AT&T pourra fusionner ses activités avec celles de Time Warner moyennant 85 milliards de dollars et un endettement très élevé (180 milliards selon Moody). Le ministère américain de la justice (Department of Justice, Antitrust Division) avait marqué son opposition à cette fusion verticale annoncée par AT&T dès octobre 2016. Le Tribunal de Washington (U. S. Court District for the District of Columbia) l'a autorisée (Memorandum Opinion, June 12, 2018) réfutant un à un tous les arguments du gouvernement dans un document de 172 pages. Le juge s'étonne même qu'un débat ait dû avoir lieu : "small wonder it had to go to trial".
Copie du début de la décision du juge Richard J. Leon |
Toutefois, le ministère de la justice (DoJ) peut encore faire appel de la décision du juge Richard J. Leon et, de son côté, la FCC peut ajouter des restrictions à la fusion. La fusion avait été acceptée par la Commission européenne en mars 2017.
L'ensemble AT&T / Time Warner est apparemment considérable mais il faut l'évaluer en comparaison avec la puissance des acteurs intervenant désormais sur les deux marchés pertinents :
- le marché de la télévision et du cinéma avec la concurrence des SVOD de dimension internationale : Netflix, Amazon Prime, Google avec YouTube, Facebook avec Facebook Watch, et peut-être bientôt Apple.
- le marché de la publicité numérique : Amazon, Google, Facebook et Comcast.
- des télécoms (AT&T est le premier opérateur mobile américain avec 151 millions d'abonnés)
- un important MVPD (avec son bouquet de télévision payante, DirecTV et U-verse) et un MVPD virtuel, DirecTV Now
- des chaînes de télévision : HBO et toutes les chaînes de Turner Broadcasting (CNN, TBS, FilmStruck, TNT, etc.), des chaînes sportives régionales
- des studios de production cinématographique et de télévision (Warner Bros.)
L'argumentation du juge repose sur le fait que la concentration verticale ne modifie pas immédiatement le niveau de concentration dans chacun des deux marchés concernés ; au contraire, la concentration verticale présente plusieurs avantages : elle réduit les coûts de transaction (bargaining friction, elimination of double marginalization) ce qui peut se traduire par une réduction du prix de DirecTV pour ses abonnés ; enfin, elle facilite la distribution direct to consumers (OTT, SVOD).
Néanmoins, l'ensemble issu de cette fusion serait bien loin de rattraper les Facebook, Apple, Netflix, Amazon et Google : il resterait loin derrière, "chasing tail lights".
La première réaction de AT&T, dès l'acquisition de Time Warner (rebaptisé WarnerMedia), est une autre acquisition, celle de l'adexchange Appnexus (1,6 milliard), acquisition qui renforce les moyens de AT&T dans la publicité numérique (programmatic, etc.).
Une consolidation européenne dans les médias semble indispensable ; est-il même une autre voie ? Il faut reconsidérer les questions de taille des entreprises médias : les entreprises européennes semblent sous-dimensionnées. Pour contrer les effets induits par la puissance des GAFA et de Netflix, que le juge américain qualifie de "tectonic changes", l'Europe doit revoir l'approche des questions de concentration, en revoir les outils d'analyse (l'opinion du juge émet notamment des doutes sérieux sur la validité de certaines évaluations d'audience).
Les règles anciennes ne correspondent pas à la situation nouvelle crée par les GAFA qui révolutionnent la notion de marché pertinent. Tout semble indiquer, si l'on en croit l'analyse du juge américain, qu'il faille encourager les concentrations verticales qui associent distribution et production de contenus. D'autant que le développement prochain de la 5G ne manquera pas d'affecter fortement la distribution des contenus...