lundi 10 juin 2013

Misinformation et tentation du prophétisme

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Diva, gourou, prêtresse, prophétesse, "queen of the Net", etc. Les expressions laudatives ne manquent pas pour célébrer le discours escathologique annuel sur l'état du net et de son industrie (Internet Trend Report) que tient une associée de Kleiner Perkins Caufield & Byers.
La demande sociale de discours sur l'avenir est élevée dans le secteur des médias. Au point que beaucoup d'études ne sont que discours d'accompagnement du marché et de ses espérances (avec action escomptée sur les comportements des consommateurs, les analyses des analystes financiers, etc.). Et la statistique devient spectacle.
Jeff Elder, journaliste et "social media director" pour le San Francisco Chronicle (7 juin 2013), conteste une affirmation figurant dans le dernier Internet Trend Report à propos des usages du smartphone consulté en moyenne 150 fois par jour. Dans cette superbe affirmation, qui après l'enquête du journaliste, s'avère toutefois infondée ("That case was not made with facts"), Jeff Elder perçoit le symptôme d'une maladie intellectuelle endémique à laquelle le Web donne une dimension spectaculaire. Comment dire que l'on ne sait pas !

Au-delà de l'anecdote, se rappelle à nous la logique de ce que Jeff Elder nomme joliment "misinformation" ; l'enchaînement des raisons en est connu : demande sociale, mise en scène d'une réponse simplifiée et rémunérée qui satisfait ces attentes, bataille entre médias impatients (et journalistes) qui ont besoin de scoops, et l'erreur se propage tandis que se confortent l'image et la réputation de la diva de la statistique du Web...

La fausseté de ce type de raisonnements consiste à partir de ce que l'on pense qui doit être, faute de s'en tenir aux faits surtout, tentation d'autant plus lancinante s'il n'est pas de faits vérifiables, construits rigoureusement et faciles d'accès. Etablir les faits passe pour un investissement inutile, sans retour, alors que quelques opinions, moins coûteuses, et rapidement imaginées s'y substituent avantageusement. D'ailleurs, note le journaliste, la déclaration fautive de notre "reine du Net" a déjà été reprise plus d'un demi-million de fois au moins sur le Web (d'après les "résultats" de requêtes dans les moteurs de recherche). La rectification prudente par le San Francisco Chronicle n'aura pas cette notoriété : l'influence d'une affirmation erronnée mais spectaculaire et bien placée est internettement infaillible.
Après Max Weber, les auteurs du Métier de sociologue (1968, p. 47) pointaient la "tentation du prophétisme" qui assiège les sociologues, les professeurs, les politologues, les essayistes, etc. En ce qui concerne les médias et la publicité, contre cette tentation, il n'est d'autre remède qu'une réhabilitation de la recherche qu'il conviendrait de distinguer des "études", presque toujours au service de la communication commerciale et du marketing. Mais tout ceci n'est-il pas en contradiction avec l'économie même de cette activité ? Journaliste et chercheurs, même combat ?
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