C'est la mi-août, dimanche télé sans "Mad Men". Il faudra attendre la fin de l'hiver pour que commence la cinquième saison sur la chaîne AMC (American Movie Classics). La production a repris le 8 août 2011 et c'est Don Draper, l'acteur, qui est le producteur du 53ème épisode de la série. En attendant le 25 mars 2012, les fans de "Mad Men" se perdent en conjectures sur le mariage, inattendu, du personnage central et sur l'avenir de l'agence qui, ayant perdu son plus gros budget, les cigarettes Lucky Strike, prend tous les risques et se lance dans les campagnes anti-tabac ; elle vient aussi de gagner un petit budget de lingerie, interrompant une suite de compétitions perdues... La suite en 2012.
Rue de New York, été 2010 |
Entre l'histoire culturelle et la publicité s'établit une osmose continue Laquelle est le miroir de laquelle ? Comme de vraies campagnes sont évoquées, on voit la publicité à l'oeuvre, travaillant avec la réalité socio-culturelle, sa matière première ("It's toasted / toasty") pour les cigarettes Lucky Strike, "Think small" pour la Beetle de Volkswagen, des éléments de la campagne électorale Nixon/Kennedy, Dr Scholl, Samsonite, Honda, Dove...). Contribution à l'histoire de la publicité américaine et de son univers et de ses idées (Ernest Dichter exploitant la psychanalyse, Freud est évoqué dès le premier épisode), contribution à l'histoire des transformations sociales : statut des femmes, divorce, sexualité, télévision et psychologie des enfants ("go watch TV", disent Don et Betty à leurs enfants), voyages en avion, et les Beatles à Shea Stadium (1965)...
En quatre années de la série, on perçoit les changements dans la vie quotidienne. Les cigarettes allumées en tout lieu, à tout moment, tandis que monte la sensibilité à la santé ; la contraception et l'avortement interdits, indicibles, tandis que le féminisme se propage (The Feminine Mystique, 1963, enquêtant déjà sur des "desperate housewives"). On perçoit les échos de l'histoire militaire aussi, du Japon au Viet-Nam en passant par la Corée. Histoire encore mal digérée : difficulté pour les publicitaires qui ont fait la guerre dans le Pacifique ou en Corée à travailler pour des marques japonaises. Histoire et civilisation entretissées, à la Braudel.
En quatre années de la série, on perçoit les changements dans la vie quotidienne. Les cigarettes allumées en tout lieu, à tout moment, tandis que monte la sensibilité à la santé ; la contraception et l'avortement interdits, indicibles, tandis que le féminisme se propage (The Feminine Mystique, 1963, enquêtant déjà sur des "desperate housewives"). On perçoit les échos de l'histoire militaire aussi, du Japon au Viet-Nam en passant par la Corée. Histoire encore mal digérée : difficulté pour les publicitaires qui ont fait la guerre dans le Pacifique ou en Corée à travailler pour des marques japonaises. Histoire et civilisation entretissées, à la Braudel.
Ethnologie d'une profession
La publicité est mal connue, toujours dénoncée aveuglément, jamais, même simplement, énoncée. Vouée aux clichés et aux célébrations par ses propres acteurs. Exceptions : les ouvrages de M. McLuhan sur la culture publicitaire, de "The Mechanical Bride" (1951) à "Culture is our business" (1970), qui seront ignorés ou détestés par la plupart des sociologues universitaires.
"Mad Men" met franchement en scène un univers où les hommes sont cadres, associés parfois, et les femmes vouées au subalterne, voire à l'ancillaire et au "repos du guerrier", malgré des apparences de "gynocracy", comme dit un personnage (anglais). L'émission, parfaitement documentée, traite les sujets qui fâchent, les négociations de salaire, le mépris pour les petites mains, le culte apparemment flatteur du "commercial", l'appropriation du travail intellectuel et créatif par les actionnaires, les stratégies constantes d'accumulation de capital social (invitations, cadeaux, etc.), les relations entretenues dans l'espoir de budgets publicitaires, les compétitions impromptues et les "charrettes", les licenciements lorsqu'un gros budget est perdu (non unionised)... On pressent la difficulté pour les cadres de l'agence de vivre en permanence entre risque et urgence, une "fatigue d'être soi" mal dissimulée. Stress et déprime alimentent le tragique de la série.
La fiction dit parfois mieux le réel que l'information et le document (cf. Tolstoi, Balzac, Fellini, etc.). La vie de Don Draper, héros dont l'éducation sentimentale tient à la fois de Rastignac et de Bel Ami, révèle un beau travail d'ethnologues.
Vitrine de Banana Republic, Collins Avenue, Miami, août 2011 |
AMC comme HBO ?
L'émission beaucoup discutée, imitée déjà, croule sous les récompenses, témoignages de l'intérêt de la profession publicitaire pour une émission miroir. HBO et Showtime ont refusé la série et la chaîne AMC l'a acceptée, tout comme autrefois HBO accepta des émissions refusées par les networks ; d'ailleurs l'auteur, Matthew Weiner, a travaillé pour "The Sopranos" (HBO). Mais AMC suit un modèle économique différent à la fois de HBO (chaîne payante) et des networks très grand public (gratuits à financement publicitaire). Positionnement inconfortable et peut être impossible pour une pareille émission. La série gagne mal sa vie. La publicité rapporte mal car l'audience est trop peu nombreuse (3,3 millions de personnes par épisode) et les CPM pratiqués sont ceux des émissions grand public sur les networks, trop bas. TiVo prétend même que 90% des spectateurs évitent (skip) la publicité : un comble pour une émission sur la publicité ! Pourtant les anonceurs sont là : BMW ( ("presenting sponsor"), Bridgestone (pneumatiques), Dove Bodywatch (Unilever), iPhone 4, Lipitor (médicament), Xfinity (HD de Comcast), Smirnoff (vodka), eSurance.com, hotels.com, Fresh Step (litière pour chats), Chase Sapphire (carte de crédit), Clorox, Toyota, Lexus, Freescore.com (crédit), etc.AMC paie à Lionsgate 3 millions de $ par épisode, le studio recevant en plus 2 millions pour les droits étrangers et les DVD. L'équilibre est difficile ; la majeure partie des revenus provient des bouquets (câble, satellite) qui reprennent la chaîne, puis de la syndication, de la VOD (Netflix paie 8 à 900 000 $ l'épisode), etc. Pour attiser le débat, on reproche au réalisateur de "Mad Men" de réclamer trop d'argent, compromettant le budget des autres productions de la chaîne comme "Breaking Bad", "The Walking Dead".
Ainsi, une fiction de qualité pose la question du financement et de la distribution par la télévision. La chaîne s'affirme sous-évaluée par les opérateurs du câble qui ne lui versent que 30 à 40 cents par abonné par mois, tarif qu'il faudrait doubler selon la chaîne (ESPN reçoit en moyenne 4,7 $ par abonné /mois). Cette fiction pose aussi la question du tarif publicitaire, manifestement trop bas, donc la question de la mesure actuelle, trop floue, des audiences, mesure pour laquelle un contact de fiction originale ne vaut pas plus qu'un contact d'émission de plateau sur un network. Quelles solutions ? Que la publicité n'aligne pas une telle émission sur les CPM des chaînes grand public ? VOD et streaming d'abord ? Passage dans les salles de cinéma ?
L'exportation télévisuelle des allusions perdues
La série est achetée par les chaînes étrangères. Mais que reste-t-il d'une telle série pour un téléspectateur étranger ? Son extrême finesse, ses allusions continues à la vie quotidienne américaine et à son histoire, sorte de "sous-conversation" mêlant des signes de toutes sortes (musiques, lexique, décors, accents, etc.), toute cette ethnologie est subtile. Les Européens ne voient pas tout à fait la même série que les Américains. Bien sûr, la vie d'une agence de publicité n'était pas si différente en Europe, en revanche, manquera aux Européens la compréhension fine des situations que portent les dialogues et que ne saisissent que des native speakers. L'Amérique donne aux Européens l'illusion d'une parfaite lisibilité, illusion que ne produisent pas les émissions historiques "éloignées" comme "The Tudors" (Showtime) ou "Rome" (HBO). De la culture américaine, la plupart des Européens ne connaissent qu'un spectacle plus ou moins touristifié, et, pour les professionnels, le monde ritualisé et tellement dissymétrique des réunions. Ne restent donc, pour les séries, que l'intrigue et ses retournements, le squelette de la fiction. Mais cette incompréhension est banale : que comprenons-nous aujourd'hui de F. Scott Fitzgerald, de Molière ou même d'Antonioni sans un immense effort didactique de décentrement ?
Le paradigme d'avant ?
On a opposé les "math men" de la publicité numérique et des data aux Mad Men de la publicité créative. "Mad Men" montre une agence sans technologie autre que le téléphone (on voit arriver la photocopieuse puis l'ordinateur), où le travail est manuel. Les "math men" (et women) d'aujourd'hui, celles et ceux de Google, de Facebook ou des start-ups, non seulement automatisent des tâches effectuées manuellement pour les médias traditionnels et qui relèvent du travail média (planning, ciblage, achat, monitoring), ils traitent de nouveaux objets mathématiquement, "sans prévention". La connaissance des consommateurs, de leurs mots, de leurs tournures d'esprit, de leurs "sentiments" envers des produits (propagation de la réputation d'une marque), tout cela relève désormais de statistiques lexicales, de machine learning et supplante l'intuition que l'on voit à l'oeuvre dans "Mad Men". Mais si les mots-clés et les algorithmes prédictifs optimisent la diffusion de l'image d'une marque et de ses slogans, ils ne les inventent pas.
D'un paradigme à l'autre, ce qui persiste, c'est le talent créatif.
Indications bibliographiques
Stephen Fox, The Mirror Makers. A History of American Advertising and its Creators, New York, 1984, 383 p. Index.
Natasha Vargas-Cooper, Madmen Unbuttoned. A romp through 1960s America, Collins Design, 2010, 234 p., Index, $16.99
La série est achetée par les chaînes étrangères. Mais que reste-t-il d'une telle série pour un téléspectateur étranger ? Son extrême finesse, ses allusions continues à la vie quotidienne américaine et à son histoire, sorte de "sous-conversation" mêlant des signes de toutes sortes (musiques, lexique, décors, accents, etc.), toute cette ethnologie est subtile. Les Européens ne voient pas tout à fait la même série que les Américains. Bien sûr, la vie d'une agence de publicité n'était pas si différente en Europe, en revanche, manquera aux Européens la compréhension fine des situations que portent les dialogues et que ne saisissent que des native speakers. L'Amérique donne aux Européens l'illusion d'une parfaite lisibilité, illusion que ne produisent pas les émissions historiques "éloignées" comme "The Tudors" (Showtime) ou "Rome" (HBO). De la culture américaine, la plupart des Européens ne connaissent qu'un spectacle plus ou moins touristifié, et, pour les professionnels, le monde ritualisé et tellement dissymétrique des réunions. Ne restent donc, pour les séries, que l'intrigue et ses retournements, le squelette de la fiction. Mais cette incompréhension est banale : que comprenons-nous aujourd'hui de F. Scott Fitzgerald, de Molière ou même d'Antonioni sans un immense effort didactique de décentrement ?
Le paradigme d'avant ?
On a opposé les "math men" de la publicité numérique et des data aux Mad Men de la publicité créative. "Mad Men" montre une agence sans technologie autre que le téléphone (on voit arriver la photocopieuse puis l'ordinateur), où le travail est manuel. Les "math men" (et women) d'aujourd'hui, celles et ceux de Google, de Facebook ou des start-ups, non seulement automatisent des tâches effectuées manuellement pour les médias traditionnels et qui relèvent du travail média (planning, ciblage, achat, monitoring), ils traitent de nouveaux objets mathématiquement, "sans prévention". La connaissance des consommateurs, de leurs mots, de leurs tournures d'esprit, de leurs "sentiments" envers des produits (propagation de la réputation d'une marque), tout cela relève désormais de statistiques lexicales, de machine learning et supplante l'intuition que l'on voit à l'oeuvre dans "Mad Men". Mais si les mots-clés et les algorithmes prédictifs optimisent la diffusion de l'image d'une marque et de ses slogans, ils ne les inventent pas.
D'un paradigme à l'autre, ce qui persiste, c'est le talent créatif.
Indications bibliographiques
Stephen Fox, The Mirror Makers. A History of American Advertising and its Creators, New York, 1984, 383 p. Index.
Natasha Vargas-Cooper, Madmen Unbuttoned. A romp through 1960s America, Collins Design, 2010, 234 p., Index, $16.99