Argon, par Netflix, 2017 |
Au coeur de la série, se trouve la difficulté d'enquêter, de montrer la vérité au grand jour, surtout s'il s'agit de corruption liant les élus et de grandes entreprises (construction, pharmacie, etc.). Les fausses nouvelles abondent, tromperies volontaires (fake news), mais aussi involontaires (erreurs professionnelles) : peut-on exercer le métier d'informer sans risque ? Non : le métier de reporter, exhiber la vérité cachée dans les faits, est un métier toujours dangereux. Telle est la démonstration de la série télévisée à propos de la télévision...
La série est centrée sur un lieu de travail (une émission d'information télévisée, Argon) et une profession (reporter, journaliste). La salle de rédaction constitue un lieu de pouvoir ("the powers that be"), de compromis et la série en oppose les personnages et les enjeux, sans manichéisme.
D'abord, les bons : la jeune recrue, douée, dite "mercenaire" parce qu'embauchée à l'occasion d'une grève, risque-tout, tout d'abord évitée par ses collègues ; puis les reporters, consciencieux, et le présentateur, vertueux, incorruptible ; tous ont en partage l'amour de la vérité. Puisque, par construction sociale, toute vérité est dissimulée, voilée (en grec, vérité se dit aléthéia, ἀλήθεια, avec un α privatif : la vérité est privation de l'oubli, λήθε), le journaliste doit la dé-couvrir, provoque le dés-oubli. Sa tâche est de construire la vérité, toujours incomplète, et, pour cela, de collecter et sortir les faits de l'oubli, de les relier, de les combiner pour qu'ils parlent (data journalisme).
Ensuite, il ya les méchants : volontairement ou involontairement, ils sont plus ou moins complices, par construction encore (la carrière...) des pouvoirs économiques et politiques en place (distribution, finance, armement, télécoms, etc.) et les pouvoirs de l'Etat (pouvoir judiciaire). Collusion, illusion, il faut bien jouer le jeu (du latin lūdō, êre = jouer) !
La fin, la vérité, justifie-t-elle toutes les méthodes d'investigation, tous les moyens ? Toute vérité est-elle bonne à dire ? A-t-on le "droit de mentir par humanité" ? Le discours de la série, ses intrigues et ses actions se situent toujours dans le registre moral. L'enquête journalistique, comme l'enquête sociologique peut se confondre avec l'enquête de police, ce qui rend la situation des journalistes inconfortable et risquée lorsqu'ils s'éloignent de l'opinion courante, recherchent les témoignages, les mettent à l'antenne... La relation information / justice est essentielle, sans compromis ; la vérité passe-t-elle avant tout ? On peut évoquer à ce propos le discours programmatique que Jean Jaurès prononça en 1903 pour la distribution des prix au lycée d'Albi, un an avant de fonder un journal, L'Humanité ; Jean Jaurès est alors vice-président de la Chambre des députés (discours republié par L'Humanité en septembre 2017) : "Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques". Décidément, morale et média sont indissociables. Les reporters de "Argon" se veulent courageux.
Pour un téléspectateur occidental, la série fourmille d'allusions à l'inévitable Watergate : l'inconscient de tout journaliste d'investigation n'est-il pas encore structuré comme "All the President's Men", le légendaire livre de Carl Bernstein et Bob Woodward (1974) et le film éponyme de 1976.
Pour un téléspectateur coréen, la série évoque certainement la situation politique coréenne où les affaires de corruption ne manquent pas, impliquant les conglomérats industriel (cheabols), leurs clans et le personnel politique, jusqu'au plus haut niveau hiérarchique de l'Etat. Le singulier, local, coréen, s'avère universel.
Pourquoi le titre, "Argon" ? Faute d'avoir trouvé une réponse officielle, faute de mieux, pensons à Argos, qui, dans la mythologie grecque désignait le géant aux yeux multiples qui ne dormait que d'un oeil sur deux (il en avait une centaine, voire un millier) : on le disait panopsios / πανοψιος, celui qui voit tout ou ce qui s'offre à la vue de tout le monde : belle ambiguïté pour évoquer le mythe de l'information télévisée ! "Argon", ce titre va bien à la série et au journal télévisé. Le récit doit aider les téléspectateurs à percevoir la dialectique de l'information et de la vérité.
Donc, beaucoup de grec dans ce post, titre de la série oblige, d'autant que vers la fin du 8ème épisode l'ancien présentateur et mentor du héros, gravement malade, ironise : une fois mort, il continuera de chercher la vérité chez Hadès, qui règne sur les Enfers ; encore la mythologie grecque (dans l'Odyssée, Mentor était le précepteur du fils d'Ulysse) ! Poursuivons. Selon Hésiode (VIIIème siècle avant notre ère), dans son poème, Les travaux et les jours (vers 42-106), Argon a été tué par Hermès, le messager de Zeus. Or, ce même Hermès fera don à Pandore de la parole (φωνή, phônê) : dans son sein, "il crée mensonges, mots trompeurs, coeur artificieux". Pandore laissera s'échapper les maux de sa fameuse boîte, un don piégé de Zeus. Depuis, écrit Hésiode, "des tristesses innombrables errent au milieu des hommes" (vers 100)... A l'information télévisée de se débrouiller de ces tristesses, non sans ambiguïté, des enregistrements des voix de témoins aussi...
Références
- David Halberstam, The Powers That Be, 1979, sur le fonctionnement des grands médias américains de l'époque (CBS, The New York Times, Time magazine, The Washington Post, Los Angeles Times, etc.)
- Marcel Détienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, 1967
- Luc Boltanski, Enigmes et complots. Une enquête à propos d'enquêtes, Paris, Editions Gallimard, 2012
- Hésiode, Les travaux et les jours, Paris, Les Belles Lettres
- Martin Heidegger, "Aletheia", (in Vorträge und Aufsätze, 1954)
- Immanuel Kant, D’un prétendu droit de mentir par humanité (Über ein vermeintes Recht aus Menschenliebe zu lügen), 1797
- MediaMediorum, "The Newsroom"
- les acteurs de la série "The West Wing" (NBC 1999-2006) donneront une lecture publique du scenario (screenplay) de "All the President's Men" en janvier 2018 à Los Angeles.
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