vendredi 12 avril 2024

Comment se mesure le monde ?

Piero Martin, The seven Measures of the World, translated from the Italian by Gregori Conti,Yale University Press, New Haven, London, 209 p., 2023. Suggestions for Further Reading, Index.

Voici un ouvrage de vulgarisation scientifique. Il porte sur sept unités de mesure fondamentales, indispensables pour comprendre le monde physique : le mètre, la seconde, le kilogramme, le kelvin, l'ampère, la mole et le candela. C'est un ouvrage d'histoire des sciences, voire même d'épistémologie. Mais c'est aussi une sorte de roman où l'auteur mêle aux données mathématiques et physiques les petites histoires qui font la grande histoire des sciences. Les trois premières mesures sont le pain quotidien de la langue française mais les quatre suivants sont quelque peu rare dans les conversations !

Ainsi chacune de unités de mesure constitue un chapitre du livre ; l'auteur est professeur de physique expérimentale à l'université de Padoue en Italie. Le livre écrit en italien est élégamment traduit. Certaines unités sont connues de tout le monde ou presque, en Europe du moins, le mètre, le kilogramme et la seconde font partie des échanges quotidiens, dans les magasins du moins où l'on vend des mètres de tissu, des kilogrammes de fruits, de pommes de terre, de viande. La seconde est de la durée :"attends une seconde !", dit-on. Ensuite les unités renvoient à des expériences plus complexes moins évidentes, l'ampère, le kelvin, la mole et le candela. La mole renvoie à Avogadro, à la constante d'Avogadro mais sa manipulation est plus malaisée.

La candela est plus poétique ; elle évoque les chandelles pour traiter de la luminosité. Autrefois mes grands-parents parlaient des "bougies" à propos de la puissance des ampoules pourtant électriques depuis déjà quelques années, mais ils y voyaient ainsi plus clair que la définition actuelle qui mobilise la constante de Planck.

 Voici un livre plaisant à lire en une semaine (une mesure par jour !). On apprendra les mesures et l'on se souviendra des erreurs, inévitables, indispensables : car il s'agit "de changer de culture, de renverser les obstacles déjà amoncelés par la vie quotidienne", comme le souhaitait Gaston Bachelard (La formation de l'esprit scientifique, Paris, Vrin).



dimanche 10 mars 2024

La nouvelle vague informatique, en cours de déferlement ?

 Mustapha Suleyman, Michael Bhaskar, The Coming Wave. Technology, power, and the twenty-first century's greatest dilemma, New York, Crown, 2023, 332 p., Bibliogr.,  Index. La bibliographie est disponible sur Internet, classée par ordre alphabétique.

Voici un ouvrage qui marque une date, peut-être même une époque : il y est question d'intelligence artificielle.

L'auteur - c'est celui dont le nom est écrit en plus gros caractères sur la couverture - après avoir travaillé pour DeepMind puis Google est maintenant à la tête d'une nouvelle startup lancée en 2021, financée puis avalée par Microsoft en mars 2024, Reid Hoffman, Bill Gates, Eric Schmidt et Nvidia : Inflection AI, qui vient de lever 1,3 milliard de dollars.

 Mais cet essai concerne surtout la startup DeepMind. "In 2010 almost no one was talking about AI (artificial intelligence)" et, quinze ans plus tard, l'intelligence artificielle est partout, dans le monde des techniciens et des scientifiques, et dans le monde de l'argent. DeepMind fut créée à Londres en 2010, et achetée par Google au début de 2014, après que Facebook y eut renoncé ; l'auteur de ce livre, Mustafa Suleyman, fut l'un des trois fondateurs de DeepMind. Il lui fut aussi reproché de mal traiter les employés et des responsabilités lui furent retirées en 2019 ...

Le livre se compose de trois parties. La première s'intéresse à l'histoire des technologies : comment elles ont franchi les étapes et forcé le développement d'un "problème d'endiguement" ("the containment problem"). Les vagues de technologies se succèdent ("a wave is a set of technologies coming together around the same time, powered by one or several new general-purpose technologies with profound societal implications"). Ces technologies aux conséquences sociales formidables s'implantent, deviennent bientôt invisibles puis vont de soi. Ainsi le langage, l'agriculture et l'écriture furent à l'origine de trois vagues essentielles ; plus tard, l'usine, le développement du bronze et du fer, l'imprimerie, l'automobile, l'électricité, Internet prirent le relais. Toutes ces technologies prolifèrent sous l'effet de la chute de leurs coûts de développement et d'un accroissement de la demande. Le livre ressemble parfois à du Marshall McLuhan, à du Harold A. Innis ; il se veut prophète et annonce les changements à venir, ceux qu'il faut espérer et ceux qu'il faut craindre.

La deuxième partie, c'est la prochaine vague. Partant de AlphaGo, quand Google vainquit les champions du monde du jeu de Go et remit l'intelligence artificielle dans la tête des chercheurs, avec la biologie, la robotique et le quantum computing. Ensuite vint ChatGPT et les LLMs (large language models). Voilà l'essentiel. Pour le reste, le livre raconte des histoires, des anecdotes, les raconte bien, d'ailleurs, et elles sont souvent pertinentes. Elles énoncent les possibilités politiques qui guettent le monde dans lequel nous vivrons et dont la Chine sera sans doute la puissance dominante. Alain Peyrefitte nous avait prévenus, dès 1971, dans son essai grand public : "Quand la Chine s'éveillera, le monde tremblera"... 

L'homo technologicus est pris dans une ménagerie d'intelligences, concluent les auteurs :"Our mental, conversational worlds will inextricably include this new and strange menagerie of intelligences". Et de laisser imaginer un monde où les drones et les robots seront partout, où le génome humain sera élastique et la vie un peu plus longue. Encore une prophétie ?

lundi 19 février 2024

Notre temps, un magazine pour passer le temps

 Notre temps, mars 2024, 132 p., mensuel, 4,4 €

De qui est-ce le temps ? Quel temps, celui qui passe, celui auquel on appartient ? Si l'on s'en tient à la une de ce magazine, à la photo qui illustre ce numéro mensuel, on ne peut douter : il s'agit du temps des trentenaires. Mais en feuilletant le magazine, le doute s'installe, et il s'agit plutôt de la seconde partie de la vie, de celle qui précède et anticipe la retraite, la maladie, la mort, les petits enfants, partie de vie jamais nommée mais horizon toujours présent de toutes les décisions, médicales ou économiques. Mais enfin, déclare une actrice interviewée, "il y a de beaux rôles pour les actrices de plus de 50 ans". D'autant que la part de la population des "50 ans et plus" s'accroît régulièrement... 

Si l'on en croit l'OJD et l'ACPM, l'audience de ce titre est de 2,4 millions de personnes, composée d'un tiers d'hommes et de deux tiers de femmes. Les abonnements représentent 81% de la population des acheteurs du titre ; des fidèles donc. Rappel : en France, une personne sur cinq a au moins 65 ans (source : INSEE, 2022) et la France compte 66 millions de personnes, donc 13 millions sont la cible de Notre temps, cible du magazine papier et/ou cible du site Internet de ce même titre. Au total d'ailleurs, ce magazine est de facto le premier des magazines, juste derrière les hebdomadaires de fin de semaine et ceux de télévision dont les audiences sont menacées par les divers outils numériques.

En gros titre, en rouge, donc, de ce numéro de mars : la retraite des femmes. Cela constituera le "cahier central" intitulé "vos droits et votre argent" : tout d'abord, le logement qui est traité en tenant compte de l'avancée en âge ("après un veuvage", etc...), des déménagements. Ensuite, vient la retraite : le passage à la retraite est souvent difficile pour les femmes, retraite dont le calcul financier est compliqué par des carrières interrompues par les enfants, par le métier du mari, qu'elles suivent, en général.

Puis, après un peu d'activités manuelles (un "tote bag brodé"), il sera question de la cuisine, de celle que l'on se mijote, centrée ce mois-ci sur le citron ,"un zeste de soleil" ; 6 pages lui sont concentrées, avec des recettes mais aussi des conseils diététiques (la santé toujours !), mais rien sur le citronnier qui pousse dans le jardin ou sur le balcon, dommage ! Ensuite, il est question du marché : l'églefin, les oranges sanguines, les radis red meat et les asperges ; puis du supermarché ("Banc -test : les crottins de chèvre", avec les prix au kg). Articles utiles, voire indispensables. Ensuite, des recettes pour les feuilletés.

L'agriculture ("le bio a pris racine", 2 pages pour un bilan qui reste modeste), et le salon des séniors. Puis une page pour l'année 1974 ("Souvenirs, souvenirs", cela s'est chanté, il y a bien des années). Le dossier santé est consacré à la musculature, il est suivi de deux pages sur les compléments alimentaires, puis d'un dossier sur la presbytie, d'un dossier sur une innovation médicale, les ultrasons pour améliorer la situation du coeur et, enfin les fleurs sauvages : c'est beau et bon pour le sol.

Ensuite, vient la culture avec le cinéma et les DVD, des romans (il y en a même un sur Spinoza, philosophe malin, si loin de son temps !). Puis viennent quatre pages, dans le cadre des "Amours historiques", sur celle qui deviendra l'héroïne du Roman de la rose, épouse de Louis IX, dit Saint Louis, à qui les français de religion juive devront de porter une rouelle d'étoffe jaune, suggestion faite au roi en 1269 par un juif converti ! Ensuite, quatre pages sur Evreux, puis cinq pages sur Sri Lanka : tourisme, ici ou là-bas.

Finalement viennent les jeux, mots croisés, mots fléchés, le bridge, etc. puis la publicité et les annonces classées (pp. 110-132) : au total, environ 38 pages de publicité dans le magazine, presque toutes utiles.

Concluons. Manifestement, dans Notre temps, il y en a pour tous les goûts, pour de nombreuses lectures actives (moi, j'aime bien les recettes) : il y en a pour un mois. Magazine multitâche sans être généraliste, il est conçu pour aider ses lectrices et lecteurs à devenir vieux. Alors qu'est-ce que c'est qu'être vieux, que devenir vieux ? Ce magazine donne des réponses à ces questions futiles mais vitales que l'on ne se pose pas, sauf parfois le soir quand on ne dort pas. Les réponses sont intelligentes, variées. Du très bon travail, assurément. "Notre temps, le plaisir d'avoir son âge", promet la régie publicitaire du titre. Peut-être !