Jeudi 18 février. 9 heures et demie, ligne 9 du métro parisien, entre Exelmans et République. "Suite à un incident technique, le trafic est légèrement perturbé". Le wagon est plein d'actifs moroses, mais assis, presque tous. Les interactions entre les passagers réduites aux gestes polis et nécessaires pour laisser passer ou esquiver un passager qui frôle le territoire d'un autre passager. Regards fuyants, posés dans le vague au-delà des voisins-voisines, traversant les affiches déprimantes du wagon. Chacun se tient fermé au monde, terré dans sa monade, enfermé avec son téléphone, un journal à la main, une rêverie inachevée...
A cette heure-ci, le wagon n'est pas bondé ; de plus, les arrêts durent plus longtemps du fait de "l'incident". Le moment semble propice à une pré-enquête sur la consommation de médias dans les transports.
La première leçon de cette observation ethnographique d'une quinzaine de minutes est d'abord qu'une telle observation est délicate à mener. Il faut se déplacer dans le wagon, observer discrètement (les notes sont prises sur un iPhone ce qui donne l'air d'envoyer un texto, comme tout le monde). Comment, sans regard intrusif, distinguer les appareils qui sont au bout des écouteurs, enregistrer les activités successives des passagers, identifier les titres lus ? De plus, il faut noter le statut des passagers avant qu'ils quittent le wagon (on ne sait pas pour combien de stations ils sont là), repérer les nouveaux arrivants à chaque station. Une telle enquête est impensable à l'heure de pointe.
56 passagers ont été observés au cours de ce petit quart d'heure. 66 "activités"ont été notées : 12 passagers ne font rien (en dehors d'être transportés), 34 activités uniques, 20 double activités.
Répartition des 66 observations :
Gratuits sur un siège de métro |
- 19 lisent la presse : 10 pour 20 mn ou Métro (difficile de distinguer avec certitude), 5 pour Direct Matin, 1 Figaro, 1 Monde, 2 magazines non identifiés. A cette heure, dans le métro que la presse traditionnelle n'a pas su investir, les quotidiens gratuits dominent la consommation de presse.
- 14 téléphones portables à la main, la plupart avec écouteurs : voix, texte et sans doute musique. Dont 6 iPhones.
- 8 passagers au moins, écoutent de la musique (présence d'écouteurs)
- 4 lisent des livres
- 12 passagers ne font rien (4 somnolent)
- 2 passagers travaillent (dossier, calculette)
- 2 mangent et boivent (l'un est venu avec son café)
- 5 discutent (un groupe de 3 et un de 2 ; ils sont arrivés ensemble)
- La notion d'activité, de tâche est confuse ; l'activité principale et l'activité secondaire n'ont pas le même statut. Il faut une typologie de description précise avant de continuer : exploiter les outils de Erwin Goffman sur les interactions, les travaux du CESP sur le budget-temps. Concevoir des échelles de comportement multi-tâche ? Multitask est devenu un verbe, en français comme en anglais.
- La notion de simulténéité des actions est difficile à décrire et à exploiter (concomitance) : certaines actions sont continues (la lecture, par exemple) ; d'autres, discontinues, interrompent cette continuité (répondre à un appel téléphonique, par exemple). Comment ne pas confondre formes et fond (gestalt) ? Quel est le degré zéro de l'activité ? Quel statut a l'activité principale, le transport, n'est-elle pas seconde ?
- La tranche horaire définit les conditions de possibilité de telles observations ; elle engage :
- Le taux d'occupation du wagon, la proportion de voyageurs assis. A certaines heures, sur certaines lignes, se maintenir debout est l'activité primordiale. Enquête impensable à l'heure de pointe.
- La présence ou l'absence d'adolescents, virtuoses supposés des activités multi-tâches et qui peut-être définissent une valeur extrême de l'échelle des comportements multi-tâche.
- Les limites de l'observation et de la description - inséparables - de ce type de situations (limites conceptuelles et pratiques), et, par conséquent, de notre savoir sur les situations multi-tâche, sont flagrantes. Pour de telles pratiques sociales, l'auto-observation et la déclaration (journal d'activité sur le mode introspectif du journal ou carnet d'écoute ?) sont-elles pensables, indispensables ? "L'observable, c'est du filmable" affirme Jean-Pierre Olivier de Sardan (cf. Pratiques de la description, Edition HESS, 2003) : comment filmer sans intrusion, sans biais, et en conformité avec la législation sur la vie privée (CNIL) ? L'opt-in impose l'intrusion.
- Il faudrait mettre en chantier "un guide d'études directe des comportements" de consommation des médias, à la manière du "Guide" de Marcel Maget. N'est-il pas révélateur qu'après un demi-siècle d'études et recherches média, un tel outil n'existe pas (l'IREP, par exemple, date de 1957) ? Connaissez-vous un outil qui s'en rapproche ?
3 commentaires:
une enquete interessante. Mais l'étiquette "ne rien faire" est evidemment trop rapidement posée. 1) certains passagers apparemment oisifs pourraient "penser"..., qui sait? 2) emprunter les transports publics est en soi déjà une action de soutien écologique. :) MHL
beaucoup appris
la prochaine fois quand j'enterai dans le RER, je vais regarder un peu aussi autour de moi. c'est vraiment intéressant cette enquête. L
Enregistrer un commentaire