Jean-Louis Fabiani, La Sociologie. Histoire, idées et courants, 223 p., Lexique
Voici un excellent manuel de sociologie ; il a été produit par Jean-Louis Fabiani. C'est un manuel pour les débutants mais aussi pour les plus vieux, anciens débutants, qui peuvent y trouver de quoi remettre en chantier leurs outils de travail, les plus courants et les plus subtiles, et abandonner leurs idées un peu vieillies voire, pour certaines, complètement obsolètes.
Le plan de l'ouvrage est clair : d'abord l'histoire et déjà pointe le trio que l'on retrouvera à maintes occasions dans cet ouvrage avec Marx, Durkheim et Weber. Et, d'emblée aussi se trouve posée la question de la cumulativité des savoirs sociologiques : Jean-Claude Passeron refuse cette idée (c'est comme l'agriculture sur brûlis, dira-t-il) que l'auteur défend avec Randall Collins qui préfère la métaphore du "conservatoire botanique où l'on s'attache à maintenir en vie de très anciennes espèces tout en en créant, pas très souvent, de nouvelles".
Le chapitre 7 évoque la vigueur de la révolution numérique accélérée par la téléphonie, témoignage de l'incroyable résilience du capitalisme (la destruction créatrice de Joseph Schumpeter !).
Jean-Louis Fabiani accorde par ailleurs une grande importance aux "studies" de toutes sortes, provocantes, qui ont marqué l'histoire récente de la sociologie, la rectifiant même parfois ; et de citer, par exemple, Dipesh Chakrabarty qui souligne l'erreur de "l'évolutionnisme qui veut que toutes les sociétés passent par les mêmes étapes d'un itinéraire identique" : en fait, études noires (Black Studies), études du genre (le rôle de Margaret Mead et de Simone de Beauvoir) réveillent la sociologie de son sommeil dogmatique. Et Jean-Louis Fabiani rappelle modestement qu'"Il existe dans notre travail une bonne part de bricolage qu'on ne pourra jamais éliminer parce que nos objets sont immergés dans un flux temporel qui nous laisse rarement le temps de les construire avec la rigueur épistémologique qui s'imposerait". D'où la proximité avec le journalisme, ses succès et ses erreurs.
Le chapitre 10 ferme le livre avec l'enquête et "les outils pour analyser et comprendre". D'abord, il peut sembler qu'il n'y ait pas d'outils sociologiques a priori, que tout peut le devenir. Ensuite, l'enquête et les différents outils traditionnels de la sociologie sont évoqués, mettant en évidence leur rendement mais aussi leur progressive obsolescence, trop souvent oubliée. Cette partie est le plus riche mais aussi la plus désespérante pour la sociologie car les méthodes ont mal vieilli. Sans doute peut-on attendre des outils et méthodologies numériques, entre autres, des renouvellements radicaux.
Le livre est on ne peut plus sérieux, richement documenté, les références récentes complétant les développements plus classiques. Et, l'auteur ne manque pas d'humour dont il pigmente ses propos, discrètement. Ainsi parle-t-il de simple garniture idéologique pour distinguer les thèses de Pierre Bourdieu et de Talcott Parsons (p. 41) et pour souligner leur "évidente parenté". Et de l'ouvrage de Bruno Latour (Changer de société, refaire de la sociologie) son commentaire est sec : " refaire de la sociologie n'est pas vraiment son objectif ; il s'agit plutôt d'en faire, enfin, pour la première fois".... Et l'auteur se moque aussi de ceux qui criaient "CRS! SS!" en 1968, si peu historiens, si piètres sociologues, mais tellement à la mode.
Le chapitre, en annexe, intitulé "Quelques mots de la sociologie" pourrait bien évidemment être beaucoup plus développé ; des concepts manquent mais l'essentiel est présent, et qui aidera bien des lecteurs à remettre leurs idées en place. Jean-Louis Fabiani fait le ménage et revient, en actes, sur la conclusion de son ouvrage. J'en retiens "l'impératif de description" (p. 211) qui remet en questions tous les grands concepts de la sociologie et de "ce que nous appelons, plutôt vaguement, le monde social" ; encore une fois l'ironie de Jean-Louis Fabiani qui revendique finalement "de contribuer à l'expansion dans la société d'une sorte de distance critique à l'égard des affirmations les plus péremptoires qui y circulent, et de ne jamais renoncer à chercher à comprendre". Heureux projet. Les théories, les notions de la sociologie, oui, mais jamais sans l'ironie qui en est une hygiène constante.