mardi 29 septembre 2015

Socio-démo : les Millennials


Les Millennials sont une catégorie socio-démographique forgée aux Etats-Unis pour désigner la génération venant après la "Gen X", celle des personnes nées après les années 1960. La génération des Millennials sera dite aussi "génération Y". On parle même de "Millennialization of America". Cette notion, d'apparence arbitraire, issue du journalisme et du marketing américains, peut-elle rendre compte de la situation socio-culturelle française ou, de manière plus pratique, être utilisée pour le ciblage publicitaire ?
Prenons 1990 comme point de repère, comme date de naissance des Millennials. Plus d'un quart de siècle, plus d'un quart de la population française, les millennials représentent une vingtaine de millions de personnes (INSEE, 2015).
Millenials, magazine français lancé en juin 2017
bimestriel, "une nouvelle génération" (4,9€)

Qu'est-ce qui distingue les Millennials des gérérations précédentes quant aux médias ? Leur équipement technologique personnel et son usage constant.
"Millennials have been shaped by technology", souligne le rapport des conseillers économiques de la Maison Blanche sur les Millennials (octobre 2014). Génération qui a grandi avec le Web, qui fut adolescente avec le smartphone et les réseaux sociaux, c'est la première génération de la communication mobile : pour les Millennials, le smartphone est un prolongement d'eux-mêmes, une extension de leurs mains, de leur cerveau. Littéralement incorporé, ils s'en servent partout, tout le temps, au-delà de toute restriction, illico texto ; ils savent tout le monde sur le bout du doigt et d'un clavier, l'écouteur sur les oreilles.
Habitus numérique ? Les Millennials font preuve d'une dextérité croissante avec les outils et services issus de la technologie et de l'intelligence artificielle (tech savvy) : recherche, automatisation, commande vocale, dextérité inculquée et renforcée depuis l'enfance par le jeu vidéo.
Pour les plus âgés, le mobile n'est souvent qu'un outil distinct de plus, pas un prolongement intégré. Quant à la smartwatch, elle n'est encore que la répétition, l'extension du smartphone.

Synesthésies, "Correspondances" numériques ? Progressivement, tous les sens sont touchés : après l'ouïe, l'écoute, la vue est façonnée par des médias moins linéaires, elle intègre l'image de soi (Go-Pro, selfie, FaceTime HD), les photos qui bougent, intègrant le moment d'avant et le moment d'après (Live Photo). Le smartphone et la montre intègrent le toucher : gestes multi-touch, le 3D Touch, pression tactile, vibrations du moteur haptique (Peek and Pop, Quick action), etc. Emoticônes, smileys, emoji : "forêt de symboles"...
Photographie et vidéo affectent l'économie de la "présentation de soi dans la vie quotidienne" et des "rituels d'interaction"(Erwing Goffman) : selfies, exposition visuelle continue de soi mise en scène dans des réseaux sociaux. Dans la communication, l'image remplace souvent le texte, l'enrichit, en tout cas ; d'où l'importance croissante de la reconnaissance automatique d'images et de la recherche visuelle, visual search. Comment trouver et se retrouver parmi les 2 milliards de photos mises en ligne chaque jour ?

Les médias de la mobilité rendent le temps et espace de plus en plus "liquides". Ils malmènent les distinctions strictes entre les lieux, entre les horaires : lieu de travail /domicile, semaine / week-end, jour / nuit, etc. comme en témoigne la confusion des équipements (BYOD).

Quelques autres aspects de la culture média des Millennials
  • La télévision est noyée ou au moins dissoute dans les pratiques numériques. Le téléviseur familiale n'est plus à l'horizon de la journée de cette génération. Si certaines émissions ont gardé beaucoup importance, elles sont vécues dans des contextes différents (multitasking) : ni chaîne, ni grille ! Emissions à horaires variables, en différé, sur des supports mobiles. Génération de YouTube, avec les mcn et le streaming illégal, qui devient adulte avec Netflix... et quitte le câble (cord cutters) : 67% des 18-29 ans américains sont abonnés à Netflix (source : Morning Consult, 2017).
    Time sur un linéaire de magazines américains, 18 octobre 2015
  • Méfiance prophylactique à l'égard des entreprises du numérique (vols de données, protection de la vie privée, adblocking). Inconséquence ou simple droit de se contredire ?
  • Relations de plus en plus espacées avec les supports papier (livre, presse, dictionnaire, etc.). Pour les Millennials, tout média doit être mobile, publié sur écran, synchronise. Seul résistent encore les manuels scolaires et universitaires, de moins en moins, pour combien de temps ?
  • La communication mobile a bousculé et sans doute réduit la socialisation spaciale des Millennials. Le point de vente, la salle de cours, les transports, la rue même sont affectés. Multitasking ?
  • Productivité professionelle et personnelle passent par des outils numériques (calendriers, listes, courrier, domotique, calculs, téléphonie, dictionnaires, plans des transports, fax, organisation des voyages, cartes, commerce, réservations, etc.). Toutes ces pratiques se combinent, se cumulent, se renforcent mutuellement (transferts d'ergonomie, habitus) formant une carapace sensorielle et intellectuelle intégrée.
Equipements semblables, beaucoup d'émissions semblables, les différences entre Millennials français et américains ne viennent guère des médias. En termes d'équipement de mobilité, les français ne se distinguent que par le sur-investissement des deux roues (au détriment de l'automobile ?). Pour l'essentiel, les différences proviennent de l'environnement économique : les millennials français vivent sous la menace d'un marché de l'emploi difficile et du chômage mais, en revanche, ne connaissent pas l'angoisse du remboursement des emprunts souscrits pour financer leur scolarité universitaire (cf. Mr. Robot).

Quelle est la valeur explicative de la notion de génération comparée à celle, plus courante, d'âge ? Une génération peut être décrite comme l'intégrale d'expériences et d'inculcations communes, de différences communes, elle survit à l'âge et, comme l'enfance, "nous suit dans tous les temps de la vie". L'âge est dans la synchronie, la génération dans la diachronie (cohorte). Peut-on parler d'une identité générationelle ? Pourtant, la plupart des Millennials américains ne se reconnaissent pas comme tels (cf. "Most Millennials Resist the ‘Millennial’ Label", Pew Research Center, Sept. 5, 2015).

Dans tout ce post, beaucoup d'intuition, de déclarations, d'évidences. Peu de données, de faits, de démonstration. Alors, à quoi sert la notion de Millennials ? Peut-on l'opérationaliser ? Que peuvent apporter les data ?


Autres posts socio-démos :

mercredi 23 septembre 2015

Investissements publicitaires : mobile et numérique hors du foyer


L'IREP donne la température de l'activité publicitaire du premier semestre 2015 (cf. infra tableau publié par l'IREP). Météo plutôt maussade. Le marché est globalement en baisse (- 1,6% pour les recettes publicitaires NETTES des médias). Insistons : nettes !

De cette grisaille, seuls émergent le mobile (display) et le numérique de la publicité hors du foyer (Digital Out Of Home, DOOH). Les recettes du DOOH comme du mobile dépassent maintenant celles du cinéma (salles), des quotidiens gratuits, de la PHR (publicité commerciale) ; elles se rapprochent de celles de la PQN...
Notons encore que les recettes nettes des moteurs de recherche seront bientôt au niveau de celles de l'ensemble de la presse (à périmètres constants). Mais où sont comptabilisées les recettes des supports numériques de la presse ? Dans l'agrégat "Internet" (display) ou dans l'agrégat "presse" ?
Par ailleurs, la question se posera bientôt d'une connaissance des recettes, encore méconnues, des applis mobiles (smartphone, tablette).

La photographie que donne l'IREP, outre des résultats nets, laisse apparaître, en marge, le besoin urgent de remise en chantier générale des catégories de description du marché publicitaire (cf. Les parts du marché publicitaire. Un problème média ?). Ainsi, les MCN (multi-channel networks) relèvent-ils de la télévision ou d'Internet (cf. mcn, nouvelles voies de la télévision ?) ? Des deux certainement...


lundi 21 septembre 2015

La Chine est proche : magazine en chinois et en français


La Chine n'est guère visible encore en France. Pourtant, on nous avait prévenus, il y a longtemps : "Quand la Chine s'éveillera..." , prémonition attribuée à Napoléon, en 1816 ! Elle s'est éveillée. La France numérique a les yeux fixés sur la Silicon Valley et sur Apple, Google, amazon, Microsoft, Facebook... tandis que ces entreprises, elles, n'ont d'yeux que pour la Chine... Tout comme les studios de cinéma américains qui se mettent à produire en chinois (Warner Bros., par exemple).

Voici un magazine publié par l'Institut Confucius en France (孔子学院). Présent dans de nombreuses villes universitaires et régions françaises (Alsace, Bretagne, La Rochelle, Montpellier, Pays de la Loire, Nice, Paris, Poitiers, etc.), l'Institut, ouvert en 2004, a pour vocation l'enseignement de la langue chinoise et la diffusion des cultures chinoises à l'étranger, à la manière du Goethe Institut, de l'Institut Cervantès, du British Council ou de l'Alliance française... Le site de l'Institut, en 7 langues dont le français, se consacre à l'enseignement du chinois.

Comme ces instituts dépendent d'un organisme gouvernemental chinois (Hanban), on y a vu parfois des instruments de propagande du gouvernement chinois (cf.  Pierre Bonnard, "Soft power chinois : faut-il fermer les Instituts Confucius ?", Rue 89, 4 novembre 2014). Un universitaire américain, Marshall Sahlins, y a même dénoncé un danger pour l'université ("Academic Malware") !

Institut Confucius. Magazine en chinois et en français, trimestriel, 5,99 €, 82 p, dos carré.

Ce magazine luxueux dédié à la langue et à la culture chinoises est bilingue. Le numéro en cours, propose des articles sur l'architecture, l'urbanisme, les villages, la peinture, la langue (un idéogramme expliqué : dans ce N°4, 家 qui signifie famille, chez soi, valeur fondamentale du confucianisme), la préparation aux examens de chinois (HSK), etc. Pas de publicité mais un peu d'autopromotion.
Une application a été développée qui, pour l'instant, reste rudimentaire, se contentant de publier les numéros du magazine en anglais (PDF).

Alors qu'il existe une presse à finalité didactique pour les langues (allemand, anglais ou espagnol), une place prometteuse est certainement à prendre pour le chinois. Plusieurs publication se positionnent déjà sur ce marché : Magazine Chine (Chine informations) lancé en janvier 2014 est consacré à l'actualité et au tourisme. Planète chinois, publication adaptée depuis 2009 par le CNDP de The World of Chinese se positionne comme la "revue de tous ceux qui étudient le chinois". Signalons encore Chine sur Seine, revue publiée par le Centre culturel de Chine à Paris ou Prespectives chinoises, revue académique du CECF (depuis 1992).

Le marché des langues (traduction automatique, assistée par ordinateur - TAO, entre autres) devrait prendre de l'importance, suivant la mondialisation des échanges commerciaux, universitaires, scientifiques, touristiques. L'école préparant mal à cette mondialisation, l'autodidaxie doit y pourvoir. Les supports numériques mobiles sont sans doute des moyens essentiels pour cet apprentissage continu, tout au long de la vie. Quelle sera la place du magazine dans ce monde plurimédia ? Quelles synergies entre ces divers supports tant il semble que les supports numériques ne condamnent pas le papier (cf. Deutsch perfekt, magazine du Goethe Institut).

vendredi 18 septembre 2015

"Humans" trop humains : des Synth en séries


Dans ce monde étrange, qui ressemble pourtant au nôtre, on peut s'acheter un Synth, créature artificielle à forme humaine, un robot qui obéit au doigt et à l'œil, un esclave presque. Science fiction. A l'origine, il s'agit d'une série suédoise ("Real Humans", 2012-2014, diffusée par ARTE) ; elle a été reprise et adaptée pour être diffusée aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne (remake). Huit épisodes, diffusés aux Etats-Unis de juin à août 2015 sur AMC, à qui l'on doit "Mad Men" et "The Walking Dead" ; en Grande-Bretagne, la série est diffusée par Channel Four. Huit nouveaux épisodes sont prévus pour 2016

Le lancement fit appel à un site Web et à une campagne sur eBay : les visiteurs pouvaient simuler l'achat d'un Synth, robot androïde produit en séries industrielles par la marque Persona Synthetics. Devant des vitrines de Regent Street à Londres, les passants pouvaient interagir avec des Synths grâce à une Kinect (Microsoft).

"Humans" raconte l'histoire d'une famille de trois enfants, aisée, qui achète un Synth pour effectuer les tâches domestiques. La coexistence quotidienne d'un robot et d'une famille est au cœur de l'intrigue. Où l'on retrouve les réflexions habituellement associées à l'intelligence artificielle, à l'esclavage (Aristote, Politique : "si les navettes tissaient d'elles-mêmes..."), aux hommes-machines... 
Des humains se révoltent contre les robots : "We are people", nous, s'indignent-ils, d'autres en tombent amoureux... On pense au film Ex_Machina


Dans la série, l'intelligence artificielle s'est rapprochée de ce point ultime où l'on ne peut plus guère distinguer l'intelligence artificielle de l'intelligence naturelle, humaine. On ne serait donc pas loin d'avoir passé le test de Turing et d'atteindre le stade de la "singularity" qu'envisage Ray Kurzweil. Reste la conscience, mais certains Synth en sont dotés, de sentiments aussi, de sens de la famille (comme dans Mr. Robot, le rapport au père, "père-sévère" / "non-duppes errent", est compliqué). Cela promet des développements romantiques !

Le développement de l'intelligence artificielle imaginé par "Humans" semble inégal : dans ce monde de robots intelligents, les objets ne semblent pas encore connectés ; il n'y a pas encore d'Internet des choses domestiques, d'où le besoin de robots ? La question de la concurrence entre humains et robots sur le marché de l'emploi n'est jamais loin mais elle n'est pas encore évoquée explicitement.

mardi 15 septembre 2015

Les parts du marché publicitaire. Un problème média ?


" Le mobile représentera 12,4 % des investissements publicitaires mondiaux contre 11,9 % pour la presse", selon le communiqué de presse mondial de Zenith Optimedia (Advertising Expenditure Forecasts).

Que faut-il comprendre ? Où sont classés les investissements publicitaires effectués sur les sites mobiles de la presse ? En "presse" ou en "mobile" ? S'agit-il d'Internet mobile uniquement ou bien cela inclut-il aussi la publicité insérée dans des applis ? De quel mobile s'agit-il ? Smartphone, tablette, phablette, ordinateur portable ?
Le même communiqué de presse conclut que "l'Internet mobile s'affirmera ainsi comme le troisième plus grand média après la télévision et l'Internet fixe". Mais si l'on affectait les investissements numériques de la presse, de la radio, de la télévision à chacun de ces médias respectivement, les excluant donc de l'Internet fixe et de l'Internet mobile, ce classement resterait-il exact ?

Plus loin, à propos de la France, le communiqué de presse précise : " enfin, la part de marché de la presse (papier uniquement) continue de se dégrader […]. Il convient toutefois de préciser que la partie presse numérique, qui résiste davantage, est comptabilisée dans les investissements Internet".

Au bout du compte, que savons-nous ?
Que, en ce qui concerne le média presse, les investissements publicitaires pour le support numérique s'accroissent tandis qu'ils diminuent pour le support papier. Les gains du premier compensent-t-ils les contractions du second ? Comment évolue la somme des deux ?

Quel intérêt présente un classement des médias selon leur part du marché des investissements publicitaires si l'on ne prend pas en compte l'ensemble des supports de chaque média ? Le raisonnement vaut pour la presse certes, mais il vaut également pour la télévision, les annuaires, la radio, la publicité extérieure (notons que l'IREP distingue, pour cette dernière, le papier et le DOOH).
"Dégrader", pas plus que "résister", ne sont peut-être pas les mots justes pour évoquer la stratégie, possible et probable, consistant, entre autres, pour un groupe de presse, à développer progressivement des lectures numériques.

Cette imprécision, qui est courante, met en évidence l'inadéquation de la terminologie et le flou des catégories et agrégats mobilisés pour décrire et comparer les médias sur le plan publicitaire. Les remettre en chantier est indispensable.
L'opposition média / Web qui structure les analyses économiques n'est pas pertinente, le Web étant devenu le média des médias : Media Mediorum !

dimanche 13 septembre 2015

Fous de cuisines : éloges de la folie culinaire


fou de cuisine, bimestriel 5€. 124 pages. Dos carré. Editions Pressmaker. Distribution Presstalis.

Le titre désigne, sans ambiguïté, les lecteurs que vise ce magazine : les fous et folles de cuisine. Le sous-titre donne d'emblée une idée du sommaire type : "Tendances. Inspirations. Pas à pas. Fiches techniques. Recettes."

Commençons par la fin du magazine, on y trouve : un index des recettes, un tableau des mesures et quantités (poids, températures, conversions) utilisées dans les recettes : bonne idée, car qui sait qu'une cuillerée à café de levure pèse 3 g et une cuillerée à café de café, 8 g ?
On y trouve encore une page rappelant les adresses citées, un cahier sur l'outillage (lexi-ustensiles), des fiches techniques, un lexique de l'équipement de base, un lexique des mots et expressions, clair et sans chichi, un cahier de recettes enfin. Inutile de préciser combien tout cela est utile, que l'on soit débutant ou amateur éclairé. Ou gourmand intrépide : si les photos séduisent et éblouissent, impressionnent même, ces pages didactiques à la fin peuvent rassurer, semblant dire aux lecteurs : mais si, osez, vous allez y arriver !

fou de cuisine est un très beau magazine. Avec des photos séduisantes et efficaces, une maquette claire, sans harcellement publicitaire, trois pages seulement et quelques promo discrètes, utiles. Continuez avec peu de pub, mais, à chiffre d'affaires constant, mais vendez la très cher : car vous le valez bien (que votre régie se souvienne : elle ne vend pas des pages mais plutôt des passionné-e-s qui achètent de bons produits), de l'engagement, dit-on ! fou de cuisine est un magine engageant.

Pressmaker publie aussi FOU de Pâtisserie depuis deux ans. La maquette de fou de cuisine reprend celle de fou de pâtisserie, le sucré avant le salé, tous deux aussi alléchants. Même recette pour les deux magazines, côte à côte sur les linéaires. Economies d'échelles. Commencer par le dessert est un rêve d'enfants.

Eloge de la folie culinaire
fou de cuisine met en scène une cuisine à la fois classique et créative. Cuisine avec parfois des produits rares, cuisine qui demande de la préparation. Les recettes ne semblent pas très simples à réaliser même si les textes rassurent et si le magazine n'est pas chiche en conseils : il présente habilement une dimension pédagogique avec des pas à pas commodes (20 photos légendées pour la recette du bar de ligne), pas à pas qui démontent et organisent les opérations en cuisine, depuis le choix et l'achat des produits jusqu'au dressage. De plus, la recette s'épice souvent d'un soupçon bienvenu d'histoire (cf. articles sur le magret de canard, la carotte, l'épine-vinette).

17 chefs imposants sont présents au générique, dès la couverture. Effet attendu de la médiatisation de la cuisine. Décidément, la peoplisation est partout, après les stars du cinéma et des variétés, celles des sports spectacles, des chefs d'entreprises numériques et des politiques - qui auraient pourtant, les uns comme les autres, mieux à faire que se donner en spectacles -, voici les stars montantes de la cuisine. Comme d'habitude, on ne parle que des chefs, dont on assure ainsi la promotion ! Dommage, car derrière tout chef, il y a une équipe, des apprentis, des stagiaires, "les petits, les obscurs, les sans-grades", cuisiniers inconnus... tuttistes. Mais rendre compte d'une équipe est sans doute d'un journalisme plus difficile, moins courant...

En plus des recettes : le magazine propose un gros plan gastronomico-touristique sur la ville d'Aix-en-Provence : tables, terrasses, boutiques, desserts... On pourra aussi lire une rubrique sur les livres de cuisine (2 pages) réalisée avec la Librairie gourmande, une rubrique shopping, et aussi des descritions de techniques (la cuisson au chalumeau), des curiosités (le vin orange), des enquêtes (l'introduction de la moutarde dans le Vexin, par exemple).
Magazine dense, sans en avoir l'air, et qui donne faim de gourmandise et envie de cuisiner. Muriel Tallandier, directrice de la publication et de la rédaction, dans un édito-manifeste, évoque nos humanités à propos de cette cuisine. Ecrire et décrire la cuisine, l'illustrer, comme le réussit fou de cuisine, contribue à la défense de cet humanisme. Du potager au marché, du verger aux épices, la cuisine française se voudrait un humanisme, et qui sans doute résistera longtemps à l'intelligence artificielle, à l'automatisation et aux algorithmes. Et aux pesticides ?


Plus belle la cuisine ?
A titre de rappel de l'importance de la cuisine pour la presse, notons que Prisma publie la même semaine, en parapresse, un livre de cuisine dérivé d'une série télévisée populaire, "Le cuisine de Plus belle la vie" (480 p., 12,99 €). Bouillabaisse et crème catalane, poivrons et sardines : il s'agit de cuisine méditerranéenne, évidemment, la série se déroulant à Marseille ("La Méditerranée dans vos assiettes"). "Régalez-vous à la table du Mistral", dit encore le sous-titre. Pour mémoire, "Plus belle la vie", une sorte de soap opera lancé en été 2004, sur FR3, compte en prime time près de 3 000 épisodes et, en moyenne, plus de 4 millions de téléspectateurs par épisode.

La cuisine est l'un des secteurs les plus dynamiques de la presse magazine française, avec une quinzaine de titres nouveaux et une cinquantaine de hors série en 2015 (de janvier au 15 septembre) pour la catégorie "cuisine, gastronomie, vins", près de mille titres depuis janvier 2003 (Source : MM). Voilà pour les magazines centrés sur le thème, car, bien sûr, il y a de la cuisine dans de nombreux titres classés maison, santé, féminins, jardin, loisirs créatifs, tourisme, et même dans des magazines pour enfants. D'ailleurs, chacune de ces catégories publie de temps en temps un hors série cuisine.
La puissance d'une catégorie de presse ne tient donc pas seulement à la puissance de ses titres classiques, titres phares, anciens, soutenus par une régie publicitaire puissante et des statistiques à fin publicitaire, elle tient aussi au renouvellement continu des titres par des créations, des hors séries - qui sont aussi hors mesure de diffusion ou de lectorat, pour le plus grand bénéfice de la part de marché des titres plus mûrs.
Le dynamisme de la presse cuisine se lit dans la composition d'un magazine comme fou de cuisine, dans son esthétique aussi : rôle de la photographie, du papier, outils didactiques pour des lecteurs à convertir qui passeront à l'acte culinaire. Structure que l'on peut appliquer à d'autres types de magazines. Lire pour faire, pour avoir envie de faire, pour acheter, pour raconter une recette, une dégustation... "How to do things with words?" Avec une telle qualité, qui n'a pas de prix, de tels magazines ont de beaux lectorats devant eux.

lundi 7 septembre 2015

Mr. Robot : l'habitus du hacker


La première saison de "Mr. Robotvient de s'achever (10 épisodes). Ce fut un succès d'audience et de notoriété pour la chaîne USA (Comcast / NBC Universal). Quelle audience, quelle notoriété pour ce psychological thriller ?
Beaucoup de différé (VOD, iTunes, etc.), deux fois plus que d'audience en direct, beaucoup de bruit sur les réseaux sociaux. Presque cent mille followers sur Twitter. Désormais, la réussite d'une série ne se mesure plus seulement aux GRP TV de Nielsen, mais aussi en retentissement sur les média sociaux. Faut-il y voir une indication indirecte du déclin social de la télévision, mais aussi, simultanément une indication de la prééminence des contenus, donc des studios ?
Avant le lancement, une campagne de promotion de la série a été effectuée sur un grand nombre de plateformes numériques, par exemple, la plateforme de jeux vidéo Twitch (rachetée par Amazon en septembre 2014) : USA proposait d'effacer les dettes de participants en direct (cf. infra) indiquant ainsi, à la fois l'importance du thème de l'endettement et le cœur de la population en affinité avec la série.

"Affiche" de la série
La série fut diffusée de juin à septembre, la diffusion de l'épisode final du cyber-thriller ayant été repoussée suite à l'assassinat en Virginie d'un journaliste et d'un caméraman dans une station de télévision. La réalité a semblé par trop rattraper la fiction...
La série de Sam Esmail reviendra pour une nouvelle saison en 2016. Elle a tout pour devenir une série culte comme Mad Men. Elle sera disponible en streaming sur Amazon Prime en 2016.

Le sujet : le piratage informatique, son univers, ses personnages. Elliot Alderson, le héros de la série, est un informaticien génial travaillant dans une entreprise new-yorkaise de sécurité informatique, Allsafe. Paranoïaque, accro à la morphine, il est recruté par FSociety, un groupe d'"anarchistes", pour attaquer une grande entreprise multinationale, E-Corp, symbole du mal. E-Corp est client de AllSafe pour sa cyber-protection.
Elliot semble atteint du syndrome de Asperger, une sorte d'autisme, dont les principaux symptômes sont notamment la difficulté du rapport aux autres. La série peut être comprise aussi, au-delà de l'intrigue, comme une observation clinique de la maladie. On assiste d'ailleurs à des séances de psycho-thérapie ; l'interprétation psychanalytique est suggérée : le "père sévère", "les noms-du-père /non-duppes errent ? On évoque aussi les personnages du film "The Fight Club" (roman de Chuck Palahniuk).

Le microcosme du piratage (Subculture ?) semble évoqué de manière réaliste et exacte, tant sur le plan technique (vocabulaire, code, écrans, etc.) que social. La série dresse le portrait robot du hacker, de ses habitudes, de ses gestes, de sa manière d'être (hoodie noir et sac à dos pour transporter un PC peu portable), de son habitus. Cliché ? Le rapport au monde de notre hacktivist passe par le piratage, il se représente le monde comme un monde à pirater. Ainsi, pour faire connaissance avec quelqu'un, il pirate les réseaux sociaux, les serveurs de courrier, les communications téléphoniques, les transactions bancaires... Anticipation rationnelle d'une société future ?
Mr. Robot constitue un tournant dans la culture des séries américaines. Ancrée dans la culture la plus contemporaine, la série fourmille de citations, d'allusions, à des films, des séries, des musiques. Sam Esmail, le réalisateur, cite, entre autres influences, celles de films comme "Taxi Driver", "American Psycho", "A Clockwork Orange", "Blade Runner", etc. L'esthétique est délibérément glauque.

La série illustre la dépendance technologique de nos sociétés, leur vulnérabilité ; elle illustre la fragilité de la société numérique américaine (européenne bientôt ?) sur-déterminée par les drames de l'endettement ("prisons of debt" : 40 millions de personnes avec des emprunts étudiants). Les allusions à des événements américains récents sont nombreuses : le téléspectateur pensera aux subprimes, au NSA, à Ellen Pao et la situation des femmes ingénieurs dans l'économie numérique, à Occupy Wall Street, Anonymous, aux innommbrables vols de données récents (data / security breach) touchant de grandes entreprises (Target, Sony, iTunes, Akamaïetc.), à la révélation publique d'éléments de vie intime (Apple et "the celebrity photo hack", Ashley Madison piraté par The Impact Team, etc.)... Les DDoS évoqués dans la série sont courants (Distributed-denial-of-service).
Le héros aide des personnes en difficulté, se bat pour des causes qu'il estime justes : pirater pour changer le monde, le sauver, le rendre meilleur, le rendre à tous ("democracy has been hacked") ? Le piratage se met ainsi au service de la justice sociale et du Bien, comme dans le cas des héros de "Person of Interest", la série de CBS. La révolution par l'ordinateur et le piratage (hacktivism, cyberinsurgents), certes, mais quand même, cette révolution est télévisée  (cf. le dernier épisode) !

Copie d'écran de Twitch à propos de Mr. Robot

mercredi 2 septembre 2015

Presse locale ou nationale ? Vers un média de transition numérique


"Local-to-national". En juillet, le groupe américain Gannett a annoncé la création d'un network d'information, USA TODAY Media Network. Ce  network est constitué par l'association de titres locaux (numérique et papier) provenant de 92 communautés (110 marchés de taille moyenne et petite, surtout) avec le quotidien national, USA Today.
La création de ce network mixte fait suite à la coupure en deux de l'ancien groupe Gannett (spin-off), en juin 2015 ; deux entitiés ont été créées : Gannett, d'une part, qui conserve le nom et le symbole boursier (CGI au NYSE), contrôle les activités d'information écrite; et TEGNA, d'autre part, qui rassemble la télévision (46 stations, un tiers des foyers TV américains) et des activités numériques (Cars.com, CareerBuilder, G/O Digital). L'objectif déclaré de ce spin-off est d'isoler cette partie du déclin des activités presse que l'on a observé au cours des dernières années. Eviter la contagion ? La télévision va bientôt connnaître ce que la presse a vécu.

Ecran Apple Watch de l'appli 
Gannett dispose avec ce spin-off d'une force de frappe éditoriale de plus de 4 000 journalistes aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne où il détient le premier groupe de presse régionale, Newsquest. Gannett n'étant pas endetté ("virtually debt-free") envisage des acquisitions d'autres titres de presse locale dans des marchés importants (500 000 à 3 millions d'habitants) et disposant notamment d'une présence universitaire, gage de modernité et de dynamisme.
D'emblée, le nouveau groupe Gannett met l'accent sur sa pénétration numérique ; tandis qu'il réduit la diffusion d'exemplaires papier du quotidien national USA Today, il assure l'adaptation de son format publicitaire video, Gravity, au mobile. Le groupe vient de passer un accord avec Taboola pour intégrer une fonction de recommandation des contenus. La stratégie est claire et déterminée : tout vers le numérique et le mobile en s'appuyant sur la notoriété locale et la réputation des titres dans leurs communautés.

Mise à jour, 14 octobre 2015 : Gannett rachète Journal Media Group (15 journaux et 18 hebdomadaires)

Alors que la presse souffre partout dans le monde et peine à rentrer dans le numérique, cette opération permet d'observer la tentative de transition numérique d'un grand groupe de presse américain. Déjà, il y a trente ans, Gannett avait révolutionné la presse quotidienne, recourant au satellite, à la couleur. Aujourd'hui, il faut désenliser ce média d'un lectorat âgé et lui redonner son dynamisme : "media that drive action, not passive consumption".  Pour autant, Gannett veille sur l'historique et passe un accord avec Ancestry pour la numérisation des archives de plus de 80 titres.
Local is National. One network, many voices. The voice of the nation. Autant de slogans proclamés à la une du site pour dire les atouts irréfutables du groupe de presse (USP), la puissance nationale de l'union des différences locales. Aux lecteurs comme aux annonceurs, Gannett propose une présence locale et nationale dont la précision géographique et socio-culturelle est assurée par une DMP associant first-party data et "reputable" third-party data (développement et traitement par la société norvégienne cXense). La DMP se veut l'outil de reconquête de générations qui ont la presse au bout des doigts (at their fingertips).
Quant au débat rituel sur l'opposition numérique / papier, il n'est même plus évoqué : l'information locale est numérique, le papier n'est qu'un support parmi d'autres (cf. ci-dessous), un vestige bientôt. Il faut décidément changer de nom : la "presse", ce mot vieux de cinq siècles, ne dit plus rien aux lecteurs du XXIème siècle, de même que la fameuse "galaxie Gutenberg" maintenant à des années lumières de l'appli du smartphone et de la montre.




Copie de pages du média kit (Gannett advertising kit, septembre 2015)