Testé depuis 2005 sur le marché de Houston (Texas, DMA N°10), le projet Apollo consistait en une énorme enquête de type source unique (single source), une de ces enquêtes où l’on obtient pour un même consommateur des informations sur ses achats de produits et sur sa fréquentation des médias (« consumer-centric vision »). Pour cela Nielsen fournissait des données de consommation (HomeScan) et Arbitron des contacts média radio et TV (Portable People Meter), à quoi s’ajoutaient des informations collectées en ligne sur les lectures de presse. Superbe théorie. Soutenue par de grands annonceurs de la grande consommation (dont Procter & Gamble, Kraft, Wal-Mart, Pepsi, Pfizer, SC Johnson, Unilever). Budget astronomique.
Conduit simultanément par les deux puissances légitimes de la mesure d’audience aux Etats-Unis, Apollo devait livrer des outils définitifs en termes de médiaplanning et des réponses opérationnelles quant au retour sur investissement publicitaire. Utopie cross-media de l’approche dite «360°». Tentation lancinante.
Devant la promesse d’un tel édifice, chacun y est allé de son discours de célébration, obligé, intéressé («Conceived as a breakthrough service for the next century», http://us.acnielsen.com/pubs/2004_q4_ci_media.shtml).
Et la langue de bois déversa ses power points.
Et pourtant, à y regarder de plus près, « sans prévention ni précipitation », ce projet conjuguait tous les traits d’une splendide usine à gaz, riche en tuyaux qui fuient et robinets qui coulent, en quotas introuvables et statistiques osées.
Et même sans le secours d’un très «malin génie», aux exigences de rigueur «hyperboliques», on aurait pu douter davantage : d’abord le budget, alors que beaucoup d’acteurs professionnels rechignent à payer la mesure de base, ensuite l’hétérogénéité de la collecte, la complexité du travail statistique qui s'en suit (fusion, modélisation, etc.) auraient dû inquiéter. Et puis, quand même, quelques médias étaient tenus à l’écart, Internet, la publicité extérieure, une grande partie des médias hors foyer (out-of-home), le marketing direct, etc. tout cela représentant bien plus de la moitié des investissements publicitaires.
Projet média pharaonique, dispendieux, aux nobles ambitions, qui était au marketing ce que le France et le Concorde furent à l’économie des transports grand public. Très grand panel (11 000 personnes dans 5 400 foyers, preque autant que le panel audimétrique national) pour un tel montage, mais si petit au regard de ce qui se peut pratiquer dans les médias numériques (TNS Media Research met en place un panel de 100 000 foyers avec DirecTV, par exemple). De plus, l' échantillonnage par quotas est si délicat qu’il est difficilement plausible : qui donc accepte de participer à ce type d’enquêtes, quelle représentativité, quelles études de calage adéquates au rythme des changements à prendre en compte ?
Cet atterrissage en catastrophe devrait signer la fin de ce genre d’aventures. Une époque des études publicitaires est en train de s’achever. Le numérique rend possibles d’autres approches associant consultations des médias et comportements d’achat, des tailles de panels passifs autorisant les échantillages aléatoires, des statistiques plus raisonnables.
Comment penser les conditions de l’erreur, l’épistémologie de tels fourvoiements : pourquoi une telle cécité de la part de si grands professionnels qui, mieux que nous, savent tout des limites nouvelles des formes traditionnelles d’enquête ? Difficulté de sortir des habitudes, de penser la rupture, même évidente, que consomment et l’évolution des médias et l’évolution des modes de vie. Peut-être aussi qu' à force d'être dans le feu de l'action, comme l'observe le Fabrice de Stendhal à Waterloo, il arrive que l'on n'y voit plus rien. En tout cas, ce sera une "erreur positive".
1 commentaire:
pourquoi une telle cécité demande notre blog-eur adoré ?
Je pense avoir lu d'autres expressions de cette interrogation poignante dans l'ouvrage de Didier Nordon 'Vous reprendrez bien un peu de vérité" - Editions Belin Pour la Science. Je le cite : "Qu'on m'explique ! En quoi est-il préférable de se perdre en faisant usage d'une boussole détraquée que de se perdre sans boussole ?"
Je recommande la lecture de l'article de cet ouvrage, article d'une page seulement "L'art de pifomètrer".
Je ne retiendrai qu'un autre extrait où, faisant probablement référence au milieu des mathématiciens qu'il connaît et pratique, il relate que "même au sein de cercles choisis, on entend souvent soutenir qu'il vaut mieux recourir à des indicateurs peu fiables, voire erronés, que n'avoir pas d'indicateur du tout".
Certes cela ne donne pas la raison de cet aveuglement, disons que c'est probablement inscrit dans la psychologie humaine, la peur du vide et la difficulté à être rigoureux en portant un regard critique sur les choix que l'on peut être amené à faire. C'est donc peut être un "psy" qui pourrait trouver la réponse!
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