lundi 18 septembre 2017

Concentrations à venir dans la télévision américaine ?


La question de la concentration est au cœur du débat télévisuel américain. Après l'administration démocrate qui freinait la concentration dans les médias classiques mais voyait d'un œil favorable l'émergence d'oligopoles numériques formidables (Google, Facebook, Amazon, Microsoft, notamment), l'administration républicaine semble prête à remettre en chantier les règles concernant la concentration dans la télévision traditionnelle (legacy media).
Le sujet passera probablement inaperçu en Europe car il s'agit de la concentration des groupes de stations de télévision (broadcast). Stations locales, bien sûr. Marché intérieur américain certes, mais qui fonde la puissance des acteurs américains sur le marché international.

Sinclair Broadcast Group est le plus important des groupes américains de stations ; il en possède 193 (source : SBGI). Il se propose de racheter le groupe Tribune Media Company qui en possède 54 (N.B. on compte 1 386 stations de télévision commerciale aux Etats-Unis). Une telle acquisition, pour 3,9 milliards de dollars, donnerait naissance à un groupe de télévision disposant d'une couverture technique de 72% des foyers TV américains (sans "UHF discount", mais 39% avec), présent dans 108 DMAs. (N.B. Une acquisition de même ampleur - Media General acquis par Nexstar / pour 4,6 milliards - a été approuvée par l'administration démocrate début 2017, mais elle se situait dans la limite légale des 39%). Concentrations horizontales.
L'audience de Sinclair est une audience locale pour des informations locales. En cas de fusion, sa puissance publicitaire totale (locale et supra-locale) ainsi que son poids dans les négociation des droits de retransmission (retransmission consent) avec les MVPD seraient déterminants. De plus, après la fusion ("post transaction"), le nouveau groupe Sinclair ("combined company") contrôlerait un grand nombre des stations affiliées au network FOX.
L'enjeu est donc significatif pour les médias locaux concurrents, presse, radio et télévision notamment. Comme Sinclair a la réputation d'être politiquement conservateur, les élus démocrates se sont mobilisés pour s'opposer à cette fusion. Une coalition d'acteurs économiques hostiles à la fusion s'est même créée (Coalition to Save Local Media).
Sinclair a déposé sa demande en juin 2017. La FCC a demandé le 14 septembre 2017 un complément d'information concernant les mesures envisagées pour se mettre en conformité avec les règles de concentration en cours (éventuelles reventes de stations, "divestiture"), les investissements (capital investments) que promet Sinclair pour améliorer la programmation des stations et la contribution de la fusion à la transition au standard ATSC 3.0. Qu'en est-il de l'intérêt général ("public interest") ?
La réponse de Sinclair est attendue pour le 5 octobre, à la suite de quoi le public pourra commenter.
  • Le débat enclenché pourrait conduire à la remise en cause de la limite imposée aux groupes en terme de taille (39% des foyers TV). Pour cela, la première étape consisterait à revenir sur le mode d'évaluation de la concentration et compter pour moitié seulement la couverture des stations UHF (principe dit "UHF discount"). Ce mode de calcul, mis en place en 1985, a été éliminé par l'administration démocrate en 2016, restauré par la FCC en février 2017 puis bloqué par le tribunal ("a stay of execution", D.C. Circuit Court of Appeals) en juin.
  • Cette acquisition pourrait déclencher d'autres mouvements ; on évoque un rapprochement entre le network FOX et Ion (qui pourrait reprendre les affiliations des stations Sinclair avec FOX). La discussion de l'interdiction dans un même DMA de contrôler une station de télévision et un quotidien régional (dite cross ownership rule de 1975) est également relancée. Enfin, la fusion AT&T / Time Warner (HBO, CNN, etc.) est toujours en cours d'examen au ministère de la justice (US Justice Department). Une acquisition dans les télécoms serait en cours : T-Mobile rachèterait la majorité des actions de Sprint à Softbank ; ensemble les deux entreprises compteront 130 millions d'abonnés (soit 28,8% du marché de la téléphonie mobile, mobile wireless market).
Ce débat, considéré avec quelque de recul, s'avère crucial pour l'économie nouvelle des médias, bien au-delà du marché américain.
La taille des groupes de télévision traditionnelle ne doit-elle pas être reconsidérée dès lors qu'il leur faut affronter la concurrence des Facebook, Google et Amazon ? Dans une telle perspective, la réflexion sur les concentrations dans les médias prend une nouvelle dimension. C'est aussi l'occasion de remettre en question la définition des taux de concentration et de l'univers de référence pour les médias, définitions souvent simplificatrices, sinon obsolètes, en période de mutation technologique.
Assistons-nous à une augmentation de la concentration dans le marché de la télévision ou, plus radicalement, à une adaptation de la réglementation de la concentration dans l'ensemble des médias à l'ère de la numérisation ? 

MàJ : septembre 2018. la fusion envisagée n'aura pas lieu ; Tribune Media poursuit Sinclair en justice pour avoir entamé des consultations de manière unilatérale (dont la FCC).


Sur l'évolution des périmètres de concurrence dans les médias :

1 commentaire:

Claire Maitrot a dit…

La question des concentrations dans la télévision américaine est au coeur de nombreux débats actuels concernant l’évolution des médias aux Etats-Unis. Cela est assez complexe à comprendre pour nous, européens, car la télévision américaine est locale (audience locale, informations locales…)

Les règles relatives à la concentration devraient-elles être revues? La concentration permet de mettre en commun des moyens techniques, des rédactions et d’acquérir une puissance telle qu’il serait possible de rivaliser avec les grands groupes mondiaux. Ainsi, lorsque l’on voit que Google a un market cap de plus de 660 milliards de dollars alors que les six principaux networks globalisent moins de 450 milliards de dollars, il est légitime de soulever la question de la révision de certaines règles américaines. Selon moi, vous avez mentionné une des questions principales qui est celle de la remise en cause de la limite imposée aux groupes en termes de taille. Il faut repenser la télévision traditionnelle afin de pouvoir espérer être un jour au niveau des GAFA et développer une concurrence efficace.

Cependant, le développement du Groupe Sinclair peut être source de nombreuses problématiques. En effet, selon le magazine Variety, Sinclair a acquis pour près de 4 milliards de dollars de chaînes locales depuis 2012 et pourrait, s’il rachète le groupe Tribune Media Company, disposer d’une couverture technique de 72% des foyers américains. Les médias centristes et de gauche s’inquiètent de la naissance d’un nouveau bastion conservateur dans la télévision. En effet, David Smith, PDG de Sinclair n’a jamais caché son soutien au Président Trump.

Ainsi, s’il paraît normal de vouloir concurrencer les GAFA et de remettre en cause certaines règles relatives à la télévision américaine, cela doit-il se faire à n’importe quel prix? Il me semble indispensable de maintenir une certaine neutralité dans le domaine des médias…