Angeles, San Francisco, d'une part et New York, Boston, d'autre part). Le Los Angeles Times parle à ce propos de "cultural divide", le journaliste corrélant intuitivement le succès de la série à la carte électorale. Sociologie politique simpliste et peu convaincante. Netflix, à la tête de toutes données recueillies, doit en savoir tellement plus long !
Hallmark lance Hallmark Drama pour les MVPD et une chaîne OTT, Hallmark Movies ($5.99 par mois) le début octobre 2017, sur Amazon Channels ; directement aux consommateurs.


Références

Sur Germinal : voir Henri Mitterrand, "Zola à Anzin. Les mineurs de Germinal", in Travailler, 2002, N°7, pp. 37-51.

FCC, "Obscene, Indecent and Profane Broadcasts"

Le Pays du sourire (The Land of Smiles) !

mercredi 5 juillet 2017

Jane the Virgin. Telenovela pastiche


Diffusée par The CW pour le début de la saison 2014, "Jane the Virgin" s'inspire d'une telenovela vénézuélienne ("Juana la Virgen", diffusée par RCTV en 2002). Acclamée, nominée à de nombreuses reprises, récompensée plusieurs fois dont une d'un Golden Globe. Programmée en prime-time le lundi puis le vendredi. (N.B. The CW est un network national appartenant à Warner Bros. (50%) et CBS (50%.) ; son audience est plus jeune que celle des autres networks).
La série se consomme à deux degrés : au premier degré, l'intrigue est typique du genre, peu subtile mais délassante ; au second degré, "Jane the Virgin" se moque sans vergogne du genre telenovela, de ses clichés (playboys aux costumes rutilants, fans qui se pâment, décors et maquillage, larmes et cris, etc.). Mise en abyme : il y a un tournage de telenovela dans la telenovela... le père de l'héroïne s'avérant un acteur de telenovela adulé et fameux...
L'humour n'est pas absent : "Jane the Virgin" n'hésite pas à plaisanter avec certains aspects de la religiosité catholique (la virginité et la sexualité, le mariage, l'immaculée conception, etc.) et de la culture hispanic. Plus de 40 épisodes passent et Jane est toujours vierge, et elle est sans doute veuve... le suspense continue donc.
Dramedy, soap opera, sitcom ? Genre télévisuel hybride.

The CW a renouvelé la série pour une quatrième saison commençant en octobre 2017. Au total, la série comptera un ensemble de plus de 70 épisodes de 42 minutes chacun. En France, la série est diffusée par Téva et M6 (dont 6play).

L'action se déroule à Miami, en majorité dans deux lieux : la maison d'une famille hispanic et un hôtel de luxe. Trois femmes latina sont au cœur de l'intrigue, quatre générations "sous le même toit", la fille, la mère et la grand-mère qui partagent le même appartement et le nouveau-né (fils de Jane). Les rebondissements sont nombreux et, pour l'essentiel, improbables et loufoques.
La série est bilingue, l'espagnol étant sous-titré en anglais. En plus des personnages, il y a un narrateur, agissant comme un chœur qui commente et explique l'action en voix off, rappelant lors de chaque début d'émission les épisodes précédents ("it should be noted that..."). Il s'exprime aussi à l'aide d'éléments graphiques à l'écran, introduisant ainsi une sorte de distanciation (second degré).
La narration recourt sans cesse au smartphone, toujours à portée de la main des personnages ; omniprésent, deus ex machina portable, le portable préside aux retournements de l'intrigue ; il est partie prenante du jeu de chaque personnage, son prolongement. Les textos sont affichés à l'écran au fur et à mesure de la saisie, et l'action est parfois commentée à l'aide d'une série d'emoji. Construction de la narration évoquant l'anadiplose...

Avec sa diffusion par Netflix, la série accueille une audience élargie, internationale.


N.B. Le personnage de Jeanne dite la Pucelle hante l'histoire de la littérature et du cinéma. Appropriation par divers partis, revendiquée en France par les républicains laïques (héroïne combattante et résistante) mais aussi canonisée par l'église catholique ("Johanna nostra est") : de Friedrich von Schiller ("Die Jungfrau von Orleans" (1801) à Jules Michelet (1841), de Paul Claudel et Arthur Honegger ("Jeanne au bûcher", 1938) à Charles Péguy (1897) en passant par Bertolt Brecht ("Sainte Jeanne des abattoirs", 1930), le personnage de Jeanne d'Arc séduit les écrivains. De nombreuses œuvres cinématographiques lui sont consacrées : Georges Méliès (1900), Carl Dreyer, Robert Bresson (1962), Jacques Rivette (1994)...

Voir aussi : Jeane d'Arc et ses mythographes in MediaMediorum


mercredi 17 décembre 2014

Cours de journalisme en série : The Newsroom


Voici que s'achève la troisième et dernière saison de la série The Newsroom diffusée par HBO depuis juin 2012 (puis HBO GO) : 25 épisodes de 52 minutes.
The Newsroom raconte le quotidien et les péripéties de News Night, le journal du soir d'une chaîne d'info, ACN (chaîne fictionnelle, du type CNN). Le générique de la première saison place d'emblée la série sous les auspices favorables des grands ancêtres de l'information télévisée américaine : Edward R. Murrow (CBS), Walter Cronkite (CBS), Chet Huntley et David Brinkely (NBC).
Le réalisateur et auteur est Aaron Sorkin, un habitué de la fiction politique : "The West Wing", "The American President" ; il est aussi le réalisateur de "Social Network", un film sur les débuts de Facebook.

The Newsroom relève d'une double lecture : au premier degré, une trame politique, celle de la chaîne, d'événement en événement ; des histoires secondaires s'y entrelacent, amours, rivalités, drames, ambition... Le téléspectateur partage la vie fébrile de la salle de rédaction, petite communauté dont l'incessante communication numérique exaspère le quotidien. L'information télévisée se fait à coups de Web et de smartphones : Twitter, iTunes, Facebook le disputent aux blogs et aux e-mails.
En même temps que se déroulent ces narrations croisées, d'épisode en épisode, la série approfondit une réflexion critique sur le journalisme et ses limites : le financement de l'information par la publicité, l'obsession lancinante des taux d'audience (ratings) et des sondages, la langue de la télévision, malade, de plus en plus orwellienne, la starification des présentateurs, le "journalisme citoyen" (amateur), l'agenda setting... L'équipe de News Night rêve d'une information sans contrainte, libérée des taux d'audience, indépendante des actionnaires, de la publicité... Dépendre des subventions et des pressions des pouvoirs politiques plutôt que de la publicité ? Hum !

Les problèmes évoqués et parfaitement illustrés concernent la construction et la hiérarchisation des faits, la question des sources et de leur vérification, la course au scoop... C'est toute l'économie de l'information, de sa production et de sa consommation que la série réussit à mettre en scène : à ce titre, elle pourrait servir de base à une réflexion de science politique sur le journalisme et, plus généralement, sur le "quatrième pouvoir". Le postulat politique de la série, qui semble hérité de Benjamin Franklin (cf. Apology for the Printers", 1731), est que la qualité d'une démocratie dépend de la qualité de l'information de ses citoyens. Mais que peuvent vouloir des téléspectateurs intoxiqués par la culture politique hégémonique de leur temps, de leur pays ?

Une mythologie du journalisme, empreinte de nostalgie, est sous-jacente : celle du Watergate, faire l'événement plutôt que s'en tenir à le raconter. How to do things with words ! Le journaliste devient le héros de l'histoire qu'il raconte.
Un dialogue aux allures de fable confronte la journaliste d'un magazine people au présentateur de News Night : inégales dignités journalistiques ? Qu'est-ce qui fait et distingue le journalisme, le métier et sa technique, sa déontologie ou bien les sujets auxquels ils s'appliquent ? Noblesse des grands principes d'un côté, petitesse des indiscrétions de l'autre ? La série met en scène différents "caractères" journalistiques : le moraliste redresseur de torts, le correspondant de guerre, héroïque, bras en écharpe et cicatrices au visage, le geek sympathique et savant, le technicien financier à la rigueur inflexible, le présentateur emprisonné qui ne trahit pas ses sources...

Comme la narration est riche, qu'elle est profondément inscrite à la fois dans le contexte culturel américain et dans l'actualité, le public étranger risque de s'y perdre, peu familier avec le Tea Party, les primaires en New Hampshire, la grêve des enseignants du Wisconsin, les viols impunis sur les campus universitaires, la pollution par BP du golf du Mexique, la peine de mort, la légalisation de l'immigration mexicaine, Fox News, la géographie électorale, la National Rifle Association (NRA) et le port d'armes, le New York Post... La plupart des téléspectateurs non américains ne profitent guère des multiples allusions culturelles ou historiques qui forment le fond de références nationales sur lequel se détache l'histoire de la chaîne. Limites de l'internationalisation.

Pour apprécier pleinement l'émission, il faut se mettre dans la peau du téléspectateur américain. Celui-ci est nourri d'information pré-digérée par les partis politiques officiels et leur lobbying qui forment le consensus essentiel, tacite et invisible, celui qui les fait s'accorder sur les modalités du dissensus et limiter ainsi les choix politiques. Le présentateur tente de mettre à jour ce consensus conservateur en décapant les journaux télévisés de leur langue de bois convenue, en exhibant ses contradictions. Ce qui peut apparaît comme de la condescendance (smugsanctimoniousness, disent les critiques) ne serait que conscience professionnelle. L'information télévisée, ainsi conçue, accomplit un travail didactique afin de provoquer l'étonnement du téléspectateur. Il y a du Brecht dans cette démarche maïeutique : réveiller ("distancier") le téléspectateur (Verfremdungseffect, defamiliarization). Will, le présentateur, se voit "in a mission to civilize" (allusion à Cervantès) quand on attend de lui qu'il fasse de l'audience... Aaron Sorkin, aussi, voudrait nous civiliser : "You can act like a knight even if you do not have a horse" et, romantique, se réclame de Don Quijote...

Superbe série, teintée de nostalgie, dont on pressent qu'elle parle d'un média qui s'achève et doit se réinventer... sous les coups et à l'aide du numérique.

Elle est diffusée en France par Canal+ Séries.
A noter, le merchandising pour les fans (boutique avec T-shirts, mugs, stylos, DVD) et les liens avec Facebook (pour quoi faire ?).

samedi 19 février 2011

Plus belle la vie (PBLV), média total

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Magazine lancé en janvier comme hors-série du guide de programmes TV Télé-Loisirs (Prisma / Bertelsmann). Prix facial : 4 €, pour 116 pages. La mise en place du premier numéro, déclarée par l'éditeur, est de 200 000 exemplaires. Distribution par Presstalis, placé en pile dans le linéaire "Télévision", à côté de Télé-Loisirs. Peu de promotion, juste un peu de PLV ; vendu comme "collector".

Le magazine est consacré à l'émission diffusée du lundi au vendredi sur FR3 où elle réunit en plein prime time (20H10), en face des journaux de Farnce 2 et TF1, plus de cinq millions de téléspectateurs qui regardent vivre les habitants du Mistral, quartier imaginaire de Marseille (où l'émission est tournée), avec sa prison, son commissariat, son bistro, son parc... L'émission co-produite par Telfrance et Rendez-vous Production, a été lancée en été 2004. Elle est diffusée aussi sur France 4 en access (17h05), en Belgique (ladeux), en Suisse (TSR 1) et en Tunisie (Nessma TV) ; l'émission est également accessible en VOD et en DVD. Au total, déjà plus de 1 800 épisodes.
L'émission est servie par de nombreux produits dérivés :
  • des livres (les romans du feuilleton, une BD, un livre de cuisine, un livre documentaire), 
  • un jeu de société, des jeux vidéo, des CD, une appli de jeux pour iPhone (0,79€) 
  • un mensuel (avec DVD) qui a cessé sa diffusion en décembre 2010 et que remplace ce nouveau magazine, 
  • un site officiel avec une boutique en ligne, et aussi un site "non officiel" de fans, un site pour les fans belges, une présence sur Facebook, sur Twitter, etc
  • des T-Shirts, des mugs, des casquettes, etc. et même un scooter aux couleurs de l'émission, MIO (Sym) ! 
Ce magazine est un exemple presque idéal-typique d'un média de médias. Le cinéma, la télévision sont grandes pourvoyeuses de contenus pour la presse, qui la reflète et dont elle profite, non sans hyprocrisie : sans télévision, pas de people ! Avec ce feuilleton, sorte de sitcom / soap opera (du genre "All in the Family"), les téléspectateurs regardent vivre des familles dans leur quotidien. On n'est jamais loin du roman-photo. Avec son audience régulière, ce format se prète bien à un prolongement magazine. Comme le site, le magazine fait voir le hors-champ sans trop céder à la tentation de la distanciation. Making-of, "stars des coulisses", etc.
La mise en page du magazine emprunte aux habitudes des réseaux sociaux (cf. "le mur Facebook du Mistral" où l'on s'exprime en termes de SMS). Un peu de déco, des pages cuisine, musique / cinéma, des tests prospectifs, mots flêchés et sudoku, horoscope. Rien ne manque, sauf la publicité. Ce premier numéro n'en comporte, et s'en tient à des promotions des titres du groupe Prisma.

Cet ensemble médiatique invite à reconsidérer les classifications des médias. Au centre, il y a une émission qui imite la vie, quotidienne, et attire des millions de téléspectateurs. Autour de ce média, circulent des médias ancillaires, multiplicateurs d'images et instigateurs d'usages, prolongeant et amplifiant l'émission par tous les sens (lecture, vidéo, musique, objets) et enfin, s'entretissant, les outils numériques redoublent l'ensemble, invitent à l'action (fans, personnalisation, achats). "Plus belle la vie" peut être qualifié de média total, pluridimensionel, en détournant, mais pas tant que cela, la notion de "fait social total" (Marcel Mauss : fait "où s'expriment à la fois et d'un coup toutes les institutions"). On gagnerait à l'appréhender dans sa totalité, tant au plan de la production que de la consommation et de ses usages publicitaires (médiaplanning, mesure d'efficacité).
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samedi 21 mars 2009

Huis clos scolaire


ARTE a diffusé vendredi à 21H un film ayant pour théâtre un établissement d'enseignement secondaire public d'une banlieue pauvre. L'action unique se déroule à huis clos durant un cours de français, sur Molière, dans une salle de classe. Le temps de l'action est celui de la représentation. Bienséance : le pire, on ne le voit pas. Catharsis. Théâtre classique.
L'intrigue évoque la scolarisation dans un univers livré au racisme, à l'antisémitisme, à la haine des autres, des femmes... Trafics mafieux en tout genre, viols en réunion filmés avec téléphone ("filmer, c'est pas grave", s'insurge le caméraman voyeur), intolérance, violence, racket. L'enfer scolaire, c'est souvent les autres élèves. 
Audience : selon l'audimétrie TV, 10% de téléspectateurs de ce vendredi soir ont regardé le film de Jean-Paul Lilienfeld, 30% ont préféré "Qui veut gagner des millions" sur TF1 (source : Médiamétrie). 

Quelques notes sur ce que cette diffusion dit des médias.
  • Diffusion en avant-première sur ARTE, la semaine précédant la sortie en salles  (50 salles seulement, dit-on, quand certains films ouvrent avec plusieurs centaines. Affiche ci-dessous, kiosque AAP). Entorse à la chronologie des films.
  • L'état de la langue vernaculaire rendu par le film et les acteurs. Vocabulaire, prononciation : ce qui se parle là tend par moment vers le degré zéro de la communication et du respect. Si l'on en croit ce film, il semble ainsi ne plus y avoir de mots pour dire "femme", par exemple. En attendant des analyses socio-linguistiques (cf. Labov, "Language in the Inner Citiy. Studies in the Black Vernacular", 1972).
  • La place du téléphone portable, centrale, à la ville comme à la scène. Pour le meilleur et pour le pire.
  • La parodie des émissions électorales qui légitiment une culture d'exclusion : votez, éliminez, virez, etc. "Star Ac" et "Maillon faible". Pauvreté de la vie sociale et de l'expression des opinions (s'interroger sur la prolifération sur Internet d'incitations à "voter", de sondages accompagnés de statistique insignifiante... au nom de l'engagement !). 
  • "La journée de la jupe". Parodie encore. On n'en peut plus de ces "journées" événement  : journée des accidents de la route, du Sida, contre le cancer, de la femme, sans tabac, de la télévision, du patrimoine, sans télévision...  il y en a tellement que l'on ne manquera bientôt de jours à moins de ne plus créer que des demi-journées. (il y a déjà des jours avec deux journées). Les Saints du jour sont plus drôles, et merci aux pauvres saints aémères !
Dommage que ARTE s'attache surtout à échauffer le coeur, à provoquer la fureur et la pitié des spectateurs (Boileau). Manquent, sur le site ou à l'antenne après la diffusion, qui apporteraient un contre-point salutaire à la narration tragique, des éléments documentaires, des statistiques, des interviews de profs, d'élèves, des photos, ou encore des sous-titres en français pour certains dialogues.... Ceci casserait le laisser-aller émotionnel où l'on peut s'enliser : car si l'on s'indigne généreusement, si l'on s'émeut, va-t-on penser cette indignation, cette émotion ? Le site Internet d'ARTE aide à prendre un peu de distance en donnant la parole aux jeunes acteurs. Mais c'est trop peu. Revient donc la question du statut respectif du documentaire et de la fiction, de leur éventuelle dialectique (et non de leur mélange en docu-fiction ou docutainment).

Evidemment, Isabelle Adjani joue superbement. Trop ! Evidemment, elle nous embarque, tout comme ses jeunes complices, on s'identifie et l'on en oublie de réfléchir : comment en est-on arrivé à cette misère scolaire, sexuelle, langagière, politique qu'évoque le film et que l'on tait ailleurs ? Comment en est-on venu à accepter cette destruction de l'école républicaine, laïque ? A qui profite le crime ? 
Film courageux, bonne soirée télé, ne boudons quand même pas notre plaisir. 
Nombreux, dans Bisouville (pour ce terme, désignant le petit monde du showbiz, voir l'interview du réalisateur dans Le Point), sont ceux qui ont refusé le projet, dont France Télévision. A quoi sert notre redevance sinon à financer de telles réalisations ?

samedi 27 décembre 2008

La vie contée en numérique (Gad Elmaleh)


Dans son spectacle publié en DVD ("Papa est en haut", novembre 2008), Gad Elmaleh donne une leçon magistrale de sociologie des médias numériques. 
Observateur malin (et participant), il montre l'entrée des objets numériques dans la vie de tous les jours de tout le monde. Non pas leur arrivée pour quelques uns, dits précurseurs ("early adopters" !), proclamée à l'appel des communiqués de presse mais le moment où l'on ne parle plus de ces objets parce qu'ils vont sans dire, parce qu'ils sont désormais la matière première de la langue quotidienne, des métaphores, des allusions et des références. Le moment où l'on parle ces objets. Quel plus juste indicateur de maturité des technologies que leur degré de banalisation langagière ?
Après Gad Elmaleh, on ne suivra plus son GPS comme avant ("Moi, j'aurais pas fait comme ça ... "). Pas plus que l'on n'abordera Facebook ou les textos comme avant. 
Fabuleux numéro sur les textos et le style de communication qu'ils engagent (les smileys, LOL et autres MDR) ; continuité du SMS, du faire-part de naissance à la mort dont la définition métaphorique est d'être à vie "sur messagerie". Métaphysique qui se nourrit d'imaginaire numérique. Le comédien enchaîne avec un numéro sur Facebook, simulé en face à face. Irrésistible : "Ajoute-moi !", "Tu veux être mon ami ?". 
Ressorts comiques et ressorts sociologiques se conjuguent : il suffit d'imaginer les interactions de la "vraie vie" sur le modèle de Facebook ou des textos, pour faire ressortir la connivence et l'arbitraire consensus qui les soutiennent. Ridicule de cette Préciosité numérique.

Les métaphores selon lesquelles Gad Elmaleh donne à voir nos vies empruntent à Internet, au jeu vidéo, mais surtout au téléphone portable (SMS, forfait et boîte vocale).
L'influence des technologies numériques se trahit dans les innovations sémantiques : "être en Wi-Fi avec" quelqu'un (pour dire la symbiose, la connivence), ne plus avoir de réseau (bafouiller), bugger (penser de façon incohérente) ; être en Bluetooth, c'est être ensemble, proches sans se toucher (cf. le "slow en Bluetooth", où l'on ne se tient pas). Sans compter ce qui tourne autour du forfait ("forfait voyelles" pour qui n'articule pas, "forfait sommeil" pour les SMS de nuit : "Tu dors ?"), etc.
Il y a du Montesquieu dans cette approche des Persans numériques, et des modes d'analyses qui font penser aux travaux d'Erwin Goffman ("theatrical frame", "social interaction", "frame analysis"). Quel travail d'analyse, en acte, que l'on entrevoit, mais trop peu, dans le DVD "bonus" !

La distanciation opère par l'humour (et l'on rit de bon coeur ... de nous-mêmes), elle s'élabore avec la reprise des réparties du public par le comédien, l'insertion de pseudos-apartés de spectateurs, par l'évocation répétée du rituel de la scène, la volonté de vendre la mêche. Tout ceci, dans une tonalité comique, rappelle au spectateur son métier de spectateur : il est au spectacle, embarqué et étranger, et le spectacle le lui montre sans cesse, à la Brecht (Kleines Organon für das Theater, 1948). Enchanté d'être sans cesse désenchanté. Pour mieux comprendre.

Quel talent d'explication, qui énonce pour dénoncer, sans cruauté ; on aimerait pouvoir enseigner comme cela, et à coup d'humour, laisser émerger les concepts. Sérieux !