mardi 19 mars 2019

Voyage aux bouts de la Chine. Le temps des ellipses

Brochure de présentation du film (mars 2019)

江湖儿女 (Jiānghú érnǚ ; "Les Eternels" ; en anglais, "Ash is Purest White" (la cendre est du blanc le plus pur), film de Zia Zhangke (贾樟柯), 2 heures 16, sorti en salles en France en mars 2019.

Positif, mars 2019. Entretien de Zia Zhangke avec Hubert Niogret

On voyage beaucoup dans ce film, de bus en trains, de ports en gares, de bateaux en voitures pour aller d'un bout à l'autre de la Chine, regarder ses changements s'accomplir au cours d'une vingtaine d'années dans Daton (2001-2018), ville industrielle du Shangxi (mines de charbon, camions, locomotives), au nord de la Chine où est né Zia Zhangke. Près de la Mongolie et de la Grande Muraille. Le voyage conduit du nord au sud (Xinshiang), Trois Gorges et Yangzi Jiang : 7700 km, précise Zia Zhangke. Le film passe de dialecte en dialecte et, petit à petit, le mandarin l'emporte (Zhao Tao qui joue le rôle de l'héroïne, Qiao, parle alternativement le dialecte régional et le mandarin).
Ce film peut être regardé comme un documentaire sur lequel, comme un prétexte ou un leurre, on aurait greffé une histoire d'amour. Mais une histoire d'amour ne peut-elle être un documentaire sur l'amour et les décors successifs qui en scandent l'histoire ? Une partie du film a d'ailleurs été tourné comme un documentaire.

Film politique ? Le film semble juxtaposer deux violences et deux morales sociales, l'une et l'autre aussi peu kantiennes : une morale de voyous, marginaux à l'ancienne, secte anachronique de hors-la-loi (江湖), nichée dans une économie globale dont la morale est celle du développement, du profit, du travail acharné (les "eaux glacées du calcul égoïste", disait Karl Marx). La première de ces morales "loyauté et rectitude", entre-aide, dit Zia Zhangke, apparaît plus noble, héroïque même. Classique ! Ce qui sépare, ces deux morales est-ce seulement l'ampleur de la corruption ? Un bandit passe de la pègre à la spéculation foncière avec une petite interruption en prison, comme un sas de décontamination sociale. Trahison.
L'héroïne, impassible, endurante, solide elle, résiste à tout, au temps qui passe, aux trahisons, fidèle, éternellement elle-même, malgré la modernisation, malgré le temps.


On est tenté de trouver des allusions au "Désert Rouge" de Michelangelo Antonioni ("Il Deserto Rosso", 1964) avec ses plans de pétrochimie près de Ravenna, une histoire d'amour sur fond d'industrialisation, de bateaux et de pollution et l'importance qu'il donne aux couleurs (c'est son premier film en couleur). Une histoire de désert enfin : Antonioni évoque "la violente mutation du paysage naturel qui entourait la ville  (Ravenna) [...] Il y avait d'immenses pinèdes très belles, aujourd'hui presque toutes mortes. Celles qui subsistent vont mourir bientôt pour laisser la place aux usines, aux canaux artificiels, au port" (o.c. p. 250).
Le spectateur s'enlise dans les paysages vécus par Qiao, d'époque en époque, d'ellipse en ellipse, paysages socio-économiques passant de la fin du maoïsme à Deng Xiaoping dont la politique de modernisation économique a pu être résumée en un slogan : "jaune ou noir, qu'importe la couleur du chat, l'essentiel est qu'il attrape les souris" ("黄猫黑猫,只要抓住老鼠就是好猫") - et qu'il fasse des profits... Le père de Qiao, omniprésent et pourtant bientôt absent, est un représentant de l'ancien monde, celui de la "Grande Révolution Culturelle Prolétarienne" : quand il s'adresse aux mineurs, un peu ivre, il leur parle avec des clichés du Petit Livre Rouge.

La modernisation, la mode, la frime, ce sont les voitures, les cigares, les "danses de salon occidentales", le golf et les gesticulations simples sur la musique YMCA, les téléphones mobiles, les touristes... Mais le volcan est toujours là dans le paysage (à l'arrière plan de l'affiche du film). Imperturbable, éteint ou non; muet ? Qiao, le personnage semble dialoguer avec les lieux ; ils sont ses spectateurs et partenaires.
Le film dit l'histoire récente de la société chinoise, le prix qu'elle paye pour son décollage économique. Sur ce fond d'histoire socio-économique, de grands travaux, Zia Zhangke raconte une histoire qui invite à penser les morales qui lient les personnages.
Enfin, ce film est une démonstration cinématographique. La narration est bourrée d'ellipses... Le temps passe mais ne passe pas, ralentit et s'accélère. Le temps est fait d'espaces, de paysages, qui se succèdent.

On pense à Marcel Proust à propos des ellipses et des blancs chez Flaubert (L'éducation sentimentale) : "soudain, la mesure du temps devenant au lieu de quarts d'heure, des années, des décades". Les ellipses, observe Marcel Proust, "débarrassent du parasitisme des anecdotes et des scories de l'histoire". Mise en musique, écrit Marcel Proust ; montage en quelque sorte. Plus que jamais, il apparaît combien "le langage est ellipse" ; Jean-Paul Sartre le disait à propos du théâtre, le cinéma le confirme. Ces remarques nous semblent s'appliquer à la manière de filmer de Zia Zhangke. Il élague, évacue de l'histoire les anecdotes et les scories ; à la fin, ne reste que le Temps, cette "forme pure a priori de notre sensibilité interne" (Immanuel Kant). Serait-ce "l'infilmé" qui donne à percevoir le temps ? Comme Frédéric Moreau (cf. infra), Qiao voyagea. Elle connut la mélancolie des trains et des bateaux, les froids réveils, etc. Elle revint. Elle fréquenta le monde, etc.

Zia Zhangke sait "donner avec maîtrise l'impression du Temps".

Marcel Proust, "A propos du "style" de Flaubert" (NRF, 1920),
Essais et articles, Paris, Gallimard (Pléiade), 1971, p. 595 

Référence

Michelangelo Antonioni, "Introduction à Il Deserto Rosso", L'Humanité Dimanche, 23 septembre 1964, in Ecrits (Fare un film è per me vivere), Editions Images Modernes, 2003, 351 p.

Jacqueline Nacache, Hollywood, l'ellipse et l'infilmé, 2001, Paris L'Harmattan, 331p. Bibliogr., Filmographie.

mardi 12 mars 2019

Media-for-Equity: audience contre assurance pour la télévision allemande


Une société d'investissement (SevenVentures), filiale du groupe de télévision allemand Pro7Sat1. vient d'acquérir une participation minoritaire (14%) dans la société berlinoise d'assurance Fri:day. Il s'agit d'une opération de Media-for-Equity (M4E) : en échange de cette participation, le groupe de télévision fournira de l'espace publicitaire sur ses chaînes et leurs sites (communiqué de presse, ici).
Fri:day est une société berlinoise récemment crée (mars 2017), spécialisée dans l'assurance automobile. Elle relève de ce que l'on appelle InsurTech. Au total, avec l'investissement de M4E plus celui de Baloise Group, Fri:day aura levé 114 millions d'€.
Possédant de nombreuses chaînes en Europe germanophone, le groupe Pro7Sat1. peut proposer à Fri:day des possibilités publicitaires variées et puissantes, indispensables pour installer la notoriété d'une société à la première étape de son développement et visant le grand public.

InsurTech-ce que c'est ? Ce terme désigne les récentes évolutions des métiers et modèles économiques de l'assurance (depuis 2010) qui exploitent les capacités de l'intelligence artificielle ("supercharging insurance with AI", proclame la société Omni:us), de la téléphonie mobile et des données (predictive analytics). L'automatisation permet l'accélération et la simplification des procédures (stressfree, "less hassle"). Plateforme, cloud, tout numérique (plus de paperasse - no paperwork), recours au smartphone (mobile first) et des applis de l'assuré (photos), gestion numérique des dossiers et documents (numérisation, classement), etc : dans tous les cas, l'InsurTech réduit les coûts de transaction et, par voie de conséquence, les coûts pour les assurés. En recourant aux outils de l'Internet des choses (capteurs, etc.), à la biométrie (wearables), à la reconnaissance des images, au self-service, aux drones, aux selfies même, l'InsurTech simplifie les procédures, réduit les délais de transmission, de paiement (temps réel), diminue les risques d'erreur, favorise des décisions rapides fondées sur des données. De nouveaux produits apparaissent (assurance à la demande, sur mesure, pay-per-use-insurance, basée sur l'usage -usage based, épisodique, micro-assurance, continuous underwriting) et les compagnies d'assurance traditionnelles incubent des startups (AXA) pour se rénover... Disruption, révolution ? Transformation : cela suffit pour décrire sans emphase ce que l'on observe dans l'assurance comme dans d'autres secteurs : agriculture (AgTech), santé (HealthTech),  finance (FinTech), eau (WaterTech), alimentation (FoodTech), éducation (EdTech)...
Encore faut-il que les assurés aient la maîtrise des outils numériques et qu'ils disposent des appareils et des connections adéquats (ne pas être dans des zones blanches), ce qui n'est pas encore gagné : l'usage du numérique n'est pas encore universel - mais le papier-crayon ne l'est pas non plus...
Qui doit former à la maîtrise des outils numériques ? L'école pour les jeunes, certes, mais pour les plus âgés ? Des associations, des services publics ?
  • L'opération de Media-for-Equity réalisée par Pro7Sat1. combine un support publicitaire de masse encore traditionnel avec une entreprise innovante qui débute : la collaboration peut être prometteuse et dynamisante pour les deux partenaires et méritera d'être suivie. 
  • L'espace publicitaire, ou plutôt l'accès à l'audience, confirme son statut quasi-monétaire, statut que l'on observe depuis longtemps dans le troc publicitaire que pratiquent les stations locales américaines pour se procurer des programmes (barter syndication). Dans le premier cas, la TV paie une participation dans une entreprise avec de la publicité, dans le second la station paie un programme avec du temps d'exposition publicitaire. Tout est bien à condition que le cours de la monnaie soit bien établi, donc que l'audience et le retour sur investissement de la startup soient rigoureusement mesurés.
Fri:day Calcule combien tu roules et combien tu économises / Meilleure performance / Evaluations clients

lundi 4 mars 2019

Travail: et toi, tu fais quoi dans la vie ?



Welcome in the jungle, février 2018, trimestriel, distribution MLP, 114 p. 6,9 €. Dos carré.

"Tu fais quoi dans la vie ?", titre le premier numéro de ce magazine consacré à l'emploi, au travail, "média dédié au travail" : "on passe un tiers de nos vies à bosser", rappelle d'emblée le magazine, justifiant ainsi son existence. On pourrait ajouter que l'on passera de plus en plus de temps à changer de travail, à chercher du travail, à se former pour un autre travail. Le travail, le souci du travail et de l'employabilité débordent largement la population active telle que la définissent le BIT ou l'INSEE. Pourtant, il n'y a pas en France - à ma connaissance - de magazine concurrent qui embrasserait la place du travail dans les vies. Au-delà des petites annonces donc.
"Tu fais quoi dans la vie ?""la question qu'on déteste mais qu'on adore poser", précise la une (beau graphisme, jouant avec les points). Question centrale pour le journalisme. Suffisamment vague et peu directive pour être féconde et pourtant que tout le monde comprend, chacun à sa manière. A la différence des questions sur la "profession et catégorie socioprofessionnelle" faussement précise pour les enquêtes (au moment même de l'enquête, catégorie de classement pertinente a posteriori). Répondre à cette question, n'est-ce pas raconter sa vie ? "Question de clichés", titre un article : quelle vie n'est pas un cliché ?

Le sommaire illustre de multiples réponses à la question, normal puisqu'il n'y a pas de sot métier : "mon village, 700 habitants et une startup", dialogue entre "le flic et l'avocat" (bien loin des séries), la vie difficile des salariées enceintes au Japon, les data scientists (confrontation de six profiles d'entre eux/elles), le métier d'enseignant contractuel des "profs sans diplôme" (statistique édifiante et triste : la France manque de profs de maths ! Bravo !) et puis le lecteur rencontre nombre de métiers inattendus qui feraient rêver des enfants jouant aux noms de métier : tradeuse, espion, réalisateur de motos sur mesure, sauveteur de plantes, dealeuse d'art et créatrice de bijoux...
La mise en page est élégante, la lisibilité parfaite, servie par des trouvailles rédactionnelles : par exemple, des articles à base de citations, de vécu ("Je me suis fait virer" : superbe traitement de la question en deux pages de citations percutantes) ou encore le montage, face à face, à cinq siècles distance, d'une  une page de Thomas More (Utopia, 1516) et une liste d'énoncés (réalistes et surréalistes) entendus à propos du télétravail (depuis Biarritz), cette utopie ?
Plus que de la jungle, le monde du travail semble plutôt relever des "eaux glacées du calcul égoïste" (Karl Marx). Et encore, rien sur la grève, peu sur le chômage, les stages...

Le titre du magazine, que l'on ne perçoit pas au premier abord (en haut, à gauche), annonce la couleur et la tonalité : l'emploi, le métier, la profession, c'est la jungle. Welcome To The Jungle. WTTJ. Sous ce titre avait déjà été lancé un trimestriel gratuit, début 2016, s'adressant aux étudiants (avec un premier dossier sur les métiers de la restauration, "le food"). Le trimestriel a publié en mars 2018 un numéro consacré aux nouveaux médias. Au magazine est bien sûr associé un site. Pas d'encombrement publicitaire : une seule page, élégante et discrète, pour la Société Générale.

Lancements de titres de presse traitant de l'emploi, dont hors-série (2003-2018). Source Base MM, mars 2019

L'innovation presse concernant l'emploi et de travail passe beaucoup par les hors séries (cf. supra). Il n'est guère de secteur économique que ne couvre au moins un hors-série du type "guide de l'emploi", des écoles ou des formations, plus ou moins régulier, annuel souvent. Par exemple, le magazine Phosphore, désormais presque seul depuis que L'étudiant a abandonné ce terrain, publie des "guides des métiers" visant les étudiants. Notons encore des hors-série pointus. :"Les métiers du numérique, jeu vidéo, cinéma" (Jeux vidéo), "Tous les métiers du cheval" (Cheval magazine), "Les métiers de l'aérien" (Aviation et Pilote), "Les métiers d'art en France" (Connaissance des Arts). "Moi freelance. "Le guide des indépendants" (socialter),  "Les métiers de l'archéologie" (Archéothéma), etc. On parle aussi des métiers très tôt aux enfants (Wapiti, par exemple, publie "50 métiers pour les fans de nature et de science") ; il existe aussi, depuis 2010, un magazine pour devenir fonctionnaire : Vocation Service Public et particulièrement enseignant (Vocation Enseignant). Quant aux portraits professionnels, ils constituent un genre journalistique à part entière, dispersé dans tous les segments de la presse (par exemple : "Vies de médecin" dans le Quotidien du médecin)...

Avec ce thème "tu fais quoi dans la vie", ce magazine aborde un territoire immense et en friche qui déborde l'emploi et le strict métier : il y a du pain sur la planche. On peut donc espérer de beaux numéros, par exemple, les stages, le travail domestique, la mobilité, les métiers que l'on quitte, le repas pris au travail, les robots (sujet déjà évoqué dans ce numéro)...

Référence
INSEE, Nomenclatures des professions et catégories socioprofessionnelles
INSEE, Population active / Actifs