jeudi 7 août 2008

Comment le Web change le monde


Francis Pisani et Dominique Piotet ont réussi une large synthèse donnant à percevoir et comprendre au grand public éclairé ce que devient Internet. Un bilan aussi, positif, optimiste. Ce travail de sensibilisation et d'explication a parfois, et c'est bienvenu, des allures de manuel. Exemples, interviews, biblio, on ne s'y perd pas (pour la prochaine édition, ne pas oublier l'index !). Pas de technologie, plutôt un essai de réflexions stratégiques.

La tonalité générale oscille entre didactique et célébration. Tout le credo Internet est là, avec ses "théories", ses miracles attendus, techniques et boursiers, ses illusions nécessaires. Tout ce qui meuble les topos des analystes financiers et des levées de fonds. Une sorte de consensus intellectuel de marché. Le sous-titre revendique tout cela : "l'alchimie des multitudes", alchimie sociale toujours surperformante avec ses réseaux, ses amateurs, ses longues traines, crowd sourcing ... on est loin de la "multitude vile" de Baudelaire !



Cet ouvrage témoigne d'une incroyable confiance dans le "Progrès" : parfois, les analyses semblent conjuguer à l'impératif des technologies du XXIème siècle avec une idéologie du 19ème, positiviste (Saint-Simon, Auguste Comte). La philosophie est toujours en retard, disait Hegel !
Assurément, les auteurs sont des fans d'Internet et de sa culture, avec ses héros, ses légendes, sa mythologie, son folklore. Et en lisant, on a envie d'en savoir plus, la curiosité est éveillée, on se prend à admirer ... et l'on passe subrepticement du "manuel" à la "célébration". Comment résister à un enchantement si communicatif ? Il faudrait un "malin génie" délibérément, hyperboliquement désenchanteur, pour douter d'Internet, en tout point. Par provision. Travail d'épistémologue. Redoutable. Pointons au moins quelques attentes.
  • Sur le plan de l'entreprise, y compris individuelle, et de l'université manque un portrait des nouveaux "assis" du numérique, "genoux aux dents", qu'il faudrait regarder avec les yeux de Rimbaud. Etre connecté en tout temps, en tout lieu ? A quoi ? Facebook, Twitter ? 
  • Manque aussi, au delà des idées générales sur l'organisation ("l'entreprise liquide"), l'effet des technologies numériques sur le monde du travail : du principe de plaisir qui gouverne peut-être le Googleplex au principe de réalité qui taraude sûrement les modestes startups. Qu'est-ce qu'un syndicat dans l'entreprise numérique, qu'est-ce qu'un patron, une grêve dans le numérique ? Comment s'arbitre l'idéal anarchiste d'Internet avec la nécessité de servir des clients, des actionnaires et un nouveau genre de petits chefs ? Internet, n'a peut-être guère changé le monde ... du travail. Qu'est-ce qui se mijote dans l'entreprise numérique, un Tiers-Etat d'ingénieurs et d'associés, un prolétariat ?
  • L'ouvrage exploite surtout des exemples américains. Ethnocentrisme spontané ? Les entreprises françaises sont peu présentes, tout comme celles d'Amérique latine que connaît pourtant bien l'un des auteurs, celles d'Asie, d'Afrique, etc. Comment fonctionne la géographie d'Internet : des centres de recherche aux Etats-Unis, des petites mains à la périphérie ? Assiste-t-on au pillage numérique du tiers-monde ? Où commence la périphérie ? Dites, c'est loin le tiers-monde ?

Ce livre constitue un débroussaillage réussi, indispensable. L'enthousiasme y corrompt parfois l'analyse. Espérons de nouvelles éditions. Les "dispositifs" d'Internet n'ont pas encore suscité une science rigoureuse des changements numériques. La tentation du prophétisme socio-technologique qu'encouragent les demandes du marché menace chaque essai de généralisation.

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