mardi 3 août 2010

Sur la diffusion des résultats de recherches

.
On a pu lire, dans des médias et des sites couvrant Internet, que, selon une étude menée par des chercheurs d'une université américaine (Northwestern University), les étudiants américains, qualifiés parfois de "digital natives", ont un usage "sans conscience" d'Internet et font une "confiance aveugle" à Google. Sic. Comment sait-on cela ? Quelle en est la matière "première" ? Etude de cas.

L'enquête et la publication : "Trust Online: Young Adults’ Evaluation of Web Content"
  • Ces énoncés (travail de réécriture de journaliste ou de blogueurs) renvoient à une enquête déclarative et qualitative dont les données ont été collectées au printemps 2007. Donc avant Chrome, Bling, Facebook, Twitter, l'iPhone, etc. 
  • L'enquête portait sur 1060 étudiants d'un cours de rédaction, "First Year Writing Program" (échantillon représentatif stratifié) ; parmi eux, seuls 102 étudiants ont été observés et interviewés. 
  • Ces étudiants (undergraduates) de l'University of Illinois à Chicago n'ont rien à voir avec Northwestern University, l'université des chercheurs), connue pour ses formations et labos en marketing, en journalisme, en media (Medill School of Journalism). 
  • L'article rendant compte de l'enquête est publié par l'International Journal of Communication (Volume 4, 2010) par Eszter Hargittai, Lindsay Fullerton, Ericka Menchen-Trevino, Kristin Yates Thomas.
  • Les auteurs parlent de "wired generation"et de "digital literacy" pour qualifier ces étudiants et non de "digital natives", notion journalistique sans pertinence, absente de l'étude de référence. Ils observent d'ailleurs des écarts significatifs de compétence numérique ("In both the larger group as well as the subsample, there is considerable variance on our digital literacy measure suggesting that we have both very digitally savvy and much less knowledgeable respondents in the study".
  • L'article précise clairement et méticuleusement les procédures d'échantillonage, de passation, d'analyse. Les consignes de recherche sur Internet (tasks, une quinzaine) sont listées en annexes.
La situation d'observation est évidemment construite, artificielle, riche en artefacts possibles : "Respondents sat at an Internet-connected computer with the researcher right next to them reading the tasks"). La discussion - sorte d'auto commentaire - étant enregistrée (enregistrements audio + captures d'écran). Tout cela (80 heures d'enregistrement et 770 pages de transcription) est codé puis analysé. Pratiques d'analyses qui restent nécessairement intuitives, malgré toutes les précautions prises.
Ce que l'on observe est au mieux le comportement de ces étudiants en situation d'observation, suivant des consignes qu'ils n'ont pas choisies, lues par un(e) enquêteur(trice) assis(e) à côté d'eux, sur un ordinateur qui n'est pas leur ordinateur personnel, donc sans leur propre configuration personnalisée : cookies, bookmarks, raccourcis, etc.
Tous ces faits qu'oberve et enregistre cette enquête conduite selon les règles de l'art, sont faits. Leur exploitation suppose un travail épistémologique préalable, une réflexion sur le mode de production de ce savoir, plaçant les limites de ce que l'on peut attendre de cette méthologie courante, parfaitement mise en oeuvre.
De mon point de vue :
  • L'inadéquation croissante de ce type de méthodologie à la compréhension des usages d'Internet pourrait être une conclusion majeure de ce travail.
  • Le sérieux du travail accompli selon les règles de l'art et selon les rituels de publication ne dissimule pas la complexité et la lourdeur de ce type d'enquêtes, pour un faible rendement (cf. la conclusion ds auteurs, citée en annexe).
  • Il faut se demander ce que ce travail doit aux exigences de publication dans des revues, publications indispensables à la carrière (publish or perish). C'est aussi une des dimensions épistémologiques de ce type de recherche. Les règles du jeu des carrières, conçues au 19ème siècle et pour des publications papier, doivent s'adapter à l'ère numérique.
  • D'où vient la notoriété des marques (Google, Yahoo, Wikpedia, WebMD, etc.) évoquée dans la conclusion ("brand", "branding and routines", ) ? Elle est produite par les usages grands publics ("prior experience"). L'université peut-elle créer des marques pour orientéer et baliser le travail des étudiants avec et sur Internet ?
  • Comparer avec ce que donneraient 
    • une observation "passive" et une analyse "automatique" des comportements d'un très large échantillon de personnes au moyen de logiciels de type webanalytics, analyse allant du surf aux comportements de transformation (clicks, achat, téléchargement, impression, courrier, etc.). Il n'y aurait alors plus de biais liés à la situation d'enquête (très contraignante) ni aux consignes (du coup, on passerait de figures imposées à des figures libres)
    • des analyses socio-linguistiques des sites visités et des termes utilisés pour les recherches (Google, Weborama, Ramp, OpenAmplify, etc.).
  • On pourrait imaginer une sortes de contre-enquête à fin confirmatoire  :
    • répondre aux mêmes consignes sans utiliser Internet, directement ou indirectement. Cela situereait les résultats de l'enquête première dans une plus large perspective (on et off-line). Essayez, juste pour voir ! Bonne chance !
    • pour la crédibilité (credibility) et la fiabilité (trustworthiness), effectuer une enquête équivalente pour évaluer les comportements d'un même public avec, au choix : des manuels scolaires, des médias d'information. La dépendance des utilisateurs envers les marques n'y est sans doute pas moindre. Qui doute d'un manuel scolaire, qui a les moyens de douter d'un manuel scolaire, d'un média ? 
    • dernière suggestion : mener une telle enquête (non déclarative) parmi les enseignants, les journalistes, les étudiants en pédagogie ou en journalisme.
Journalistes et vulgarisateurs reprenant cet article ou, plus généralement, reprenant un article évoquant cet article ou cette recherche, ont surtout trouvé ce qu'ils recherchaient "spontanément", ce qui peut faire un titre et a une chance d'être cité  : une condamnation d'Internet et de Google comme outils de travail scolaire. La doxa du moment ou, selon l'expression de Bacon, "les idoles du marché" (Novum Organum, XLIII). L'épistémologie, la circonspection méthodologique, la nuance dans l'interprétation ne sont pas leur métier. Devraient-elles le devenir (formation des journalistes) ?

Annexes
Conclusion des auteurs : "Our findings suggest that students rely greatly on search engine brands to
guide them to what they then perceive as credible material simply due to the fact that the destination
page rose to the top of the results listings of their preferred search engine. Users also rely on brands in
other contexts, from going directly to the Web sites of offline brands with an online presence to online only
brands with which they have prior experience."
.

Aucun commentaire: