Michel Foucault, Le discours philosophique, Edition établie, sous la responsabilité de François Ewald, par Oracio Irrera et Daniele Lorenzini, Hautes Etudes / HESS, Gallimard, Seuil, 310 p., Index des notion, Index des noms
"Depuis quelque temps déjà - est-ce depuis Nietzsche, plus récemment encore ? - , la philosophie a reçu en partage une tâche qui ne lui était point jusqu'ici familière : celle de diagnostiquer. Reconnaître, à quelques marques sensibles, ce qui se passe. Détecter l'événement qui fait rage dans les rumeurs que nous n'entendons plus, tant nous y sommes habitués. Dire ce qui se donne à voir dans ce qu'on voit tous les jours. Mettre en lumière, soudain, cette heure grise où nous sommes. Prophétiser l'instant."
Voici le début de ce texte inédit de Michel Foucault, retrouvé dans ses archives déposées à la BNF. Le texte aurait été écrit en 1966, l'auteur avait alors quarante ans. 1966 est l'année où il publia Les Mots et les choses, qui sans doute précède ce texte, c'est aussi l'année où il participa avec Gilles Deleuze à l'édition en français des oeuvres complètes de Nietzsche chez Gallimard. On notera d'ailleurs les références nombreuses à Nietzsche dans le texte de Foucault (seul Descartes est cité plus souvent). Mais, prudence, car Michel Foucault n'a jamais publié ce texte pourtant presque terminé (il ne s'y trouve que peu de modifications, d'hésitations...). Pourquoi ? On ne le saura pas.
Quel est le rôle "actuel", tel que l'on pouvait le percevoir en 1966, de la philosophie ? Notons que l'ouvrage comporte deux types de notes, celles de l'auteur, bien sûr, mais aussi celles de nature historique, qui sont celles, modernes, de ses éditeurs (2023). Le discours philosophique doit être distingué du discours scientifique, note d'emblée Michel Foucault, et c'est cette irréductibilité du discours philosophique aux discours scientifiques qui l'oblige à parler du sujet. Cela étant admis ("A la différence des énoncés scientifiques, ceux de la philosophie ne sont donc pas séparables du maintenant de leur formulation"), il reste à démontrer la spécificité du discours philosophique, et sa différence avec le discours littéraire mais aussi avec le discours quotidien (le "bavardage" heideggerien ?).
"Le rôle de la philosophie est de chasser du discours quotidien tout ce qu'il peut avoir de naïf, d'ignorant de ses propres conditions, par conséquent d'illusoire et d'inconscient". Le philosophe tient donc un discours "savant" mais pas un discours de savant, et l'épistémologie aurait sans doute beaucoup à redire à cette distinction. Le discours philosophique rompt avec le discours du quotidien, par conséquent avec le discours des médias. "Cette discipline de l'archive-discours, qui traite de l'archive comme forme des lois de l'inscription, de la conservation, de la circulation des discours, et qui traite des discours comme positions réciproques des énoncés dans l'espace de l'archive - cette discipline, on peut l'appeler archéologie".
Qu'est-ce qui fait que l'archive devient "discursivité" ? Michel Foucault en arrive à sa conclusion - provisoire ? - qui déclare que "la discursivité, c'est la propriété de pouvoir être transformé en discours" (p. 249). Le livre s'arrête là, et les lecteurs n'en sauront pas d'avantage.
Les questions qu'aborde Michel Foucault ont aujourd'hui plus de soixante ans et il ne les a pas publiées : que comptait-il en faire ? Qu'en est-il aujourd'hui de cette archive-discours ? Son ampleur, son volume, sa variété se sont accrus, se sont même incroyablement multipliés. Internet lui donne chaque jour une dimension nouvelle : les moyens de la stocker (ChatGPT, Google Gemini, etc.) et d'y accéder évoluent considérablement. Alors, que reste-t-il, maintenant, des intuitions de Foucault ? Qu'en restera-t-il demain ? Je n'ai pas trouvé de réponse venant des philosophes en place qui ont peu commenté ce texte...