dimanche 1 décembre 2024

Entrer dans la carrière universitaire. Pour n'en plus sortir ? Pierre Bourdieu

Victor Collard, Genèse d'un sociologue,  Paris, CNRS éditions, 2024, Index, Bibliogr., 447 p. 

De son enfance lycéenne aux débuts de sa carrière universitaire comme philosophe puis sociologue, vous saurez tout de Pierre Bourdieu, en passant par son service militaire en Algérie. Tout ou presque. Enfin, le livre est illustré de divers documents et photographies : documents scolaires, du baccalauréat à la liste des thèses que Pierre Bourdieu a dirigées, essentiellement des 3e cycle (dont la première est celle de Fanny Colonna sur les instituteurs algériens), de son service militaire au Gouvernement général à Alger : il est pistonné et il n'aura donc pas à "crapahuter dans le bled".

On le suit du lycée de Pau jusqu'à la classe préparatoire littéraire à Paris au lycée Louis le Grand puis enfin élève à l'Ecole Normale Supérieure. Le livre est copieux et c'est bien, il fourmille de détails sur les condisciples de Bourdieu, sur ses examens. L'épisode algérien est décrit par le menu qui se termine par la prise d'un poste d'enseignant à la faculté d'Alger. Ensuite, de retour en France, se situe l'épisode Raymond Aron, qui le recrute mais qui décrira (dans ses Mémoires, p. 350) un Pierre Bourdieu devenu "un chef de secte, sûr de soi et dominateur, expert aux intrigues universitaires, impitoyable à ceux qui pourraient lui faire ombrage". Bon, un patron, quoi ! Mais qui ne le devient pas ?

Pierre Bourdieu commence une thèse sous la direction de Georges Canguilhem, résistant et médecin, épistémologue "dur", thèse qu'il abandonnera bientôt. Mais Bourdieu gardera toujours un intérêt pour les productions philosophiques (cf. par exemple, son travail sur Martin Heidegger) et il dialoguera régulièrement avec son professeur de l'Ecole normale, Louis Althusser, marxiste, et qui n'était pas encore un assassin. Pierre Bourdieu, universitaire donc, d'abord, sans doute.

Pierre Bourdieu épouse Marie-Claire Brizard en 1962. Ils auront trois fils qui seront tous les trois normaliens. Mais l'auteur du livre ne mentionne pas Marie-Claire Bourdieu (née Brizard), absente même de l'index, mais qui pourtant signa des articles avec son mari ; ils se séparent en 1983. Ainsi, par exemple, "Le paysan et la photographie" (Revue française de sociologie, VI, 1965, pp. 164-174) article signé par Pierre et Marie-Claire Bourdieu ou encore "Goûts de femmes" (Acte de la recherche en Sciences Sociales, octobre 1976). Curieuse biographie, quelque peu bancale donc, prudence de l'auteur qui craint peut-être un procès, ignorance classique des biographies universitaires ? Allez savoir. La genèse promise par le titre reste finalement limitée à une vie scolaire puis universitaire : presque rien sur l'accent, sur les petites amies, sur les copains de rugby, sur les bistrots, sur la "vraie vie" donc. On le dit pourtant quelque peu insolent, mécontent souvent. On aurait bien aimé connaître mieux ce Bourdieu là. Mais cela restera encore la face non éclairée de sa biographie. 

lundi 25 novembre 2024

Rome, ville sacrée de la "dolce vita"

 Roma nella "dolce vita", (Rome dans la "dolce vita"), Intra Moenia Edizioni, Napoli, 14,9 €, 190 p.

La dolce vita, le film de Federico Fellini, avait mis dans notre tête la Fontaine de Trevi où l'on lançait des pièces de monnaie dans l'eau. Tourné en février 1960, dans des décors artificiels de Cinecitta simulant la Via Veneto, avec Anita Ekberg et Marcello Mastroianni (p.134-135), le film gagna la Palme d'or du XIII Festival de Cannes cette année là.

Le livre met en scène le film dans l'histoire de la société italienne de l'après-guerre. Mussolini n'est plus là et la vie quotidienne reprend sa place avec ses nouvelles idoles : la petite Fiat 600, '"l'automobile par excellence des Italiens" (p. 34), la machine à coudre Singer, les deux roues des scooters, Vespa et Lambretta, les valises en carton (Claudia Cardinale dans le film "La ragazza con la valigia"), valises des immigrants partant vers le Nord par le train du soleil ("il treno del sole"), les jukeboxes, la machine à laver la vaisselle, les réfrigérateurs, le téléphone (mais qui n'est pas encore portable). C'est aussi l'âge des bikinis, des premiers soins esthétiques...

Et l'on rencontre dans ce petit livre, les grandes vedettes de cette époque : le film "Vacanze romane" (avec Audrey Hepburn - et sa Vespa - et Gregory Peck, en 1953), on peut voir Pier Paolo Pasolini, Michelangelo Antonioni, Vittorio de Sica, Brigitte Bardot qui passe, James Stewart, Jayne Mansfield, Ava Gardner, Gary Cooper, Grace Kelly, Henry Fonda, John Wayne, Sophia Loren, Orson Welles, Frank Sinatra, Liz Taylor. Et voici enfin Rita Pavone, idole des jeunes italiens.

En 1954, c'était "La strada" de Federico Fellini avec Giulietta Masina et Anthony Quinn, et l'on croise aussi le romancier Alberto Moravia via Veneto, les héros du film "Ben Hur"... Le livre se termine par la visite à Rome de Kennedy en 1963 et son assassinat, quelques mois après.

Les brefs commentaires des photos sont donnés en quatre langues (italien, anglais, français, espagnol). Travail de documentation quasi-sociologique.

mardi 1 octobre 2024

500 expressions françaises bien décortiquées

 Lire magazine, hors-série, septembre 2024, 196 p., Index, 12,90€

On les a toutes, ou presque toutes, déjà lues ou entendues. Sans toujours en connaître le sens exact, sans souvent en savoir l'origine.  C'est ce qu'apportent ces pages qui nous donnent l'origine, expliquent la signification, la "décortiquent", qu'elle soit actuelle ou passée, de 500 expressions françaises (donc on n'y trouvera pas le québécois, et c'est dommage : c'est pour un autre numéro, peut-être ?).

Ces 500 locutions font voir la richesse de la langue et son histoire aussi. C'est une sorte d'étymologie à laquelle se sont livrés les auteurs. Ainsi, par exemple,"savoir nager entre deux eaux" qui a d'abord signifié "naviguer entre deux courants". Le verbe "nager" vient du latin nato, natare, dérivé du latin classique navigare : à vos Gaffiot ! Parfois, l'origine est douteuse ou confuse : ainsi "avoir la quille" qui évoque trois linguistes, chacun proposant une explication, sans convaincre les lecteurs. Mais faute de service militaire obligatoire, qui connaît encore cette expression parmi les jeunes générations ?

Pour achever la lecture de ce magazine, il ya des pages (68 et 69, ou 166 et 167) donnant des jeux qui permettront aux lecteurs-trices de tester leur savoir et leur mémoire. Pas si facile ! 

L'ensemble est à lire à petites doses pour enrichir son français, et savoir, si on l'ignorait, que l'on ne le sait pas si bien que l'on croyait.

lundi 9 septembre 2024

Une formidable leçon d'humanisme

Bonnie Garmus, Lessons in Chemistry, 390 p., Penguin Random House, 2022

miniseries sur Apple TV+, 8 épisodes, october 2023

C'est d'abord un roman, formidablement féministe. Ce roman met en scène une jeune femme que passionne la chimie mais qui, à cette époque, les années 1960, est cantonnée au métier alors subalterne et mal payé de laborantine. Ce qui, bien sûr, s'accompagne de comportements sexuels inacceptables.

Elisabeth Zott, notre chimiste, est mise à la porte de l'entreprise de chimie qui l'employait suite au décès par accident de son partenaire, et amant, génial chimiste. Mais elle se trouve finalement embauchée pour une série télévisée diffusée en fin d'après-midi. Elle y prendra le rôle de cuisinière dans un show d'une station locale californienne, "Supper at six", mais elle y gardera ses réflexes et sa culture de chimiste. De plus, notre cuisinière et mère sans compagnon est rationnelle, et athée.

Le livre est souvent drôle, très agréable à lire. Parfois réaliste, parfois presque surréaliste, les lecteurs, et j'imagine les lectrices, ne s'ennuieront jamais. Et cela valut à son auteur toutes sortes de prix, aux Etats-Unis comme en Grande-Bretagne. Le roman connaît un grand succès et les principales idées en seront reprises dans une série remportée par Apple TV+, aux enchères. La série est bien tournée, et l'humour est présent à chaque instant. L'auteur du roman travaillait dans la publicité (copy writer) quand elle écrivit son livre ; il y a donc du vécu dans la série, dont le vol d'une idée essentielle par un collègue mâle, notamment. C'est une fable certes mais elle emporte les suffrages des réalistes et surtout des femmes : l'héroïne, Elisabeth Zott, enseigne tranquillement la résistance quotidienne aux absurdités d'un monde encore bien trop masculin.


lundi 26 août 2024

Le style de vie "bourgeois" de l'exilé Bertold Brecht

 Ursula Muscheler, Ein Haus, ein Stuhl, ein Auto. Bertolt Brechts Lebensstil, Berenberg Verlag, Berlin, 158 Seiten, 2024, 26 €

Voici un livre original et bien conduit, bien fait, très agréable à lire. Et qui fait penser. Bien sûr, on apprend beaucoup sur Brecht et son environnement, sur son style de vie ... "bourgeois", assurément. L'auteur est architecte et elle a publié diverses études sur le Bauhaus, sur la Tour Eiffel, sur Le Corbusier, et sur l'histoire de l'architecture. Son approche de l'histoire de Brecht est inattendue, et bienvenue.

Bert Brecht avait "prolétarisé" son nom qui était Eugen Berthold Friedrich Brecht. Il aimait les habitations confortables, un mobilier adéquat, des voitures de qualité, plutôt sportives ; il aimait les cigares et les bonnes bières. Il selectionnait son mobilier : dans le livre, il y a de beaux passages sur ses fauteuils ! 

Brecht était inscrit sur les listes noires (Schwarze Liste) établies par les autorités nazies aussi devait-il fuir sans cesse, et devancer l'arrivée des troupes allemandes, tout comme Thomas Mann, Heinrich Mann, Walter Benjamin et bien d'autres intellectuels allemands. Où qu'il fût, exilé très souvent, en Suède, en Californie (Santa Monica), au Danemark, en Suisse (à Zurich où il avait ouvert un compte en banque), à Moscou, en Finlande (Helsinki), Brecht chercha à acquérir de l'immobilier. Il finira sa vie, après guerre, en Allemagne, dans la zone d'occupation soviétique, à Berlin-Est (Sowjetische Besatzungszone, appelée aussi Deutsche Demokratische Republik). 

Brecht donc aimait beaucoup les voitures de sport et il voulait son confort pour travailler. Cela paraît banal mais ne l'était pas à son époque, surtout pour un écrivain célébrant la classe ouvrière. Mort en 1956  d'une crise cardiaque, quelque temps auparavant, il avait acheté une maison au Danemark pour une de ses collaboratrices. Son style de vie que l'on appelle "bourgeois" était sa manière de vivre compte tenu du monde dans lequel il lui fallait vivre : une optimisation, en quelque sorte.

L'ouvrage d'Ursula Muscheler donne à voir, souvent dans les détails, des aspects du style de vie brechtien (et l'on n'aborde pas la relation de l'écrivain aux femmes !). La vie de Brecht apparaît aujourd'hui plutôt agréable, sans doute parce que l'auteur ne met pas l'accent sur les soucis et les difficultés de Brecht qui dut gagner la vie de sa maisonnée. Mais surtout, Brecht durant toutes ces années d'exil puis de retour en Allemagne a écrit de nombreuses pièces de théâtre et des poèmes. Son oeuvre restera et certaines de ses propriétés en deviendront des lieux de célébration.

dimanche 11 août 2024

N'apprenez pas l'anglais, puisque vous le savez déjà !

Bernard Cerquiglini, "La langue anglaise n'existe pas". C'est du français mal prononcé, Paris, Gallimard, 2024, 196 p., Index des mots commentés, bibliographie. 

Bernard Cerquiglini est un bon linguiste. Normalien, Professeur des Universités, membre de l'OULIPO, auteur de nombreux livres, il a fait carrière dans l'étude et l'histoire du français mais, surtout, et le titre du livre le rappelle, il a gardé un peu d'humour : affirmer que la langue anglaise n'existe pas ne manque pas de culot ! Mais la démonstration rappellera aux Français les grandes étapes linguistiques de la conquête du monde par la langue anglaise, "vainqueur de la mondialisation". Victoire que l'anglais devrait au français - mais pas seulement - qui lui a fourni "tout ce qui a fait d'elle une langue internationale recherchée, employée, estimée comme telle". Conclusion : "l'essor mondial de l'anglais est un hommage à la francophonie", tel est le parti pris, a priori paradoxal, de ce livre.

La démonstration commence par un peu d'histoire, entre 1066 (bataille d'Hastings) à 1400, le français est d'abord la langue de l'Angleterre, puis il devient une langue seconde pour les Anglais raffinés. Ensuite, l'anglais l'emporte totalement mais en empruntant beaucoup de français : donc, "qui s'exprime en anglais parle largement français". Un résultat arithmétuque le souligne : 29% des mots anglais viennent du français, 29% viennent du latin, 26% du germanique. Après des chapitres historiques, vient un chapitre intitulé : "comment on a fabriqué la langue anglaise", dont la première phrase dit l'essentiel "la langue anglaise est un français régional". Mais le livre n'aborde pas les questions grammaticales ; d'où viennent les structures syntaxiques de l'anglais ? Qu'ont-elles de commun avec celles du latin et celles du français ? Et puis, quelles sont les conditions économiques et militaires de la domination de l'anglais ? Pour le reste, la démonstration est éloquente et le livre est bien conduit. Alors, améliorez votre anglais amis anglophones : mêlez-y donc un peu de français et de latin !


mardi 2 juillet 2024

Etnographie de la diplomatie française

 Christian Lequesne, Ethnographie du Quai d'Orsay. Les pratiques des diplomates français, Paris, CNRS Editions, 2017, Bibliogr., Index nominum, 255 p.

C'est Sciences Po qui regarde les acteurs de la politique étrangère française dont une partie est formée par Sciences Po. L'auteur est professeur de Science politique à Sciences Po et, bien sûr, ancien de Sciences Po lui même (Strasbourg). Il a fait sa thèse sous le direction d'Alfred Grosser (Professeur à Sciences Po, Paris. On ne sort donc guère de la famille.

L'auteur rend compte de sa pratique professionnelle, expérience qu'il a complétée par une centaine d'entretiens semi-directifs auprès de diplomates (pour l'essentiel).
Nous avons, malgré le titre, peu d'observations ethnographiques : "Observer en ethnographe la disposition d'une salle de négociation ou d'un bureau, l'organisation d'un repas, c'est comprendre le sens social qui est attaché à des notions globalisantes comme l'Etat, la souveraineté ou encore le droit international". Mais on en voudrait plus ! Christian Lequesne accorde une grande importance aux "actions banales" donc plus au "quotidien dans ce qu'il a de routinier", plus qu'aux crises (et il évoque ici la notion d'habitus de Pierre Bourdieu) ; ces actions banales que révèlent des répétitions correspondant à diverses "cartes mentales" (ensemble de principes d'orientations politiques) en disent effectivement davantage que les moments exceptionnels de la vie des diplomates. 

L'ouvrage constitue une observation de ce monde diplomatique, de ses habitudes de pensée et de travail. Il s'agit plutôt de méthodes que de théories : " Il ne saurait y avoir de bons travaux de relations internationales sans une approche méthodologique qualitative des agents dans leur quotidien". Je trouve que le livre ne donne pas assez d'éclat au travail quotidien, banal des diplomates. Mais il y a quelques bonnes anecdotes ; je n'en retiendrai qu'une sans la commenter, ce serait trop facile : en 2015, le pape a bloqué la nomination d'un ambassadeur parce qu'il était homosexuel.
Donc un bon livre, mais encore un peu trop rapide, un bon manuel pour les étudiants de science politique à qui il manquera, quand même, l'analyse de contenu des entretiens...

vendredi 7 juin 2024

Les années soixante au cinéma : une heure et demie de la vie d'une femme

 Agnès Varda : Cléo de 5 à 7, film de 1h30mn, 1962

Ce n'est donc pas un rendez-vous galant que ce 5 à 7 : le film en noir et blanc raconte deux heures de la vie d'une jeune parisienne, chanteuse à la mode, qu'un médecin a déclaré victime d'un cancer. C'est surtout une heure et demie de vie parisienne, de la vie à Paris, le 21 juin 1961, le tournage était prévu pour le 21 mars, premier jour du printemps. Mais ce sera le premier jour de l'été, bientôt le départ du Tour de France, et le film sort en juin 1962. On voit Paris vu et regardé par quelqu'un qui va peut-être mourir. Bientôt ? On ne sait pas. La durée objective des pendules et la durée vécue, perçues par l'actrice : ce sont les temps du film.

13 chapitres scandent ce film qui dure une heure et demie pour décrire et raconter une heure et demie exactement de la vie de notre chanteuse de variétés. Les notations du temps sont fréquentes dans le film (horloges et autres compteurs) qui rappellent la proximité croissante de l'échéance, puisque Cléo devrait connaître, à la fin du film, son diagnostic médical, donc la gravité de son cancer.

L'époque est celle de la guerre en Algérie et l'armée, constituée surtout d'appelés, est représentée par un soldat en fin de permission, en uniforme, qui fait sa cour à l'héroïne. L'un et l'autre se sentent condamnés. Cléo, qui redevient Florence, est accompagnée à l'hôpital de la Salpêtrière par le soldat rencontré, Antoine. Les jeux sur les mots sont nombreux... Antoine et Cléo...pâtre, etc.

Le film est aussi, surtout, un documentaire sur la ville mais également sur le cancer qui ronge, mais c'est, en même temps, un conte de fée. Les images évoquent la Nouvelle Vague et le surréalisme. C'est aussi un film élaboré, pensé, calculé, précis dans nombre de ses détails. Madonna demanda à Agnès Varda d'imaginer de retourner le film à New York vingt ans plus tard  (cf. le bonus de l'édition du film en DVD). Cela ne s'est pas fait. Dommage ? Soixante ans après, les spectateurs ne s'ennuient jamais : c'est la première réussite de ce film d'une femme sur la vie d'une femme. On y voit aussi une bande des copains à l'occasion d'un tout petit film avec des héros de la Nouvelle vague : Jean-Luc Godard, Jean-Claude Brialy, Samy Frey, Anna Karina...

Voir aussi, ou plutôt écouter, les excellents podcasts consacrés au film sur le site de la Cinémathèque.

vendredi 12 avril 2024

Comment se mesure le monde ?

Piero Martin, The seven Measures of the World, translated from the Italian by Gregori Conti,Yale University Press, New Haven, London, 209 p., 2023. Suggestions for Further Reading, Index.

Voici un ouvrage de vulgarisation scientifique. Il porte sur sept unités de mesure fondamentales, indispensables pour comprendre le monde physique : le mètre, la seconde, le kilogramme, le kelvin, l'ampère, la mole et le candela. C'est un ouvrage d'histoire des sciences, voire même d'épistémologie. Mais c'est aussi une sorte de roman où l'auteur mêle aux données mathématiques et physiques les petites histoires qui font la grande histoire des sciences. Les trois premières mesures sont le pain quotidien de la langue française mais les quatre suivants sont quelque peu rare dans les conversations !

Ainsi chacune de unités de mesure constitue un chapitre du livre ; l'auteur est professeur de physique expérimentale à l'université de Padoue en Italie. Le livre écrit en italien est élégamment traduit. Certaines unités sont connues de tout le monde ou presque, en Europe du moins, le mètre, le kilogramme et la seconde font partie des échanges quotidiens, dans les magasins du moins où l'on vend des mètres de tissu, des kilogrammes de fruits, de pommes de terre, de viande. La seconde est de la durée :"attends une seconde !", dit-on. Ensuite les unités renvoient à des expériences plus complexes moins évidentes, l'ampère, le kelvin, la mole et le candela. La mole renvoie à Avogadro, à la constante d'Avogadro mais sa manipulation est plus malaisée.

La candela est plus poétique ; elle évoque les chandelles pour traiter de la luminosité. Autrefois mes grands-parents parlaient des "bougies" à propos de la puissance des ampoules pourtant électriques depuis déjà quelques années, mais ils y voyaient ainsi plus clair que la définition actuelle qui mobilise la constante de Planck.

 Voici un livre plaisant à lire en une semaine (une mesure par jour !). On apprendra les mesures et l'on se souviendra des erreurs, inévitables, indispensables : car il s'agit "de changer de culture, de renverser les obstacles déjà amoncelés par la vie quotidienne", comme le souhaitait Gaston Bachelard (La formation de l'esprit scientifique, Paris, Vrin).



dimanche 10 mars 2024

La nouvelle vague informatique, en cours de déferlement ?

 Mustapha Suleyman, Michael Bhaskar, The Coming Wave. Technology, power, and the twenty-first century's greatest dilemma, New York, Crown, 2023, 332 p., Bibliogr.,  Index. La bibliographie est disponible sur Internet, classée par ordre alphabétique.

Voici un ouvrage qui marque une date, peut-être même une époque : il y est question d'intelligence artificielle.

L'auteur - c'est celui dont le nom est écrit en plus gros caractères sur la couverture - après avoir travaillé pour DeepMind puis Google est maintenant à la tête d'une nouvelle startup lancée en 2021, financée puis avalée par Microsoft en mars 2024, Reid Hoffman, Bill Gates, Eric Schmidt et Nvidia : Inflection AI, qui vient de lever 1,3 milliard de dollars.

 Mais cet essai concerne surtout la startup DeepMind. "In 2010 almost no one was talking about AI (artificial intelligence)" et, quinze ans plus tard, l'intelligence artificielle est partout, dans le monde des techniciens et des scientifiques, et dans le monde de l'argent. DeepMind fut créée à Londres en 2010, et achetée par Google au début de 2014, après que Facebook y eut renoncé ; l'auteur de ce livre, Mustafa Suleyman, fut l'un des trois fondateurs de DeepMind. Il lui fut aussi reproché de mal traiter les employés et des responsabilités lui furent retirées en 2019 ...

Le livre se compose de trois parties. La première s'intéresse à l'histoire des technologies : comment elles ont franchi les étapes et forcé le développement d'un "problème d'endiguement" ("the containment problem"). Les vagues de technologies se succèdent ("a wave is a set of technologies coming together around the same time, powered by one or several new general-purpose technologies with profound societal implications"). Ces technologies aux conséquences sociales formidables s'implantent, deviennent bientôt invisibles puis vont de soi. Ainsi le langage, l'agriculture et l'écriture furent à l'origine de trois vagues essentielles ; plus tard, l'usine, le développement du bronze et du fer, l'imprimerie, l'automobile, l'électricité, Internet prirent le relais. Toutes ces technologies prolifèrent sous l'effet de la chute de leurs coûts de développement et d'un accroissement de la demande. Le livre ressemble parfois à du Marshall McLuhan, à du Harold A. Innis ; il se veut prophète et annonce les changements à venir, ceux qu'il faut espérer et ceux qu'il faut craindre.

La deuxième partie, c'est la prochaine vague. Partant de AlphaGo, quand Google vainquit les champions du monde du jeu de Go et remit l'intelligence artificielle dans la tête des chercheurs, avec la biologie, la robotique et le quantum computing. Ensuite vint ChatGPT et les LLMs (large language models). Voilà l'essentiel. Pour le reste, le livre raconte des histoires, des anecdotes, les raconte bien, d'ailleurs, et elles sont souvent pertinentes. Elles énoncent les possibilités politiques qui guettent le monde dans lequel nous vivrons et dont la Chine sera sans doute la puissance dominante. Alain Peyrefitte nous avait prévenus, dès 1971, dans son essai grand public : "Quand la Chine s'éveillera, le monde tremblera"... 

L'homo technologicus est pris dans une ménagerie d'intelligences, concluent les auteurs :"Our mental, conversational worlds will inextricably include this new and strange menagerie of intelligences". Et de laisser imaginer un monde où les drones et les robots seront partout, où le génome humain sera élastique et la vie un peu plus longue. Encore une prophétie ?

lundi 19 février 2024

Notre temps, un magazine pour passer le temps

 Notre temps, mars 2024, 132 p., mensuel, 4,4 €

De qui est-ce le temps ? Quel temps, celui qui passe, celui auquel on appartient ? Si l'on s'en tient à la une de ce magazine, à la photo qui illustre ce numéro mensuel, on ne peut douter : il s'agit du temps des trentenaires. Mais en feuilletant le magazine, le doute s'installe, et il s'agit plutôt de la seconde partie de la vie, de celle qui précède et anticipe la retraite, la maladie, la mort, les petits enfants, partie de vie jamais nommée mais horizon toujours présent de toutes les décisions, médicales ou économiques. Mais enfin, déclare une actrice interviewée, "il y a de beaux rôles pour les actrices de plus de 50 ans". D'autant que la part de la population des "50 ans et plus" s'accroît régulièrement... 

Si l'on en croit l'OJD et l'ACPM, l'audience de ce titre est de 2,4 millions de personnes, composée d'un tiers d'hommes et de deux tiers de femmes. Les abonnements représentent 81% de la population des acheteurs du titre ; des fidèles donc. Rappel : en France, une personne sur cinq a au moins 65 ans (source : INSEE, 2022) et la France compte 66 millions de personnes, donc 13 millions sont la cible de Notre temps, cible du magazine papier et/ou cible du site Internet de ce même titre. Au total d'ailleurs, ce magazine est de facto le premier des magazines, juste derrière les hebdomadaires de fin de semaine et ceux de télévision dont les audiences sont menacées par les divers outils numériques.

En gros titre, en rouge, donc, de ce numéro de mars : la retraite des femmes. Cela constituera le "cahier central" intitulé "vos droits et votre argent" : tout d'abord, le logement qui est traité en tenant compte de l'avancée en âge ("après un veuvage", etc...), des déménagements. Ensuite, vient la retraite : le passage à la retraite est souvent difficile pour les femmes, retraite dont le calcul financier est compliqué par des carrières interrompues par les enfants, par le métier du mari, qu'elles suivent, en général.

Puis, après un peu d'activités manuelles (un "tote bag brodé"), il sera question de la cuisine, de celle que l'on se mijote, centrée ce mois-ci sur le citron ,"un zeste de soleil" ; 6 pages lui sont concentrées, avec des recettes mais aussi des conseils diététiques (la santé toujours !), mais rien sur le citronnier qui pousse dans le jardin ou sur le balcon, dommage ! Ensuite, il est question du marché : l'églefin, les oranges sanguines, les radis red meat et les asperges ; puis du supermarché ("Banc -test : les crottins de chèvre", avec les prix au kg). Articles utiles, voire indispensables. Ensuite, des recettes pour les feuilletés.

L'agriculture ("le bio a pris racine", 2 pages pour un bilan qui reste modeste), et le salon des séniors. Puis une page pour l'année 1974 ("Souvenirs, souvenirs", cela s'est chanté, il y a bien des années). Le dossier santé est consacré à la musculature, il est suivi de deux pages sur les compléments alimentaires, puis d'un dossier sur la presbytie, d'un dossier sur une innovation médicale, les ultrasons pour améliorer la situation du coeur et, enfin les fleurs sauvages : c'est beau et bon pour le sol.

Ensuite, vient la culture avec le cinéma et les DVD, des romans (il y en a même un sur Spinoza, philosophe malin, si loin de son temps !). Puis viennent quatre pages, dans le cadre des "Amours historiques", sur celle qui deviendra l'héroïne du Roman de la rose, épouse de Louis IX, dit Saint Louis, à qui les français de religion juive devront de porter une rouelle d'étoffe jaune, suggestion faite au roi en 1269 par un juif converti ! Ensuite, quatre pages sur Evreux, puis cinq pages sur Sri Lanka : tourisme, ici ou là-bas.

Finalement viennent les jeux, mots croisés, mots fléchés, le bridge, etc. puis la publicité et les annonces classées (pp. 110-132) : au total, environ 38 pages de publicité dans le magazine, presque toutes utiles.

Concluons. Manifestement, dans Notre temps, il y en a pour tous les goûts, pour de nombreuses lectures actives (moi, j'aime bien les recettes) : il y en a pour un mois. Magazine multitâche sans être généraliste, il est conçu pour aider ses lectrices et lecteurs à devenir vieux. Alors qu'est-ce que c'est qu'être vieux, que devenir vieux ? Ce magazine donne des réponses à ces questions futiles mais vitales que l'on ne se pose pas, sauf parfois le soir quand on ne dort pas. Les réponses sont intelligentes, variées. Du très bon travail, assurément. "Notre temps, le plaisir d'avoir son âge", promet la régie publicitaire du titre. Peut-être !