vendredi 20 juin 2025

Johann Chapoutot, Les irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ?, Paris, Gallimard, 305 p., Index Nominum, 21 €

La responsabilité des Allemands est très bien partagée : les socialistes (SPD), les communistes pro-soviétiques, le centre, la droite classique et la droite extrême en leurs diverses composantes sont complices. Le diagnostic est clair et net : ils ont "porté" Hitler au pouvoir. En laissant faire, en se préoccupant d'abord de leurs petits intérêts. Aveuglement et bêtise. Mais au-delà des groupements politiques, on voit aussi clairement la complicité du grand patronat, de l'armée. La contribution de élites économiques du patronat allemand est analysée et se termine par un discours sur l'extermination du marxisme.

Le livre effectue une analyse des trois années qui ont précédé l'arrivée de Hitler au pouvoir. On voit aussi à l'oeuvre le spécialiste nazi du droit, Carl Schmitt, qui adhéra au nazisme un peu tard (1er mai 1933) ; il est organisateur d'un colloque sur "La juiverie dans les sciences juridiques".

Le livre est brillant, et l'auteur est en colère, souvent. Le diagnostic d'une "profonde bêtise politique" tombe à la fin, irrémédiable. La conclusion à propos de la Vème République en France, avec Capitant, Debré, De Gaulle est, de mon point de vue, plus confuse. 

Ce livre est un réquisitoire, bien mené.

dimanche 4 mai 2025

Devenir nazi en Autriche en 1938

Martin Haidinger, ... Und dann wurden sie nazis. Faszination Hitler, 240 Seiten, Wien, 2025, Carl Ueberreuter Verlag, Bibliogr. (Literaturverzeichnis), 26 €

Le livre publié récemment en Autriche parcourt l'Autriche nazie, depuis son rattachement (Anschluss) à l'Allemagne nazie (13 mars 1938) jusqu'à la défaite (mai 1945). L'auteur est journaliste pour la radio -télévision autrichienne.

L'ouvrage raconte la prise de pouvoir par les nazis en Autriche et mêle à la relation des faits des discours tenus par des héros de l'histoire, fussent-ils négatifs. Hitler a fasciné les Autrichiens : 99,6% d'entre eux se sont déclarés favorables à la "réunification de l'Autriche avec le Reich allemand", s'en suivent les mesures à l'encontre de la population juive qui doitavoir une cart d'identité où l'on a ajouté un prénom "juif", Sara ou Israel.

Il n'y a pas de surprises : la population autrichienne de l'époque participa dans sa très grand majorité à la nazification de l'Autriche. La photo ci-dessous que j'ai prise à Vienne rappelle les 65 000 personnes assassinées par leurs voisins : le SS Adolf Eichmann joua un rôle essentiel dans la répression et dans le vol de la population juive. La violence des Autrichiens à l'égard de leurs compatriotes juifs a été bien plus forte qu'en Allemagne et l'on a voulu y voir un modèle à suivre.

A côté du Mur des Noms ("Namensmauer") qui en compte 64 440 et célèbre les victimes de l'Autriche antisémite et nazie, dans le Ostarrichi Park à Vienne (devant le siège de la banque nationale). Le monument fut inauguré en 2021, la liste des victimes établie après des années de recherche. Photo FM.

Le Japon pour mieux le connaître mieux, un peu

 Sencha. Le slow media par Japon infos,ou Le magazine du Japon, 52 p., 11.9 €, bimestriel, abonnement 6 numéros, 99 €

 C'est un nouveau magazine destiné à cclles et ceux qui son amoureux du Japon ou qui vont le devenir... en lisant ce magazine ! Pour comprendre doucement, lentement !
Le premier article a pour objet les fêtes de la nouvelle année et le premier lever de soleil mais aussi le repas emblématique dont la tradition change (quelques statistiques pp. 14-15). 
Le deuxième article évoque des lieux qui n'ont pas eu de chance dans l'histoire, dont Hiroshima, victime des militaristes japonais d'abord et qui aujourd'hui se veut, mais un peu tard, "Cité de la Paix", et manifeste contre les armes nucléaires (qui tuent trop, trop vite !). 

Un article évoque l'évolution démographique et les familles monoparentales au Japon, familles vivant dans la pauvreté ; ce sont bien sûr les femmes qui conduisent seules ces familles, les ex-maris ayant déserté le foyer et rechignant à payer la pension alimentaire (ce type de  délabrement familial est international, la France n'y faisant pas exception (cf. INSEE), quant aux Etats-Unis, n'en parlons même pas !

A l'autre extrémité du transsibérien se trouvait autrefois le Japon avec la ville de Tsuruga et ses plats appétissants comme le "katsudon" (côtelettes de porc frites). Et puis viennent deux articles sur des destinations touristiques, Tottori et Gunma. Ensuite, un article sur le cinéma qui évoque le festival de Kinotayo et, pour finir, une interview de Pierre Jacerme, qui a enseigné en prépa à Henri IV et qui est aujourd'hui l'auteur d'un livre sur le Japon (Visages du Japon).
Enfin, est évoquée l'oeuvre de Keiji Nakazawa sur les mangas puis on notera deux colonnes sur le film Black Box Diaries qui raconte le viol d'une journaliste par un patron de presse proche des milieux politiques dirigeants. Le film qui est diffusé en salles à Paris, ne l'est toujours pas au Japon ! Il y a décidément encore quelques progrès à faire, au delà du folklore, du tourisme et de la cuisine !

Le magazine fait voir, entrevoir à peine, le Japon d'aujourd'hui, un peu, mais aussi surtout celui d'hier. Les articles sont courts (trop !) et les lecteurs aimeraient sans doute en savoir plus. Mais c'était le premier numéro, alors, attendons la suite. Le Japon, malgré tout cela ressemble quand même à l'Occident : viols, familles monoparentales...

mardi 29 avril 2025

Les Chinois, tels qu'ils se parlent

 Quand la Chine parle, ouvrage dirigé par Gilles Guiheux et Lu Schi, Paris, Les Belles Lettres, 2025, 346 p., Index, bibliogr. (pp. 295-323), 23,5 €

C'est un beau livre, bien conçu, qui réunit les contributions de 14 chercheurs universitaires spécialisés dans les études chinoises. Le ton est donné d'emblée : "A nouvelle réalité, nouveau lexique".  En effet, l'innovation lexicale chinoise reprend son essor en 1978, surtout à partir de l'usage d'Internet qui atteint son niveau maximum aujourd'hui avec plus de un milliard de personnes chinoises connectées, à l'aide un téléphone portable principalement : c'est ce nouveau moyen d'expression, et les changements qu'il permet et provoque, que tentent d'analyser les auteurs. Moyen d'expression mais aussi moyen d'oppression puisque l'Etat chinois contrôle et examine attentivement l'usage que font les Chinois d'internet, intervenant pour supprimer des comptes, censurer des contenus (depuis 2003, il existe une administration chinoise chargée de la surveillance d'Internet). Ceci atteindrait son maximum avec un principe de crédit social, le "shehui xingyong" (社会信用) dont la réussite serait douteuse.

Le livre se compose de plus d'une trentaine de chapitres (34) visant à décrire les transformations sociales dont les expressions sont symboliques ou plutôt symptomatiques de la société chinoise depuis une vingtaine d'années. Citons par exemple : "Quatre plats et une soupe" (四菜一汤) est une expression célèbre reprise plusieurs fois contre le gaspillage alimentaire. "Les Little Pink" (小粉紅), désignent des jeunes filles cybernationalistes, favorables entre autres à l'intervention russe en Ukraine. Les "journalistes citoyens" (公民记者) contribuent à la diffusion d'informations interdites par les gouvernants chinois. "Les journaux personnels en ligne" (网络日记) représentent le diarisme de l'ère numérique, notamment à l'époque du COVID. "Faire malice" (恶搞), c'est le développement d'une culture satirique, irrévérentieuse, ludique et férocement critique. "Riz-lapin" (米兔) évoque le mouvement féminin (Metoo) en Chine...Le livre multiplie les exemples,  celui des femmes âgées montre une Chine des femmes retraitées (les dama), ou celui des vieux (laopiaozu, dits "vieux flottants") produits de l'exclusion urbaine et des familles décomposées / recomposées.

Cet ouvrage fort bien documenté, qui donne pour les mots essentiels, le chinois et le pinyin, montre une Chine en mouvement, sociologique, démographique et idéologique. La langue y est inévitablement au coeur des innovations. La conclusion s'impose, claire et nette : "malgré le renforcement de la surveillance et le poids des impératifs idéologiques, la langue demeure un lieu de résistance" (p. 292). Hélas, le temps nécessaire à la collecte des expressions et à leur traitement fait que certains exemples peuvent paraître quelque peu vieillis. Il faudrait donc adjoindre au livre une mise à jour régulière, disponible en ligne. En tout cas, voici un livre utile à tous ceux qui apprennent le chinois, à tous ceux qui veulent connaître la Chine.


samedi 19 avril 2025

Les mots allemands de l'histoire de tous les jours, depuis1880

Detlef Berghorn, Neue Wörter im Duden von 1880 bis heute, Berlin, 2024, Dudenverlag, 207 Seiten, 24,7 €

C'est une approche historique de la langue allemande à laquelle nous invite ce livre allemand. Le Duden est en Allemagne, depuis plus d'un siècle et demi, une référence en matière de dictionnaires. 2300 mots ont été répertoriés dans cet ouvrage d'un historien de la langue allemande. La première édition du Duden date de 1870, la dernière - la 29ième - de 2024.

Ce livre raconte, preuves à l'appui, l'histoire des mots, en fonction des événements, de l'histoire, de l'histoire de l'Allemagne, de Bismark à Angela Merkel, mais surtout de l'histoire du quotidien des allemands, de ce qu'ils mangent ou de leur manière d'aimer. Ainsi l'extension de l'univers des mots comprenant le mot Volk (peuple) qui triple ses effectifs de 1929 à 1941 ou la mention de Heine (qui disparaît) ou celle de Spinoza qui passe de pantheistischer Philosoph à jüd. Philosoph (philosophe juif). De semblable écarts peuvent être constatés entre l'édition Est-allemande et l'édition Ouest-allemande. Les mots décrivant la nourriture, les repas disent aussi ce que mangent, ou aimeraient manger, les Allemands : en 1880, arrivent le roastbeef et le pudding, en 1961, le ketchup et les ravioli, en 1967, la pizza, en 1973 (c'est bien tard), puis l'Ochsenschwanzsuppe (soupe merveilleuse !), en 1986 le Hamburger, en 2004 le falafel et, en 2024, la Buchstabensuppen (soupe d'alphabet). Mais cette date est celle de l'entrée dans le Duden ; le mot était-il en avance, en retard, sur quelle partie de la population allemande ? Un travail explicatif de type socio-linguistique serait bienvenu.

Et l'ouvrage multiplie les exemples avec les mots du football, les mots des moyens de transport, les mots de l'amour aussi (Syphilis en 1880, Playboy en 1961, Lebenspartner en 1991, etc.). Le travail se termine avec les importations de mots : Abonnement en 1880, inschallah en 1941, Datscha en 1951 (pour la version d'Allemagne de l'Est !) ... 

Superbe exercice. On aimerait, bien sûr, une étude comparative, internationale. Et surtout, peut-être, une approche de sociologie historique : qui étaient les linguistes, hommes ou femmes, qui décidèrent de l'entrée d'un mot dans le Duden, quelles étaient leur formations, leurs goûts et leurs dégoûts, leurs engagements religieux et politiques... Quels mots furent refusés, pour combien de temps ? Cet ouvrage en demande manifestement d'autres... et d'abord un dictionnaire des mots "refusés" (pensons au Salon du même nom à Paris en 1863).

vendredi 28 février 2025

Pierre Bourdieu, en famille, entrevu

 Denis Podalydès, L'ami de la famille. Souvenirs de Pierre Bourdieu, Paris, Julliard, 253 p.

Encore un livre sur Bourdieu ! Certes mais celui-ci ne s'intéresse que très indirectement à Bourdieu. L'auteur, Denis Podalydès, fut "l'ami de la famille" et il raconte son amitié, quand il avait leur âge, avec les enfants de Pierre et Marie-Claire Bourdieu, ainsi que ses relations avec leurs parents. En fait, on ne voit guère Pierre Bourdieu, toujours pressé, et qui ne fait généralement que passer : Bourdieu travaille tout le temps, c'est la notation première et l'on n'en saura guère plus le concernant (et il nettoie la piscine !).
Mais on voit aussi la mère, généralement inconnue et pourtant tellement importante, Marie-Claire Bourdieu (née Brizard), impeccable. Elle est à la piscine, elle cultive ses enfants et leur fait apprendre la poésie, dont Victor Hugo ("Booz endormi"), un des fils joue du violoncelle... Le livre raconte surtout la "perpétuelle quiétude", "sans phrase et sans chichi", de la vie que notre invité mène en vacances dans la famille Bourdieu. 

L'amitié avec les enfants commence par la khâgne (classe préparatoire littéraire) du lycée Henri IV où Emmanuel Bourdieu, le cadet de la famille, est élève. Emmanuel intégrera l'ENS (rue d'Ulm) en 1986, l'auteur non, qui entrera, lui, au Conservatoire national supérieur d'art dramatique. Deux vies ?

Le livre est mélancolique. De temps en temps, l'auteur qui a finalement appris un peu de la sociologie de Bourdieu, cite prudemment tel ou tel concept pour rendre compte de ce qu'il vit et observe (l'habitus, le champ, le capital culturel, l'enchantement) mais il évoque surtout de Bourdieu "l'alchimie incompréhensible de son travail". Un chapitre est pourtant consacré à Manet chez qui Denis Podalydès devine un double de Bourdieu ; il évoque le travail en commun de la femme et du mari pour Manet l'hérésiarque, fruit d'un goût ancien, partagé. L'auteur a participé aux enquêtes coordonnées par Pierre Bourdieu et utilisées pour La misère du monde (livre publié en 1993) ; il fera aussi la connaissance d'Abdelmalek Sayad, collaborateur précieux de Pierre Bourdieu. Finalement, Denis Podalydès croit pouvoir définir ainsi le sociologue : "Attentif à ce qui ne se dit pas, à ce qui échappe tout en affleurant dans la conversation elle-même, à ce qui gît entre les mots, il accorde autant d'importance aux silences, aux respirations, aux gestes, aux attitudes, au regard, qu'au propos énoncés. La sociologie est paradoxalement une méthode, un texte sans phrase". Superbe portrait, et il est si peu de sociologues conformes à ce portrait : la plupart ne sont que des lecteurs... et encore !
On voit aussi Bourdieu ne pas porter grand intérêt à une lettre de Godard qu'il ne prend pas au sérieux. L'auteur participe à un film biographique d'Emmanuel Bourdieu, le fils, "Vert paradis", diffusé en 2003 (sur ARTE, "Les cadets de Gascogne"). Le livre se termine en évoquant le montage des films de la famille, tournés par Marie-Claire Bourdieu surtout, et par une visite à la mère de Pierre Bourdieu : "un verre de Jurançon en apéritif, et tout fut excellent".

Un livre sur un sociologue n'est pas chose aisée s'il se veut biographique et peu sociologique : comment le sociologue vit-il avec sa sociologie, puisqu'il vit avec, ou peut-être ne sait-il pas, ne sait-il plus, vivre sans, mais a-t-il jamais su ? La sociologie (les cours, les droits d'auteur) le fait vivre matériellement, assez bien sans doute, dans une belle maison, avec une piscine, avec de grandes vacances, pour les enfants au moins... Mais que se passe-t-il dans sa tête de sociologue quand il ne travaille pas ? A moins qu'il travaille sans cesse, prisonnier de sa sociologie, intelligence entravée ? Et l'influence de sa vie privée sur son oeuvre, sur sa famille ? Allez savoir. On apprend au moins dans ce livre que l'on ne sait pas grand chose de ce que fut Pierre Bourdieu, y compris de a vie privée. Mais on croit parfois le deviner, c'est l'illusion que donne ce livre, et cela n'empêche pas de l'aimer.

Ce livre est agréable à lire, la famille Bourdieu est assurément sympathique mais Pierre Bourdieu reste un mystère. Quant à la vie familiale... Mais toute vie n'est-elle pas mystérieuse pour les observateurs, peut-elle être même écrite ? Le livre de souvenirs est souvent touchant. Enfin, il m'a touché.

N.B. Voir pour la relation de Bourdieu au Béarn et au béarnais, de Colette Milhé« Les étranges relations au béarnais de Bourdieu »Lengas , 87 | 2020,  http://journals.openedition.org/lengas/440

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samedi 15 février 2025

Violences sous les Tropiques : les enfants de Mayotte

 Natacha Appanah, Tropique de la violence, Paris, Gallimard, 2016, Folio, 185 p. 

Mo (abréviation de Moïse, ou de Mohammed ?) est sauvé des eaux de l'Océan Indien par une infirmière qui l'élèvera jusqu'à son adolescence. L'histoire se déroule à Mayotte (Maoré), près du Tropique du Capricorne, entre l'Afrique et Madagascar. Choyé par sa mère adoptive qui prend bien soin de lui, Mo connaît une enfance heureuse. Il a une maison, il apprend à lire, il va à l'école, il a pour ami un chien sympathique, Bosco, nommé d'après l'auteur du livre préféré de Moïse, "L'enfant et la rivière" d'Henri Bosco. Sa vie avec Marie, sa mère adoptive, est belle et heureuse.

L'histoire se déroule à Mayotte, "une île française nichée dans le canal du Mozambique". La nature y est superbe, l'océan est somptueux mais Moïse devenu adolescent vit maintenant avec la bande de Bruce, un autre adolescent ; il est devenu "un bon soldat de l'armée de Bruce", le chef de Gaza, le surnom donné à Kaweni, un quartier de l'île, : "la peur, la faim, la marche, le sommeil, la faim, la peur, la marche, le sommeil", ainsi en allait-il de la vie de Moïse. Et puis... 

Eh! bien, lisez la suite, vous ne serez pas déçu-e-s.

Le livre est agréable à lire mais difficile à digérer. La violence y est quotidienne, omniprésente et silencieuse souvent. Finalement, Moïse ne conduira donc pas son peuple dans un pays accueillant, le pharaon et les siens continueront de faire la loi et d'y exploiter des esclaves. IL n'y a pas de miracle dans la vraie vie. Le roman, est-ce l'échec de Moïse ? Le livre a plu aux jeunes adolescents français qui lui ont décerné de nombreux prix. S'y sont-ils reconnus ? Mayotte est devenu un département français en 2011. Le cyclone Chido a dévasté l'île, il y a quelques semaines. Les écoles sont détruites, l'eau y est rare, la médecine difficile mais le climat, hors cyclones, est toujours magnifique... 

lundi 6 janvier 2025

Homère, encore et toujours parmi nous

Barbarin Cassin, L'Odyssée au Louvre. Un roman graphique, Paris, Flammarion / La Chaire du Louvre, Glossaire, Table des illustrations, 264 p., 34,9 €

C'est un très beau livre, où, bien sûr, l'on croira percevoir une livraison calculée pour la nouvelle année ; en fait, l'occasion, s'il y a, c'est la réouverture au Louvre de la galerie Campana qui présente des vases grecs. Mais Barbara Cassin, helléniste et philosophe, propose de lire Homère, comme elle, en philosophe et en helléniste. Avec trois points de départ, trois affirmations : d'abord, Homère n'a jamais existé, ensuite l'Odyssée est une tradition orale dont une version écrite n'a été arrêtée qu'à Alexandrie plusieurs siècles plus tard (Barbara Cassin se référera souvent à l'édition et à la traduction en français de Victor Bérard, normalien,1864-1931, publiée par Les Belles Lettres), et enfin, affirmation linguistique, l'auteure rappelle que "personne, jamais, n'a parlé la langue d'Homère" (langue "très singulière", "une langue faite pour graver l'oral dans la mémoire").

Tout en racontant l'Odyssée à ses lectrices/lecteurs, Barbara Cassin leur donne quelques cours de grec ; d'abord, chaque chapitre commence par des citations, en grec, avec la traduction en français sur la page de droite. Et ensuite, c'est parfois du mot à mot, presque du "petit grec" : la professeure fait cours... Sur la nostalgie, sur kharis (la grâce), aiôn (fluide vital), empedon (planté, comme le lit conjugal p.161 ou encore attaché au mât du navire pp. 97-98) ou phôs (φῶς), la lumière, mot lié à φημί (parler) ou encore les étymologies des noms d'Ulysse (Ulysse le fâché, "enfant de la haine"), de Polyphème (le cyclope, "au singulier phêmê indique ce qui se dit, ce dont on parle"), ou sur les négations "Outis et mêtis" (deux manières de dire "personne", p.78). On retrouvera l'essentiel de ce vocabulaire dans le bref glossaire (p. 254-257). Ainsi va le texte, expliquant, citant, récitant, décomposant, analysant, recomposant. Et l'on passe par Kafka (Le Silence des Sirènes), à Schleiermacher, à Heidegger (hélas ! devenu tellement inutile), à Parménide, à Jacques Lacan, Aristote, Platon, James Joyce, John L. Austin, Günther Anders, Theodor W. Adorno, etc. Beaucoup d'auteurs que fréquente habituellement Barbara Cassin et qui ajoutent à sa compréhension. Au bout du compte, on comprendra un peu mieux Homère grâce à ce livre et, surtout, on sera mieux armé pour suivre et apprécier les aventures de l'Odyssée.

Le fil directeur de l'approche de Barbara Cassin est sans doute le travail de Friedrich Nietzsche sans cesse cité, "toujours lui" : "Platon contre Homère" (Généalogie de la morale) et qui disait (Le Gai Savoir) : "Ces Grecs étaient superficiels par profondeur" ou encore "Faire d'Homère l'auteur de l'Iliade et de l'Odyssée relève du jugement esthétique" (Homère et la philologie classique). Nietzsche est manifestement, pour Barbara Cassin, l'un des grands, sinon le plus grand, lecteurs d'Homère.

De la page 190 à la page 252, sont présentées des illustrations de l'Odyssée tirées du musée du Louvre, collection de la galerie Campana à l'ouverture de laquelle on doit cette conférence et cet ouvrage.

"On est libre quand on lit Homère" (p.22), conclut en introduction Barbara Cassin qui souligne encore : "Car la culture grecque est un palimpseste, un texte de textes, et sous tous les textes, il y a :"Homère".). Alors lisons ! Et relisons...