jeudi 1 novembre 2018

Elle, Laeticia Halyday, des centaines de Unes : la presse populaire, limite des sciences sociales ?

24/09/2018







Laetitia Halliday ? Si elle n'existait pas, la presse aurait dû l'inventer. Mais d'ailleurs, ne l'a t-elle pas "inventée" ?
Combien de unes sont consacrées chaque semaine à Laeticia Hallyday depuis la mort de Johnny ? Veuve joyeuse ? Mante religieuse ? Mère consciencieuse ? Amoureuse ? Pardonnera, pardonnera pas, pardonnera qui ? Héritera, n'héritera pas ? A-t-elle ou non retrouvé l'amour ? A-t-elle refait sa vie ? Avec qui ? Et le confinement ? Et près le confinement ? Que dit-elle ? Tout ?


 

le 17/07/2020

05/07/20202


Comme le mass-médiologue se complait dans la condescendance, il adore la presse people ; d'ailleurs, il sait quels sont les "bons" magazines : ce sont ceux que lui-même lit, "presse de prestige", dit le politologue. Au mieux, les analyses de contenu, armes de sémiologues, désormais aux mains de data scientists, donnent à connaître les idées, le style voire - qui sait ? - les sentiments des producteurs de contenus, journalistes encartés, photographes, pigistes ou paparazzi (de quelle "Dolce Vita" ?). Décrire, compter, ce qui n'est pas rien. 
Quant aux lecteurs et lectrices, de leurs raisons, de leurs intérêts, des effets de ces médias sur les comportements, on ne sait rien : on imagine, on croit savoir, on dénonce, et l'on se moque, surtout. La presse magazine s'intéresse à la vie amoureuses mais aussi aux enfants de "l'idole" des anciens jeunes. Laura et David. Et à la première des épouses, Sylvie. "Ex fan des sixties"...

Même Charlie Hebdo prit parti dans le débat, avec humour. Caricature féroce qui sera reprise tous azimuts, avec avidité, par la presse quotidienne francophone. Laeticia Hallyday s'avère un formidable gisement de questions, d'étonnement, de compassion ou d'indignation pour la presse des célébrités presse dite people : CloserParis Match, Diva, Voici, Gala, Public... mais aussi L'OBS qui raconte le "polar de l'héritage" (second degré, bien sûr !) ou Télé Poche, Télé Star. En avril 2018, le directeur du Point s'était déplacé, en personne, "pour recueillir le témoignage de Laeticia", à Los Angeles : "c'est un document historique", dira-t-il. Premier degré 

Toute presse n'est-elle pas, à sa manière, people et feuilleton ? Faut-il s'en moquer, s'en désintéresser ? 
Voici plus d'une centaine de unes réparties sur plus de deux années. L'ensemble est cohérent, la combinatoire prévisible : l'amour, l'argent et la vie d'une femme ("Frauenliebe und Leben", auraient dit Chamisso et Schumann, 1840). Plus ou moins d'amour, plus ou moins d'argent aussi.

Pensons aux travaux de Richard Hoggart sur "la culture du pauvre" pour reprendre le titre, bien discutable, de l'édition française de The Uses of Literacy: Aspects of Working Class Life with special reference to publications and entertainments. Richard Hoggart y évoque l'attention "oblique", "attention à éclipses", rusée en quelque sorte, dont sont capables les lecteurs de la presse dite populaire, capables d'y croire sans y croire. "Mentirvrai", dirait Louis Aragon, qui s'y perdait lui-même. Richard Hoggart, "ethnographe de la citadinité populaire", selon l'expression de Jean-Claude Passeron, décrit la "réception paradoxale" de cette presse que les classes intellectuelles moyennes fustigent, condescendantes. Car elles sont sûres, elles qui détestent le vulgaire profane et l'évitent, que les lecteurs des frasques et malheurs de Laeticia Hallyday y croient, et s'en soucient sincèrement. Mais ces lecteurs et lectrices savent bien, pourtant, aussi, que le "lundi au soleil", ce n'est pas pour eux : "Arrête de lire Ici Paris Paris/ Faudra r'tourner bosser lundi", chantait Patricia Kaas ("Regarde les riches").


















































"Les  grecs ont-ils cru à leurs mythes", se demandait Paul Veynes. Comme lui, nous pourrions nous interroger : "que faire de cette masse de billevesées ? Comment tout cela n'aurait-il pas un sens, une motivation, une fonction ou au moins une structure ?" Tant de unes, ces centaines de milliers d'exemplaires achetés, consultés ne peuvent pas ne rien vouloir dire.





A ce sujet, de tout cela, les "sciences" des médias ne veulent rien dire et restent muettes.
Quel sens donner au mythe de Laeticia Hallyday (après celui de Johnny) ? "Opium du peuple", "soupir de la créature opprimée" (Karl Marx) ? Une enquête pourrait-elle le dire ? Quelle enquête ? Déclarative ? Certainement pas.

Le personnage social de Laeticia Hallyday et sa réception privée semblent décidément réfractaires à l'analyse. Comme tous les médias et l'approche people-lisante qui domine de plus en plus la politique, le sport, le business et la littérature, le personnage public indique surtout la limite des sciences sociales : la subjectivité. Laeticia Hallyday renvoie les professionnels des médias à l'"injustifiable subjectivité" (Jean-Paul Sartre) des lecteurs, et à notre définitive mais bavarde ignorance. Le lectorat de nombreux segments de presse constitue une classe parlée ; par qui ? Des journalistes, des photographes ? Classe muette mais rémunérée... Catégorie de ciblages publicitaires ? Femmes...
Revenir au moins à Marcel Proust qui prévenait : "Détestez la mauvaise musique, ne la méprisez pas". Donc, détestez cette presse, ne la méprisez pas. "Sa place, nulle dans l'histoire de l'Art, est immense dans l'histoire sentimentale des sociétés".

N.B. En décembre 2018, edd a publié un classement des personnalités dont la presse française a parlé en 2018 : en tête vient Laeticia Hallyday, elle est suivie de Laura Smet, fille de Johnny Hallyday, puis de David, fils de Johnny Hallyday et Sylvie Vartan. CQFD !
Références
  • Richard Hoggart,  The Uses of Literacy: Aspects of Working Class Life with special reference to publications and entertainments, Londres, Chatto & Windus, 1957 ; en français, La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre. Présentation de Jean-Claude Passeron, Paris, Editions de Minuit, 1970. 
  • Paul Veynes, Les  grecs ont-ils cru à leurs mythes? Essai sur l'imagination constituante, Paris, Seuil, 1983.
  • Jean-Claude Passeron, "Portrait de Richard Hoggart en sociologue", Enquête. Cahiers du CERCOM, N°8, 1993.
  • Marcel Proust, "Eloge de la mauvaise musique" in Les Plaisirs et les jours, XIII,  Paris, Gallimard, 1924
  •  Jean-Paul Sartre, L'être et le néant. Essai d'ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1943.

 










8 commentaires:

Roselaine Boudjellal a dit…

Quand on voit que même Murielle Bolle sort un livre pour surfer sur la mort de Johnny ...

Camille Desroches a dit…

Je pense que si il y a autant de journaux sur Laetitia Hallyday c’est parce qu’il s’agit d’une véritable saga pour certaines personnes qui, ayant perdu leur « idole » se rattachent à la personne la plus proche de lui : sa femme.
On pourrait carrément en faire une série TV (cas de beaucoup de faits divers comme Jacqueline Sauvage) en mettant en avant cette idée de « marâtre » : l'histoire d'une belle-mère vénale, autoritaire et puissante, qui désormais se battrait contre sa belle-fille (un peu misogyne comme thème mais bon…).

Il y a là je pense un véritable phénomène social : la presse à sensation fournit des sujets de conversation (particulièrement observé sur Internet, où les discussions entourant les frasques des people prennent des proportions pour le moins impressionnantes.
On peut donc se demander pourquoi y a t-il une telle importance de la presse people, ces conversations à propos des célébrités permettraient-elles de nous mettre sur un pied d’égalité sociale?

Unknown a dit…

Le cas de Laeticia Hallyday n'est malheureusement pas anodin et unique... Dans une époque ou la presse écrite à de plus en plus de mal à vendre ses journaux, quoi de mieux que de mettre en une des personnes qui attireront les lecteurs, peu importe la raison de leur actualité? Dans ce cas, Laeticia Hallyday a subit la très (trop) grande médiatisation du testament de son mari, grande célébrité et très appréciée des français. Peu importe sa tristesse post décès de Johnny et du deuil qu'elle a du faire, le débat sur Laeticia concernant sa responsabilité dans cette histoire a fait et continue à faire énormément parler..... et donc vendre.
Il serait temps, pour les éditeurs et les maisons de presses, de se re focaliser sur l'essentiel, qui reste l'actualité et le respect des personnes.

Corentin Durrleman a dit…

La presse people se délecte de la guerre des clans autour des proches de Johnny pour le plus grand plaisir des lecteurs.
Mais c’est aussi à la télévision que ce phénomène passionne.
Ces derniers mois, les différentes chaines se sont frottées les mains en diffusant « Héritage de Johnny : la guerre des clans » sur C8, « Héritage de Johnny : ce qui s’est passé » sur W9, « Johnny Hallyday : la guerre en héritage » sur LCI, « Johnny/Laeticia : à la vie à la mort » sur BFM TV. NRJ 12 diffusera le 30 novembre une émission spéciale « Héritages : spéciale Johnny » en prime, sans compte tous les documentaires-anniversaire de sa mort qui devraient arriver courant décembre.
Plus que jamais, ce couple est un aujourd’hui un business qui fait vendre. Chacune des apparitions médiatiques de Laeticia est préparée, minutieusement scrutée. Formidable plan de com… Le 20h de TF1, la Une de Paris Match et une interview à Fogiel sur RTL le mois dernier à l’occasion de la sortie de l’album posthume du chanteur…mais cette actualité musicale paraît être un formidable prétexte pour les médias de regarder davantage par le trou de la serrure et voir les deux clans laver leur linge sale en public en direct devant des millions de téléspectateurs. Drôle d’époque…

Agathe Melingui a dit…

On aime voir les people heureux pour vivre un bonheur par procuration
On aime voir les people souffrir par sadisme .
La presse cynique mais lucide exploite le voyeurisme inné de ses lecteurs .

Caroline Oury a dit…

La presse populaire s'intéresse autant à la famille Hallyday car Johnny est un artiste qui a marqué la France et compte un nombre considérable de fan. Pour les médias c'est un moyen facile de s'assurer un maximum de ventes en mettant en gros titres les litiges qui mêlent cette famille. Les fans et curieux auront l'impression de s'immiscer dans la vie de leurs idole.
Même la presse internationale a rendu hommage au "Elvis français" dans le New York Times notamment ou dans le magazine Variety.
Je pense que la presse sacralise cet artiste, certes apprécié, mais il manque de subjectivité dans les propos des médias. De plus le manque d'intimité que doit ressentir la famille doit être très pesante. Les discutions concernant l'héritage de Johnny devraient rester dans le cadre privé...

Lucie Franco a dit…

Cet article illustre très bien certaines critiques couramment adressées aux medias: la presse anesthésie le réel. Notre consommation des médias et de la presse à scandale révèle une volonté de se détourner du réel, de se divertir.

D’après Georges Pérec : « Les journaux passent leur temps à repérer ce qui casse. Il y a une sorte d’anesthésie par le quotidien : on ne fait plus attention à ce qui nous entoure, à ce qui se refait tous les jours, seulement à ce qui déchire le quotidien »
D’après M.Targy (cours sur l’économie des médias), certaines critiques affirment que les médias ne s’intéressent qu’à l’extraordinaire, l’inédit, le sensationnel… Pour mieux dissimuler ce qui importe vraiment, à savoir la réalité. Les médias constituent un formidable dispositif pour nous détourner de ce qui importe réellement, c’est-à-dire ce qui est ordinaire, régulier, permanent.
Voici le sens que l’on peut donner au mythe de Laeticia Hallyday. Car peu importe ce que les lecteurs en pensent, s’ils y croient ou non, la presse a réussie son objectif: captiver la masse sur un sujet inédit, venant nourrir l’appétence des individus pour le scandale, moyen de diversion d’une routine ennuyeuse.

Valentine Tucoulat a dit…

Ce genre d'actualité ramène la presse au coeur même de ce qui a fait son âge d'or : le fait divers. L'affaire Troppmann a en effet marqué un tournant pour la presse populaire. On peut imaginer aujourd'hui que la presse et son lectorat ne se lasse toujours pas du fait divers car il remplit des fonctions fondamentales. Le fait divers a plusieurs fonctions comme rassurer, édifier, attendrir, conjurer, transgresser, neutraliser. Il s’agit pour le journaliste de faits divers de mettre en situation de lecture tout une série de dysfonctionnements de la société. Il met un scène un climat social violent mais maitrisé. Le fait divers a presque un rôle cathartique dans le sens où il va confronter le lecteur à ses angoisses. Ce caractère universel explique en partie surement aujourd'hui le succès d'une telle affaire. Les lecteurs sont captivés par les rebondissements qui se déroulent dans un décor familier puisqu'il s'agit de leur société mais les personnages des faits divers sont extraordinaires dans le sens où leurs actions ne sont pas communes. Cela revient à la vision que Bourdieu avait du fait divers : "le fait divers divertit" ; il sort le lecteur de sa routine.