jeudi 24 janvier 2019

Mémoire et perception. Armand Morgensztern, hommage


L'IREP a organisé début janvier 2019 une soirée en hommage à Armand Morgensztern qui a réuni le ban et l'arrière-ban de la recherche publicitaire française.

L'oeuvre de Armand Morgensztern est à plusieurs titres remarquable qui fait de lui l'un des rares chercheurs français de stature internationale en matière de publicité. Sa modernité est indiscutable mais ses préoccupations allaient bien au-delà de la mode : la diversité cohérente de ses travaux a surpris, même ceux qui le connaissaient bien. Hommage scientifique, professionnel, amical : émotion et admiration ont dominé une soirée émaillée de l'évocation des espiègleries d'Armand rapportées par ses collaborateurs, et par ses enfants.

De cette oeuvre multiple, de sa dynamique, je retiendrai plusieurs aspects.
D'abord, la mise en évidence du rôle de la mémoire et de l'oubli dans l'efficacité publicitaire au travers des processus de mémorisation et de démémorisation. Ce rôle, opérationnalisé sous le nom de "Bêta de Morgensztern" a été appliqué aux différents médias et abondamment exploité en média planning. Du travail théorique à l'expérimentation pour établir une mesure et surtout une prédiction, le bêta fait entrer la publicité dans la science expérimentale (approche multicanal et attribution).
Qu'est-ce qu'un message publicitaire dont on ne se souvient pas ! Quoi de plus simple et de plus universel que la mémorisation pour décrire l'action de communication ? On retrouvera naturellement la problématique mémorisation / démémorisation, du ressouvenir dans l'analyse des conditions d'efficacité de l'apprentissage scolaire (sciences de l'éducation) : tous les enseignants, et les étudiants plus encore, savent la difficulté d'orchestrer premier contact et répétition afin d'acquérir et retenir un savoir, quel rythme, quels intervalles de temps optimisent les lancinants programmes de ré-visions (cfinfra,  les travaux de Hal Pashler)...
Un chantier a été ouvert que l'économie numérique demande d'étendre et approfondir.
Etudiant la mémorisation, Armand Morgensztern ne quittait pas des yeux les mécanismes de la perception visuelle des messages, décortiquant empiriquement le contact avec une affiche, une page de magazine.

Ensuite, la méthode. Comme de nombreux chercheurs (nous pensons, par exemple, à Pascal), Armand Morgensztern conjuguait la réflexion mathématique, la modélisation au travail de l'atelier. Pas de recherche sans bricolage ; Claude Lévi-Strauss a restauré la dignité intellectuelle du bricolage (La Pensée sauvage, 1962) ; pas d'ingénieur qui ne soit bricoleur : le bricolage est "science du concret" : car il faut que ça marche... Les enfants d'Armand, Mathieu et Zysla, avaient confié à l'IREP des machines réalisées par leur père afin de tester les créations publicitaires et leur mémorabilité. Sur le chemin du eye-tracking, Armand a déposé un brevet pour un "dispositif pour étudier les mouvements de l'oeil d'un observateur examinant une image" (janvier 1965, cf. infra).
Dans une science expérimentale, l'appareil résume une démonstration, c'est une théorie matérialisée, idée chère à l'épistémologie de Gaston Bachelard.
Dessinateur, ingénieur, mathématicien, pédagogue (il faut l'avoir entendu - et vu - tenir un grand amphi de marketing à Dauphine), Armand jonglait de ses compétences avec modestie. Il rédigeait dans un style tout bergsonien (on pense à Matière et mémoire, bien sûr), élégant, dégagé de tout galimatias. C'est le moment de rappeler que, après avoir été tourneur-fraiseur, il fut quelque temps enquêteur pour un institut de sondage : implacables écoles de précision, de communication et de concision. Qui conduisirent à sa soutenance de thèse de Doctorat (gestion, Lille).

Armand reste pour ses anciens collègues et disciples, une grande rencontre. Tous ceux qui ont témoigné à l'IREP ont évoqué l'humour dont il se départissait rarement. Rigoureux sans l'esprit de sérieux, toujours une vitz à portée pour détendre l'atmosphère...
Armand revenait de loin. Zysla l'évoque dans La Photographie. La mémoire de mon père : orphelin à la suite de la déportation de ses parents par la police française, parents assassinés par les nazis. Armand a été privé de sa langue maternelle, Mama-loshen, yiddish, dont il parlait souvent, avec gourmandise, tendresse. Langue mère, Muttersprache, "die Sprache Mutter" comme disait le poète Paul Celan, orphelin aux parents assassinés. Armand m'a fait lire le classique Joys of Yiddish, cette autre dimension, joyeuse, de la mémoire. Merci Armand.

La profession publicitaire s'honorerait en suscitant une publication rassemblant les principaux textes d'Armand Morgensztern, dont de nombreuses participations à des séminaires IREP (accessibles actuellement sur la base de données Comsearch de l'IREP).


Références

Leo Rosten, The Joys of Yiddish, 1966, New York, Mac Graw Hill, 533 p. publié en français par Calmann-Lévy, 1994 (traduction Victor Kuperminc).
  • Pashler, H. et al.,
    • "The influence of retrieval on retention", Memory & Cognition, 1992
    •  "Spacing effects in learning: a temporal ridgeline of optimal retention, Psychological Science, 2008,
Pour l'hommage à Armand Morgensztern (IREP, janvier 2019), une présentation en forme de biographie intellectuelle et professionnelle a été réalisée, résumant ses principales inventions et avancées : du Bêta au prix psychologique (ici).

vendredi 18 janvier 2019

STIRR : Sinclair remue la télévision locale américaine (OTT)


Sélection de la ville. La station qui fournit les
 informations est indiquée : exemple, Powered by
WLUK-TV pour Green-Bay (Wisconsin, Midwest).
Appli iOS. January 2019.
La télévision linéaire accomplit sa mutation vers le streaming, OTT. Le mouvement avait été lancé au début de  2015 par CBS avec CBS All Access. "OTT everywhere. A paradigm shift ?", demandions-nous alors. Avec le passage au streaming des stations locales, le noyau dur de la télévision américaine, le nouveau paradigme se confirme : programmes à la demande, accessibles partout, à tout moment, sur tout support, télévision nouvelle génération dont les modalités sont  énoncées par le standard ATSC 3.0.

Pourquoi STIRR ? Du verbe to stir : remuer, mélanger appartient au vocabulaire de la cuisine (cf. stir-fry) ; to stir, c'est aussi donner une impulsion, provoquer.

Jouant sur toutes les connotations dynamiques du terme, Sinclair Broadcast Group (SBG) lance un service OTT : STIRR. Le service, qui sera financé entièrement par la publicité, est accessible via une application (iTunes, AppleTV, Android, Amazon Fire TV, Roku).
STIRR offre les contenus du linéaire à la demande tout en proposant également du direct. Les émissions disponibles proviennent de toutes les ressources du groupe : les programmes linéaires des stations (locales) ainsi que des émissions en VOD. STIRR contribue au plein emploi de ses moyens. Rappelons que Sinclair Broadcasting Group qui compte 191 stations (la plupart étant affiliées à des networks traditionnels) est présent dans 89 des 210 marchés américains (DMA). Sinclair a tenté en 2017-2018 d'acquérir le groupe Tribune Media, en vain (la FCC avait fait part de ses doutes).

Avec l'appli, il est possible de sélectionner sa ville de préférence (ou plutôt une station parmi toutes celles que contrôle SBG) et d'accéder à l'information locale de ce DMA y compris celle concernant le sport et styles de vie (Stirr City Channel) ; en sélectionnant Washington D.C., on accède à un programme d'information nationale (via la station WJLA-TV). Evidemment, STIRR ne retransmet pas le programme du network auquel une station est affiliée ; ce qui est mis dans le pot commun de STIRR, ce sont uniquement les productions des stations, "owned and operated", de Sinclair (information, plateau).

STIRR propose également une vingtaine de programmes aux thématiques spécialisées, dont quatre multicasts qui lui appartiennent (en italiques) : BUZZR • Charge! • Cheddar • Comet • CONtv • Dove Channel • DUST • FailArmy • Futurism • Gravitas • Mobcrush • MovieMix • NASA TV • Outdoor America • The Pet Collective • SOAR • StadiumTBD • The T • World Poker Tour (source : SBGI).

Le lancement de STIRR par Sinclair s'inscrit dans une stratégie globale privilégiant l'accès numérique au local et la mobilité (mobile-first) ; en même temps, le groupe investit dans la next-gen TV (ATSC 3.0) avec des chips adaptés (System on a Chip, SoC). D'autre part, Sinclair s'est associé à Tru Optik (DMP TV) pour le ciblage publicitaire hybride, linéaire et numérique. Sinclair a acquis en 2015 un SSP, ZypMedia.
Comment la télévision terrestre traditionnelle, celle des groupes de stations locales (broadcasting), peut-elle s'adapter au nouvel environnement numérique et s'y développer en tirant profit du streaming et de la télévision connectée ? Dans cette perspective, la taille et la concentration sont décisives (scaling) pour que survive la télévision locale (y compris l'information locale).
Malgré tout, ces mouvements de concentration suscitent la critique qui souvent se drape dans la défense généreuse et légitime du localisme ; la situation est d'autant plus complexe que les propriétaires de SBG et la ligne éditoriale de certaines stations ne dissimulent pas leur sympathie pour la politique de l'actuel président.

jeudi 3 janvier 2019

Télévision américaine : la concentration n'en finit pas


2019 commence avec une fusion dans la télévision américaine. Gray Television a acquis Raycom Media pour 3,6 milliards de dollars. L'une et l'autre entreprise sont des groupes de stations de télévision locale. La FCC et le ministère de la justice (DoJ, Department of Justice) ont approuvé la fusion qui donne naissance à un groupe touchant 24% des foyers TV américains (17% avec UHF discount) soit 142 stations (full power). Après négociation avec la Division antitrust du DoJ, la fusion s'accompagnera d'une revente de stations dans certains DMA pour éviter de créer des monopoles pour la vente de publicité locale (conclusion des études d'impact : competitive impact).
Sont concernées par cette revente (divesting) les stations affiliées suivantes (entre parenthèses le network auquel elles sont affiliées) : WGPX Panama City, WDFX Dothan, WFXG Augusta, WTNZ Knoxville (Fox), WTOL Toledo, WSWG Albany (CBS), KXXV Waco, WTXL Tallahassee (ABC), KWES Odessa (NBC). L'ensemble demeure toutefois un groupe de taille modeste en comparaison de Nexstar et de ses 216 stations.

Cette réglementation de la télévision terrestre (broadcasting), que l'on peut qualifier de tatillonne, est à mettre en regard avec l'étonnant laisser-aller législatif qui permet aux grands groupes de s'attaquer sans vergogne au marché de la publicité locale américaine, Facebook et Google notamment (en attendant Amazon et Microsoft avec LinkedIn). La puissance de la concurrence provenant des plateformes vidéo Netflix et Amazon Prime Video est également à prendre en compte.
Les groupes de télévision locales et la réglementation de la concentration qui les concerne sont le produit des débuts de l'histoire de la télévision et de la radio américaine (legacy) ; les networks, ne l'oublions pas, ne sont que des groupes de stations locales. Sans accroissement de la concentration, ces groupes ne peuvent affronter à armes égales les nouveaux groupes publicitaires issus du numérique.

L'objectif déclaré de la FCC est de préserver le localisme des médias tout en assurant la diversité des points de vue qu'ils diffusent. Mais qu'en est-il du contrôle de la diversité des points de vue émis sur Facebook ou sur YouTube ? Le maintien du localisme et de la diversité dépend de la compétitivité économique et technologique des médias locaux, donc des possibilités de scaling : le président de la FCC ne cesse d'ailleurs de souligner que la réglementation doit s'adapter à la réalité nouvelle du marché ("Our rules must keep pace with the modern media marketplace”).
Comme tous les quatre ans, à la demande du Congrès, la FFC doit passer en revue l'état du marché des médias américains et apprécier l'efficacité des règles de concentration en vigueur ; la FCC peut être amenée à remettre en question certaines des règles qui brident le développement des networks commerciaux nationaux (ownership rules), y compris, notamment, la règle dite "dual TV network ownership",  qui vise les quatre networks historiques (ABC, CBS, Fox, NBC) et interdit toute fusion de deux d'entre eux.