"De gustibus non est disputandum", apprend-t-on à l'école : ne pas discuter des goûts. Maxime que pourrait adopter Netflix. Inutile de discuter ou critiquer les goûts, mieux vaut les admettre, les respecter, les suivre.
Finalament, Netflix considère que ce qui distingue les téléspectateurs, c'est moins leur appartenance socio-démographico-économique que leurs consommations télévisuelles. La sociologie relie en corrélations les consommations et les appartenances socio-démographiques, les unes et les autres déclarées, les unes expliquant les autres. Netflix n'explique pas mais se contente de prédire des consommations futures à partir de l'analyse des consommations passées, observées, récentes, d'où se déduisent des recommandations. Markovien.
Au-delà du jugement de goût : les mythèmes médiatiques
Prédire ou expliquer, ce n'est pas la même chose, soulignait le mathmaticien René Thom. Prédire a une visée opérationelle dont la validité est vérifiable à terme, expliquer a une visée spéculative, rarement vérifiable.
Pour effectuer ses anticipations, Netflix dispose des données provenant des choix et préférences de programmes effectués par ses millions d'abonnés, dans quelques dizaines de pays, pendant des années (dataset).
Netflix regroupe ces comportements en clusters de goûts ("taste communities"), plus de 1300, construits, découverts par des opérations de machine learning. Ces clusters sont rebelles à l'intuition première, spontanée (donc à la déclaration). Bien sûr, chaque abonné peut appartenir à plusieurs clusters : avoir regardé des westerns classiques et des soaps coréens (K-pop), des films avec Depardieu, d'autres avec Meryl Streep ou Jane Fonda, des séries où l'on cuisine...
Le machine learning déconstruit les productions télévisuelles et cinématographiques un peu à la manière dont Claude Lévi-Strauss déstructurait les mythes pour en découvrir les "grosses unités constitutives ou mythèmes" et la combinatoire. Chaque unité constitutive, dit Lévi-Strauss, "a la nature d'une relation", de "paquets de relations"...
La langue de Netflix, c'est la traduction
Pour répondre aux besoins de sa programmation internationale, Netflix a été amené à développer une plateforme de traduction ("translator testing platform"). Netflix a donc son propre test de recrutement de traducteurs (Hermes) avec des questions à choix multiples pour calculer un score aisément. Les tests concernent la compétence langagière (notamment les tournures idiomatiques) mais aussi la maîtrise des aspects techniques du sous-titrage (timing, ponctuation, césure, etc.). Ainsi, Netflix, sans que l‘on n'y ait pris garde, est-il devenu l'une des plus importantes entreprises de l'industrie de la traduction dans le monde. Sans doute pourrait-elle un jour commercialiser ses services de traduction (à des MVPD, des éditeurs, des réseaux sociaux, des studios, etc.). Elle fait se rencontrer, sur sa place de marché, des traducteurs / sous-titreurs, d'une part, et des documents à sous-titrer (émissions, films), d'autre part. Alors que les vidéo regardées sur le web le sont souvent sans le son, le sous-titrage a un bel avenir, sous-titrage enrichi de notations culturelles adaptées à langue / culture cible et à la langue /cible /origine. Car ce que l'on ne comprend pas dans une émission étrangère, ce n'est pas seulement la langue mais aussi les allusions, les sous-entendus, les comportements et gestes symboliques...
Cette plateformisation donne à Netflix des airs d'Amazon qui commercialise sa plateforme logistique, son cloud computing ou Mechanical Turk, d'abord développés pour son propre usage... Netflix commercialiserait également sa technologie de streaming aux compagnies aériennes. Ainsi fait aussi The Washington Post (racheté par Amazon) qui vend les plateformes d'édition et de publicité qu'il a développées pour répondre à ses propres besoins.
Sommes-nous en train d'assister à une uberisation de la traduction ? Reste à Netflix à produire pour ses traducteurs des outils d'aide ou d'automatisation partielle à la traduction et au sous-titrage, tout comme les chauffeurs d'Uber utilisent son logiciel de facturation, sa cartographie...
Notons que YouTube a choisi une autre voie pour la traduction, celle du crowd-sourcing avec "Contribute translated content". On peut évoquer aussi une plateforme de recrutement (ressources humaines) comme celle de EasyRecrue...
Références
Pierre Bourdieu, Monique de Saint-Martin, "l'anatomie du goût" in Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 2, n°5, octobre 1976. Anatomie du goût, cf. Persée
Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Editions de Minuit, 1979,
Claude Lévi-Strauss, Librairie Plon, 1958, (Chapitre XI, "La structure des mythes")
René Thom, Prédire n'est pas expliquer, Paris, 1991
Cf. Variety, September 25, 2017 |