L'économie publicitaire numérique, pour optimiser l'efficacité du marketing, désagrège l'action publicitaire en actions et en cibles de plus en plus fines pour atteindre le moment limite, celui à partir duquel on ne peut décomposer plus avant. Appelons atomistique ce moment (du grec ἄτομος, que l'on ne peut couper, insécable) pour évoquer l'évolution de la pensée publicitaire et médiatique à la manière dont Gaston Bachelard évoque l'histoire de la chimie. Un nouvel habitus se met en place que commande l'économie numérique : comme le souligne Marie-Anne Frison Roche ("Les conséquences régulatoires d'un monde repensé à partir de la notion de donnée"), "l'information sur la personne n'est pas qu'un reflet de celle-ci : elle est un découpage de celle-ci voire une pulvérisation de celle-ci, une autre façon de le mettre en miettes"; ("l'information est toujours parcellaire". Cf. Internet, espace d'interrégulation). Tel est le précepte de Descartes : "diviser chacune des difficultés que j'examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait".
Du point de vue des supports publicitaires (médias), de segmentations en décompositions, on aboutit à un micro-marketing de précision chirurgicale (on recourt parfois à la métaphore du sniper) : message délivré à l'approche d'un linéaire dans un point de vente (beacons), lors d'un tournant décisif dans un jeu vidéo sur mobile (cf. "emotional moments" de MediaBrix), suite à une émotion distinguée dans les traits d'un visage ("emotional targeting"). On ne vise pas une personne mais un modèle de comportement identifiable par des atomes de sens, mots ou actes de langage, images (et objets dans une image), traits du visage. Touchpoint. Dans aucun cas, il n'y a d'appel à l'expérience.
On est passé de cibles concrètes à des cibles abstraites, calculées (intersections de comportements, de moments et de lieux, données, algorithmes), les réseaux neuronaux apprenant une image à travers les couches (layers) successives du deep learning.
Les atomes, "particules élémentaires" constituant la matière publicitaire ne sont pas perceptibles ; pour le médiaplanner, leur réalité est d'être opérationnels, donc rationnels. Tout comme les SKU pour les inventaires dans la distribution (store-keeping unit).
La cible n'est pas trouvée, observée mais construite, elle résulte d'une configuration d'ensembles de comportements ; la cible, ce n'est pas telle ou telle personne, père d'adolescents, par exemple, mais tel ensemble de comportements caractéristiques de pères d'adolescents (à un moment donné, intentions d'achat de séjours de vacances et de matériel sportif, par exemple) ; dans la réalité, de tels comportements pourront être attribués à des grand-mères... Qu'importe à l'annonceur ?
Dans le médiaplanning, l'intuition intellectuelle l'emporte désormais sur l'intuition sensible, comme le souligne l'épistémologie de Gaston Bachelard à propos de la chimie. L'intuition sensible est même souvent un obstacle (épistémologique) au médiaplanning.
L'efficacité du micro-ciblage risque toutefois de buter sur une difficulté radicale : comment peut-on cibler finement en s'en tenant à une création générale, unique, passe-partout ? La réponse se trouve peut-être dans l'interactivité qui, de facto, est adaptation de la création à une demande de consommateur. On peut aussi modifier la création délivrée en fonction du consommateur présent (en recourant à un cookie ou, comme Vyking, à la reconnaissance faciale effectuée par des supports dotés de capteurs optiques). L'optimisation dynamique des créations (Dynamic Creative Optimization) contextualise les messages en tenant compte du lieu de réception, de la météo, du contenu environnant, etc.)... Cf. myThings. Le ciblage culmine dans la personnalisation et la recommandation (Netflix).
L'atomisation se généralise à toutes les dimensions de l'action publicitaire : le bon endroit, le bon moment, le bon message, la bonne cible.
- Micro-genres. On doit à Netflix d'avoir popularisé les micro-genres (about something cf. infra). Netflix avait, il y a déjà deux ans, dégagé près de 80 000 micro-genres, un genre combinant généralement divers identifiants, des adjectifs, des sujets, des acteurs, des thèmes sous la forme de tags (metadata). Au lieu de genres généraux (Stanley Cavell), en nombre limité (western, karaté, comédie, policier, etc.), on peut identifier des atomes de fictions au terme d'analyses de contenus avec ou sans catégorie élaborée préalablement (folksonomie). Après le stade de l'analyse, les micro-genres peuvent être regoupés pour guider l'alchimie créatrice (solve et coagula !). Voir aussi The Music Genome Project de Pandora (450 attributs pour la catégorisation musicale et la personnalisation).
- Micro-moments. Google met en avant la notion de micro-moments. Ce sont des moments décisifs, moments de vérité (cf. ZMOT, Zero Moment Of Truth), des moments favorables (cf. kairos, καιρός). Moments définis par une occasion, une intention, une envie de... (want-to-do moment, want-to-buy moment, want-to-go moment, want-to-know moment, what-do-I-eat moments...). "Data beats opinion", "Speed beats perfection", souligne Google. On parle de micro-engagements. Canvs parle aussi de moments "emotionnaly engaging" (score calculé à partir de 56 attributs et plus de 4 millions d'expressions). Twitter lance Moments ("The best of Twitter in an instant"). Pour Mindlytix, un moment de vie pertinent dure une vingtaine de minutes. Cette prégnance du moment instaure-elle un nouveau "régime d'historicité" ? Faut-il parler de "momentisme" à la manière dont François Hartog parle de "présentisme" (question à ambition heuristique) ? Les Snaps saisissent sur le vif des micro-moments (Snapchat spectacles) ? tapCliq repère le micro-moment adéquat, l'anticipe même.
- Micro-lieux. Les beacons qui sont des capteurs permettent de cibler des micro-lieux (micro-locations) au cours de déplacements grâce au smartphone (cf. Proximity de Bluvision). Le beacon détecte la proximité d'un smartphone dès lors qu'il entre dans une zone préalablement définie (liée à la puissance de l'émetteur) et déclenche des actions prévues (envoyer un courrier, un message, une notification, un coupon). Par la géométrie de son rayonnement, un beacon définit une micro-zone de chalandise dans une rue, un centre commercial, un magasin (indoor mapping).
- Micro-cibles (micro-segments). Intersections d'ensembles de données (exemple : porteurs d'une intention d'achat + degré de solvabilité + délais de réalisation). Ni l'âge, ni le sexe, ni la catégorie socio-professionnelle n'ont de pertinence particulière. Leur commodité s'estompe au profit d'une efficacité calculée. Micro-influenceurs ?
- Micro-ads. Parce que l'on n'a que quelques secondes pour intéresser, convaincre.
Pour l'essentiel, c'est le smartphone qui, devenant un équipement personnel de base, un prolongement de soi, a raccourci les distances de visée, de ciblage, les délais de réponse, d'intervention, de consommation et surtout la prise en compte et l'exploitation de micro-moments : de l'"atomicité du temps" aux micro-engagements !
Des atomes de vie sociale, de goûts, d'habitus : "les intuitions atomistiques", selon Gaston Bachelard, invitent à se méfier du réalisme naïf. Le réalisme fait obstacle à la compréhension du ciblage numérique, qui est "géométrie du détail" et annonce un séquençage du génôme socio-culturel (datôme ?).
Le monde social, observé de près, à diverses échelles, laisse voir une composition fractale avec ses autosimilarités ; le simple dissimule du complexe, l'universel du singulier, le stable des turbulences.
Source : "How Netflix Reverse Engineered Hollywood", Alexis C. Madrigal, The Atlantic, January 2, 2014. Ouvrages évoqués
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