Depuis qu’en janvier le Président de la République a demandé à son gouvernement de reconsidérer le financement de la télévision française de secteur public, celle-ci fait l’objet de discussions en vue d’un projet de loi pour la prochaine session parlementaire. Le chantier mobilise talents, lobbies, analystes et politiques.
Vu de l’intérieur du microcosme télévisuel français, dans la griserie législative, l’enjeu est primordial. Vu de plus loin, cela semble diversion, si loin du front : la grande bataille culturelle se livre ailleurs. Bataille formidable et muette, presque invisible, qui touche aux langues, aux savoirs essentiels des nouvelles générations comme de celles qui sont actives, aux outils de tout travail culturel, aux manières mêmes de "s'orienter dans la pensée" ("im Denken"). Bataille où se risque la partie la plus essentielle de notre vie quotidienne. "Internet come il pane", anticipait-on, aux tout débuts d'Internet ... quand les petits prophètes de l'aujourd'hui ne juraient encore que par le GRP télé.
Le spectre du numérique hante les institutions culturelles européennes.
De mieux en mieux équipée, au travail comme au domicile, une partie (une partie seulement) de la population n’accédera bientôt plus aux informations (politiques, commerciales), à la musique, aux spectacles, à la communication que par Internet et les télécoms, elles-mêmes en voie d' "internetisation". En entreprise, les outils de documentation, de commercialisation, de communication relèvent d’Internet et des télécoms, court-circuitant "patrons" et petits-chefs. La formation suit le même chemin : contenus et outils didactiques sont sur Internet, bientôt mobiles et portables, "googlisés", court-circuitant les enseignants, interrogeant silencieusement mais définitivement l'école et ses murs.
L’hégémonie culturelle d'Internet est indéniable, et ce n'est qu'un début.
Bien sûr, il faut affiner et enrichir le diagnostic, évaluer les écarts bientôt infranchissables qui séparent "héritiers" et "relégués" du numérique, inventer un nouvel avenir aux dictionnaires, aux bibliothèques, à la radio, aux musées. Toute la culture et ses institutions sont affectées, dans leurs fondements mêmes.
Nos réflexes de production, de consommation et de communication, tout ce qu'inculquent les usages sont formés par Microsoft, Apple, les OS de téléphonie, Google, les jeux vidéo ; à terme, tout cela ne sera qu'Internet. Car tout y passe : l'histoire, "le Bailly" et "le Gaffiot" (dictionnaires de langues anciennes) ou le plan des villes, les encyclopédies et les grammaires, les manuels de math et de programmation, les annuaires et les partitions, notre histoire médicale, la recherche d’emplois ou de logements, la gestion et la création. Internet désormais va sans dire et installe le consentement où se déploient les formes acceptables de tout débat.
Dans ce cadre, que devient la formation, que faut-il enseigner, comment, quelles évaluations ?
Au vu d’un tel chantier, de son importance stratégique, de ses conséquences (dont dérivent production et consommation de films, de séries, de littérature, etc.), la question du financement et de l’existence même d'une télévision publique est seconde.
Quel rôle doit jouer l’Etat, comment ? Quel service public imposer ? Quel secteur public développer pour l’époque d’Internet et des médias numériques ?
Et puis, quand même, préalablement, car cela conditionne toute réponse française et européenne au défi numérique, comprendre comment des entreprises américaines ont pu en quelques années prendre la main dans ce secteur sans intervention visible de l'Etat américain ?
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