Avec 8 épisodes de 52 minutes, "Marseille", série produite en France (doublée en anglais) avec une distribution française, est un des moments symboliques de l'internationalisation de Netflix ; de plus, les deux premiers épisodes de la série furent diffusés par TF1 en mai, une semaine après le lancement sur Netflix.
Pourquoi la critique française patentée a-t-elle tellement aimé détester cette série ? Pourtant prévenu et mis en garde, je l'ai néanmoins trouvée intéressante et agréable à suivre. Elle m'a même semblé plutôt subtile dans sa reconstruction fictionnalisée au présent de décennies de vie politique municipale à Marseille sous l'ère Defferre. Comme dans le rêve, cette reconstruction s'accompagne d'omissions, de condensations, de déplacements, de dramatisation du contenu latent. Le spectateur doit donc interpréter pour retrouver, derrière le contenu manifeste de la série, son contenu latent déformé par le travail de réalisation. Dans la série s'enchevêtrent du présent et du passé.
L'intrigue, classique, est digne d'un drame, du genre feuilleton : nous y ont habitués le théâtre de Beaumarchais, "Les Misérables", et Alexandre Dumas, surtout, avec Le comte de Monte-Cristo où Gérard Depardieu, qui interprétait alors Edmond Dantès, connut un immense succès dans la minisérie de TF1 (septembre 1998).
De nombreux traits culturels et acteurs sociaux associés à Marseille sont mobilisés : la presse quotidienne régionale (La Marseillaise et Le Provençal), le Vieux Port, Notre-Dame-de-la-Garde, la bouillabaisse, l'OM avec le stade vélodrome, la drogue (The Fench Connection, film de 1971), l'accent. Du présent lesté d'histoire... Des clichés ? Pas si sûr, tout dépend de la cible...
On a beaucoup commenté l'accent de l'un des acteurs, Benoît Magimel ; sa maladresse avec l'accent marseillais est réaliste et sans doute calculée : il faut qu'il soit mal à l'aise ! L'accent dit tout de sa relation politique aux électeurs : il trahit sa démagogie. Les accents ne s'imitent guère, notamment celui-ci "qu'on attrape en naissant du côté de Marseille" (que revendiquait Mireille Mathieu) ; la gestion compliquée de l'accent par les non natifs est le drame des candidats parachutés dans certaines régions ; l'accent est signe d'appartenance et de complicité de classe (hyper- et hypo correction, cf. William Labov).
7 Mai 1986 : décès de Gaston Defferre à la une de La Marseillaise (Parti communiste) |
Oublier Defferre ?
On a comparé Marseille à "House of Cards": une histoire de famille et de politique présidentielle à Washington, D.C., une histoire de famille et de politique municipale dans la deuxième aire urbaine de France. Comparaison discutable. La différence tient d'abord à l'épaisseur du local, à la notoriété du maire ("Bonjour Monsieur le Maire !", cf. l'émission de Pierre Bonte sur Europe 1, 1959-1984) et à la tradition régionale. "House of Cards", au contraire, c'est du national dans une capitale jeune, sans vie locale ; des vies de héros déracinés.
L'histoire récente de Marseille renvoie au règne de Gaston Defferre, résistant, maire de la ville pendant 30 ans. Il fonda Le Provençal à la Libération et le dirigea jusqu'à sa mort, au lendemain d'une réunion houleuse de la Fédération du parti socialiste.
Edmonde Charle-Roux, son épouse était journaliste (Elle, Vogue) et romancière (Oublier Palerme, L'homme de Marseille, ouvrage consacré à son mari). Dans la série de Netflix, l'épouse du maire est concertiste. Artistes, ni l'une ni l'autre ne sont des personnages politiques.
Trente ans : le temps a passé mais le système D (comme Defferre) hante encore la politique municipale, et la série: il faut lire l'éditorial de La Marseillaise du 7 mai 2016). "Marseille" présente une dimension historique, il y a du Defferre dans Gérard Depardieu / Robert Taro...
Les partis politiques, les combines, l'argent, les copains et les coquins, le découpage électoral, le financement de la presse, la frime (voiture, bateaux et montres), le chœur des citoyens électeurs et des personnels municipaux : il y a dans tout cela beaucoup d'universalité et aussi beaucoup d'actualité.
Marseille et le milieu marseillais, ce n'est pas qu'une légende, quant au sexisme dans la vie politique... Le rôle des médias dont on continue de croire qu'ils font et défont les élections s'affiche partout : les événements quotidiens sont ponctués de textos (bien rendus à l'écran), de publications sur le Web et les réseaux sociaux, le smartphone sont omniprésents.
Une chanson de Nino Ferrer, émouvante et désabusée,"la maison près des HLM" (1972), chanson du couple, représente une alternative rêvée à la vie politique, peignant la nostalgie. Comme dans les séries américaines depuis quelque temps, une chanson clôt chaque épisode, sur le générique de fin. Ici ce sont des classiques français que l'on entend : Barbara, Trenet... Couleur locale. N'oublions pas que le public visé par Netflix est mondial.
Tout cela est tour à tour réaliste et irréaliste, parfois tendre souvent violent, tellement franco-français aussi. Pas si mal...
Netflix réussit son coup double, séduire le public français, payer son tribut à la réglementation du cinéma en France. S'il n'a pas séduit les professionnels de la critique, on dit qu'il a satisfait le public, les abonnés. L'économie du cinéma en France y a certainement gagné ainsi que l'image internationale de la langue française, et, bien sûr, la notoriété de la ville de Marseille.
Notes
- Sur le foot, les fans et la ville, Christian Bromberger, "Le football, entre fierté urbaine et territorialisation. Quelques réflexions à partir du cas marseillais", Métropolitiques.eu, 23 mai 2016
- Edmonde Charle-Roux, L'homme de Marseille, récit-photos, Paris, Grasset, 2001, 223 p."Grâce à cet homme, comprendre une ville : Marseille. L'amour d'une ville, d'un certain parler, d'une certaine lumière."
- La série est renouvelée pour une deuxième saison (source : Netflix, juin 2016, sur son compte Twitter). Evaluation, en acte, du succès de la série, au-delà des opinions journalistiques.
Copie d'écran de MYTF1 (mai 2016). |