vendredi 28 février 2025

Pierre Bourdieu, en famille, entrevu

 Denis Podalydès, L'ami de la famille. Souvenirs de Pierre Bourdieu, Paris, Julliard, 253 p.

Encore un livre sur Bourdieu ! Certes mais celui-ci ne s'intéresse que très indirectement à Bourdieu. L'auteur, Denis Podalydès, fut "l'ami de la famille" et il raconte son amitié, quand il avait leur âge, avec les enfants Bourdieu, ainsi que ses relations avec leurs parents. En fait, on ne voit guère Pierre Bourdieu, toujours pressé, et qui ne fait généralement que passer : Bourdieu travaille tout le temps, c'est la remarque première et l'on n'en saura guère plus le concernant.
Mais on voit aussi la mère, généralement inconnue, Marie-Claire Bourdieu (née Brizard), impeccable. Elle est à la piscine, elle cultive ses enfants et leur fait apprendre la poésie, dont Victor Hugo ("Booz endormi"), un des fils joue du violoncelle... Le livre raconte surtout la "perpétuelle quiétude", "sans phrase et sans chichi", de la vie qu'il mène en vacances dans la famille Bourdieu. 

L'amitié avec les enfants commence par la khâgne du lycée Henri IV où Emmanuel Bourdieu, le cadet de la famille, est élève. Emmanuel intégrera l'ENS en 1986, l'auteur non, qui entrera, lui, au Conservatoire national supérieur d'art dramatique. Deux vies ?

Le livre est mélancolique. De temps en temps, l'auteur qui a appris un peu de la sociologie de Bourdieu, cite prudemment tel ou tel concept pour rendre compte de ce qu'il vit et observe (l'habitus, le champ, le capital culturel, l'enchantement) mais il évoque surtout de Bourdieu "l'alchimie incompréhensible de son travail". Un chapitre est pourtant consacré à Manet dans qui Denis Podalydès voit un double de Bourdieu ; il évoque le travail en commun de la femme et du mari pour Manet l'hérésiarque, fruit d'un goût ancien, partagé. L'auteur a participé aux enquêtes coordonnées par Pierre Bourdieu et utilisées pour La misère du monde (livre publié en 1993) ; il fera aussi la connaissance d'Abdelmalek Sayad, collaborateur précieux de Pierre Bourdieu. Finalement, Denis Podalydès définit ainsi le sociologue : "Attentif à ce qui ne se dit pas, à ce qui échappe tout en affleurant dans la conversation elle-même, à ce qui gît entre les mots, il accorde autant d'importance aux silences, aux respirations, aux gestes, aux attitudes, au regard, qu'au propos énoncés. La sociologie est paradoxalement une méthode, un texte sans phrase". 
On voit aussi Bourdieu ne pas porter grand intérêt à une lettre de Godard qu'il ne prend pas au sérieux. L'auteur participe à un film biographique d'Emmanuel Bourdieu, le fils, "Vert paradis", diffusé en 2003 (sur ARTE, "Les cadets de Gascogne"). Le livre se termine en évoquant le montage des films de la famille, tournés par Marie-Claire Bourdieu surtout, et par une visite à la mère de Pierre Bourdieu : "un verre de Jurançon en apéritif, et tout fut excellent".

Un livre sur un sociologue n'est pas chose aisée s'il se veut biographique : comment le sociologue vit-il avec sa sociologie, puisqu'il vit avec, ou peut-être ne sait-il pas, ne sait-il plus, vivre sans. La sociologie (les cours, les droits d'auteur) le fait vivre matériellement, assez bien sans doute, dans une belle maison, avec une piscine, avec de grandes vacances, pour les enfants au moins... Mais que se passe-t-il dans sa tête de sociologue quand il ne travaille pas ? A moins qu'il travaille sans cesse, prisonnier de sa sociologie, intelligence entravée ? Et l'influence de sa vie privée sur son oeuvre, sur sa famille ?

Ce livre est agréable à lire, la famille Bourdieu est sympathique mais Pierre Bourdieu reste un mystère. Quant à la vie familiale... Mais toute vie n'est-elle pas mystérieuse, peut-elle être écrite ? Le livre de souvenirs est souvent touchant. Enfin, il m'a touché.

N.B. Voir pour la relation de Bourdieu au Béarn et au béarnais, de Colette Milhé« Les étranges relations au béarnais de Bourdieu »Lengas , 87 | 2020,  http://journals.openedition.org/lengas/440

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