lundi 29 septembre 2008

Les cht'is : la fabrication de l'autochtone


"Bienvenue chez les ch'tis" (en salle depuis le 20 février 2008) bat des records au Box Office (20, 7 millions d'entrées, plus que "La Grande vadrouille" à quoi s'ajoutent 2,5 millions de DVD vendus et environ 0,6 million de déléchargements "illégaux"). Le film est riche en prolongements média : une BD, un Hors Série de Trucs & astuces sur les blagues ch'tis, un autre de Détours en France ("Dans Ch'Nord"), un DVD porno, "Bienvenue chez les ch'tites coquines" et l'on attend un jeu vidéo de Mindscape. Et puis à la Une, en négatif, une banderole anti ch'tis dans les tribunes, pour finale de la Coupe de la Ligue de football.

Voici maintenant "Ch'tis magazine" (124 pages) dans les points de vente (ci-contre dans un Relay, gare de l'Est à Paris) ; selon l'éditeur, le titre doit être mis en avant près de la caisse dans le Nord de la France (on cible l'identité régionale), mais placé près du rayon "tourisme" dans les autres régions. Double positionnement. La publicité du N°1 provient presque exclusivement d'institutions de la Région, tourisme et développement économique. Le titre est publié par Milan Presse (groupe Bayard) qui compte déjà des magazines sur la Méditerranée, le Pays Basque, les Alpes, les Pyrénées, la Bretagne.

Nombre de magazines et de Hors Série illustrent un terroir, un patrimoine fait d'histoire et d'art de vivre, et de nostalgie. Toute région, tout pays a ses magazines (cf. Bretons en Cuisine. Média des racines). La ligne éditoriale y tient beaucoup du guide touristique, mais il s'y ajoute aussi une vision enchantée de la région : il faut être "fier d'être bourguignon", alsacien, breton, béarnais ou cht'imi ! Cette presse contribue à raciner une population venue s'installer au gré des migrations et du marché du travail : elle fabrique des autochtones (étymologiquement "issus de cette terre", indigènes), tout en maintenant un lien avec ceux qui sont partis s'installer ailleurs. Héritage et nostalgie pour gérer en douceur l'aménagement affectif du territoire (cf. l'essai de Marcel Detienne sur la frénésie d'autochtonie).

Ainsi, le Nord, pour des publications comme Ch'tis Magazine, Lattitude Nord ou Pays du Nord, "le magazine qui défend fièrement les couleurs de ses régions", comme pour le film, oscille entre régionalisme et folklorisation, exaltant la cuisine, la langue, l'accent et les patois, l'architecture, les paysages et la chaleur de l'accueil (déjà, Enrico Macias, l'Algérien de Constantine, avait chanté "les gens du Nord"...). Le Nord, c'est aussi le sport : l'enfer du Nord (Paris - Roubaix) et ses pavés, "Les Corons", chanson de Pierre Pierre Bachelet devenue hymne des fans du Football Club de Lens, les "Sang et Or". Symptomatique : lâchée par les Houillères, cette équipe professionnelle sera relancée par la mairie : la défense et l'illustration de la région passent désormais par les collectivités locales, qui lancent leur magazine médias (développement économique, tourisme) et tentent de faire coïncider circonscription électorale et géographie culturelle.




Dans une telle perspective, les éditeurs mettent en avant ce qui unit. Donc, oubliées Fourmies la Rouge à qui l'on doit le Premier Mai, coups de grisou et coups de poussières, Courrière-les Morts à qui l'on doit le repos hebdomadaire obligatoire. Quelle place donner après Germinal à cette barbarie au principe de la "civilisation" industrielle ? Réhabiliter les friches industrielles, aménager les ch'terrils, ouvrir un musée des luttes ouvrières, créer un ballet, "Conditions humaines" (2007), de Pietragalla sur des vies de mineurs... Louis Aragon écrivit un poème, "Enfer-les-Mines" (1940) ... "Rien n'est à eux ni le travail ni la misère"...
183 p. éditions du Seuil

Plus elle est ancienne, plus l'histoire devient acceptable : ainsi, Pyrénées Magazine Histoire (éditions Milan également), trimestriel, qui vient de paraître, s'attachera à une histoire plus lointaine, plus consensuelle : châteaux et seigneurs, Gaston Fébus, histoire déjà folklorisée, désamorcée ... people en quelque sorte. De même, Dossier pour la Science inaugure une nouvelle formule avec un numéro intitulé "Gaulois. Qui étais tu ?" ... et revoilà nos blonds ancêtres !

Mais à quoi bon revendiquer des racines ? Pourquoi vouloir se faire autochtone à tout prix ? "C'est le sol de cette langue qui est pour moi le sol français" aimait à rappeler Emmanuel Lévinas, philosophe, autochtone de nulle part. Le rôle des médias dans la célébration d'une identité réduite à la géographie, à la "terre" ne va pas de soi, et peut inquiéter : cette célébration, exacerbée, a eu, et a encore des fréquentations dangereuses (cf. "die Scholle" et son exploitation par les nazis).
Et comment l'innovation, sociale et technique, peut-elle s'extirper de cet état d'esprit tout à la conservation ?
Comment arbitrer entre les leçons du passé et ce qu'il faut dépasser, entre le musée et l'école ? "Utilité et inconvénient de l'histoire", interrogeait Nietzsche : quel partage entre mémoire et oubli "Sans l'alcool de l'oubli le café n'est pas bon" (Aragon) mais il réveille.

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