.
Historia, Paris Match,
1945-1975 Les trente glorieuses. La France heureuse, Hors-séries, 130 p., 8,9 €
La France a changé. Les années que nous vivons n'ont plus cet air de bonheur d'autrefois, et elles ne sont pas glorieuses, assurément. Deux titres réalisent en commun un Hors-Série d'histoire contemporaine, magazine musée, album de photos souvenirs. Nostalgie d'une France qui semblait prospère et heureuse !
Dans un format BD avec couverture cartonnée, l'ouvrage suit le canevas de l'ouvrage de Jean Fourastié,
Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible publié en 1979. Le fil historique est interrompu par des flash-backs d'histoire plus ancienne, en contre-point.
Cette histoire est d'abord celle de la croissance et du progrès technique, celle d'une France sans chômage (1% en 1955) dans laquelle se développe une société dite de consommation : automobile, tourisme, transistor, téléviseur, 45 et 33 tours, électro-ménager et, pour accompagner et faire vendre ces produits, la publicité commerciale : à la radio, sur des murs, dans la presse mais pas à la télévision.
Dans cette société, l'économie suscite une classe de cadres et des classes moyennes (futurs CSP+ du médiaplanning), et, pour les former, ouvre les portes des lycées et des universités. Nouvelle démographie scolaire et universitaire, sans laquelle le printemps de 1968 aurait été comme les autres.
La plupart des événements de ces trente années portent en germe les problèmes d'aujourdh'ui : le "poids de l'immigration" (p. 128), les ghettos en banlieues, la dépendance pétrolière, la construction de l'Europe, l'Etat providence (allocations familiales, sécurité sociale), le salaire minimum (SMIG), etc.
Trente année pour changer les moeurs : la pilule (merci De Gaulle) et le planning familial. Le mouvement de libération de la vie des femmes s'accentue, sexualité, accès à tous les emplois : la première femme est admise à l'Ecole Polytechnique en 1972, mais les femmes restent sous-payées (p. 53).
- Cette "glorieuse" histoire est aussi celle des médias : la radio-télévision d'Etat (ORTF) et son ministre de l'information, les magazines féminins, la radio devenue portable, "périphérique" et commerciale, Salut Les Copains et ses "idoles" sur Europe 1 avec un magazine people qui diffusera plus d'un million d'exemplaires à des adolescents (on importe pour la reconstruire à la française la notion de teenager), les films, le show biz et leurs people pour peupler les magazines (dont Paris Match et Lui). Oubliées, hélas ! semble-t-il, L'Huma Dimanche (1948, plus d'un million d'exemplaires) et sa fameuse Fête annuelle...
- Sous-estimée l'hégémonie culturelle et politique du Parti communiste qui domine tous les débats de cette période.
- Trop peu sur la douleur des Pieds Noirs rapatriés, sur les harkis abandonnés, sur l'incroyable impéritie de l'administration française. Plaie longtemps non refermée de la (dé)colonisation ; l'est-elle ?
- Trop peu, comme disait Camus, sur l'école laïque et l'intégration réussie des immigrés italiens, polonais, espagnols, portugais.
- De drôles de concepts ont été forgés pour célébrer et décrire l'euphorie, inégalement répartie, des Trente Glorieuses : culture de masse, mass média, temps libre, niveau de vie, civilisation des loisirs, société de consommation... Sciences sociales ou journalisme ?
La critique est facile ! Les auteurs ont néanmoins réussi un tour de force en juxtaposant, sans donner de leçons, les moments de cette époque qui est celle de la jeunesse de beaucoup des Français d'aujourd'hui. Des mots, des statistiques bien distillées, et des photos, encore des photos, qui ne choquent plus. L'ensemble est agréable à feuilleter et riche en informations. Bien sûr, on aurait pu effectuer d'autres choix : le football, Fausto Coppi, la culture ouvrière, les grandes grèves, l'exode rural, les HLM, l'armée et le service militaire... Cette publication souligne l'intérêt constant des Français pour leur histoire, intérêt encore mal expliqué. La plupart des titres d'histoire présents dans les kiosques sont consacrés aux guerres et aux grands personnages ; cette incursion dans l'histoire sociale de
Paris Match avec
Historia me paraît une première réussie (
Historia a d'autres collaborations pour des Hors Série, par exemple avec
Le Point pour un numéro sur "
Les derniers secrets de Versailles") ;
Historia a déjà publié des Hors Série sur "
Les années 60".
Un peu avant Fourastié et ses "Trente Glorieuses", en 1973, Alain Peyrefitte publie un essai qui retentit aujourd'hui comme un avertissement lucide,
Quand la Chine s'éveillera... le monde tremblera, puis, en 1976, un livre à la résonance clinique,
Le Mal français. Mal chronique ! Une France moins heureuse entre en scène, désillusionnée : endettement, chômage, dépendance énergétique, balance commerciale déséquilibrée, échec scolaire, communautarismes, violences urbaines...
Quarante ans plus tard, des média numériques prennent le pas sur les médias des "trente glorieuses", désillusionnés, eux aussi.
.