samedi 8 juillet 2023

Le Tour de France : deux étapes dans l'AIN

Spécial Tour de France 2023, La Voix de l'Ain,  24 p.

Le Tour fera cette année deux arrêts dans le département de l'Ain, ce qui fait le bonheur de l'hebdomadaire départemental La Voix de l'Ain. La première étape, le vendredi 14 juillet, ira de Châtillon-sur Chalaronne au Grand Colombier (138 km), "une étape 100% andinoise" et la seconde, le 20 juillet, de Moûtiers à Bourg-en-Bresse (185 km). Le 110ème Tour de France se jouera-t-il sur les terres de l'Ain ? Des journalistes et des sportifs donnent leur avis, prudent !

Le magazine est riche en publicités ; dès la une, deux messages pour les bicyclettes "100% made in Ain". Et l'on retrouve à nouveau des "experts du vélo", en page 2, à Ambérieu- en-Bugey. En 4 de couverture, diverses destinations vantent le département : "Cet été, faites étape chez nous !" la publicité propose de visiter des villages, de rencontrer les divers producteurs, de découvrir les vieux quartiers de Bourg-en-Bresse. Il y a aussi une invitation de france tv (2 et 3) à suivre le Tour en direct (les autres étapes !) .

Le magazine donne des cartes avec les horaires de passage, ceux de la caravane publicitaire et ceux du Tour (avec 3 vitesses). Utile, le magazine donne à ses lecteurs / lectrices l'emplacement des parkings, des fêtes et réjouissances locales aussi.

Des figures historiques du Tour : le presque centenaire Antonin Roland, qui a porté le maillot jaune à plusieurs reprises. et puis il y a aussi Roger Pingeon, vainqueur en 1967, second en 1969 (entre Eddy Merckx et Raymond Poulidor), et puis vainqueur du tour d'Espagne, la Vuelta. Mais, il y a aussi l'association "Donnons des "elles" au vélo !" qui milite pour la promotion du vélo féminin : elles arriveront un peu plus tard mais nous savons bien qu'elles finiront par arriver.

 Bon, c'est le Tour de France, alors on ne parlera donc pas de Paul Nizan, professeur de philosophie à Bourg-en-Bresse, qui tenta sa chance, en vain, aux élections législatives dans ce département en 1931.


lundi 3 juillet 2023

La Voix de l'Ain en vacances d'été

 Destination 01, Eté 2023, Evadez-vous !, supplément à La Voix de l'Ain, 84 p.

Ce magazine se termine par "L'agenda des sorties 2023" qui répertorie les festivals, les visites, les concerts, les randonnées dans le département. Et il commence par une carte touristique où l'on peut situer, d'Est en Ouest : la Bresse, les Dombes, le Bugey et le Pays de Gex.

Cela se poursuit avec le "Terroir et bonnes tables" ; la gastronomie est une spécialité de l'Ain et les produits locaux le démontrent. La carpe des Dombes, la galette de Pérouges, la tarte bressane, la quenelle sauce Nantua, les crêpes parmentières ou les grenouilles à la persillade sont des spécialités régionales au même titre que les fromages, Morbier ou Bleu de Gex. Et n'oublions pas la volaille de Bresse ! On nous emmène aussi à la découverte du Pouilly-Fuissé, Bourgogne réputé.

Et le magazine poursuit ainsi évoquant le patrimoine de la région, patrimoine fait de nature et de culture. L'histoire est partout, avec le "Musée de la grande vapeur" à Oyonnax (sur l'électricité) ou la Maison d'Izieu dont les enfants et animateurs, raflés par les nazis, finirent leurs jours à Auschwitz en 1944. La Dombes et ses étangs, les gorges de l'Ain et de nombreux lieux qui invitent à la randonnée à pied, à cheval ou à vélo. Bourg-en-Bresse accueille cette année la 18ème étape du Tour de France, et puis nous revoilà dans les Dombes, le Parc des oiseaux, Trévoux et l'on s'embarque en montgolfière... On atterrit dans les Soieries Bonnet et l'usine-pensionnat de jeunes filles, fondés en 1835. Et nous revoilà dans le Bugey, terre de vins, la cuivrerie de Cerdon, le Festival d'Ambronay (musique classique), à deux pas de la Suisse.

Vendre un pays, une région, son été, ses vacances, sa cuisine, ses vins, ses restaurants tel est l'objet de ce magazine régional. Destination 01 vend bien le département. C'est un guide touristique, pour les vacances. Tout y est publicité et rien ne l'est. Tout y échappe aux classifications habituelles. Sa durée de vie est d'un trimestre au moins, et son nombre de reprises en main (non calculé ici) est sans doute très élevé. Comment est-il distribué ? On pense aux touristes de passage, entre autres. Il peut être distribué partout, par chaque commerçant, par chaque administration. Superbe travail, méticuleux, précis, et utile aux commerçants comme aux touristes.

dimanche 2 juillet 2023

O mathématiques sévères !

 Nathalie Chouchan, Les mathématiques. Textes choisis et présentés par Nathalie Chouchan, GF, 2018, 249 p., Bibliogr.

Bien sûr, on les a oubliées, un peu, ces "savantes leçons" qu'évoque Lautréamont. Alors ce livre nous les raconte à nouveau, plus sérieusement, en partant de ce qu'en disaient les "philosophes" d'époques anciennes : Descartes, Leibniz, Platon, D'Alembert, Pascal, Husserl...

Nathalie Chouchan, normalienne et professeur de philosophie en classe préparatoire, propose un bilan de l'histoire des mathématiques, enfin, d'"une" histoire. Les textes qu'elle a choisis donnent à voir cette histoire, et  l'illustrent. Pour cela elle a réparti le choix des textes en six parties : l'objet des mathématiques, le raisonnement mathématique, les principes et fondements, un problème mathématique (infinité et continuité), mathématiques et physique et s'achève avec "les limites de la science mathématique" et un texte de Wittgenstein.
A cela s'ajoute un vade-mecum qui décrit les principaux concepts et, enfin, une bibliographie. 

On aurait pu choisir d'autres textes, pour une autre histoire, bien sûr. Mais Nathalie Chouchan est professeur et elle enseigne. C'est son premier métier et, ici, elle le fait bien. 
On peut regretter des absences, bien sûr : Jean-Toussaint Desanti et Les idéalités mathématiques, par exemple ou encore Benoît Mandelbrot ou Alexandre Grothendieck. Mais le livre est bien conduit et les élèves de notre professeur s'y retrouveront, et les autres élèves aussi. A chacun, chacune d'ajouter une référence à celles qui sont données dans ce livre d'apparente vulgarisation. Apparente seulement ! Qui appelle un enrichissement continu...


dimanche 18 juin 2023

La publicité passe au numérique : et l'IREP promet le passage

 IREP, Le marché publicitaire français en 2022, avril 2023, 122 p.

Que nous le voulions ou non, le marché publicitaire mondial, et français aussi, passe au numérique. Et si le marché publicitaire français se porte à peu près bien, c'est essentiellement le fait du numérique tandis que les anciens médias voient leurs revenus provenant de la publicité décliner. Telle est la conclusion évidente des travaux de l'IREP. 

Le document annuel qui décrit l'évolution des recettes publicitaires Nettes en France est d'excellente qualité : on y trouvera toutes les données générales que l'on souhaite, et aussi bien sûr,  celles que l'on ne souhaiterait pas. Bravo à l'IREP et à sa direction, Christine Robert, pour cette synthèse expérimentée et prudente. 

Bien sûr, on peut lire ce volume de données publicitaires de différentes manières, et chacun, chaque média y trouvera des sources de satisfaction et même d'espoir voire aussi de désespérance : c'est ça la statistique ! Par exemple, pour l'année 2022, le total presse est de 1 816 millions (€) tandis que le total internet (search, social, display, etc.) atteint  8 493 millions. Et encore, le total presse inclut aussi 348 millions pour le digital que l'on pourrait aussi mettre dans le total internet. 

Le total marché étant de 16 736 millions (je commente le tableau 1, page 9), Internet dépasse donc désormais la moitié des investissements publicitaires en France. Notons que le poids total des investissements dans une dizaine de titres de presse quotidienne nationale n'atteint que 143 millions en 2022 pour combien de titres, deux ou trois ? Et une démonstration semblable peut être conduite pour la presse magazine ou pour la presse hebdomadaire régionale.

La situation allemande n'est pas différente : internet représente dans la première économie européenne 54,3% des investissements publicitaires. Et aux Etats-Unis ? Presse : 2,5%, internet : 69,7 %. La bataille publicitaire est jouée et gagnée pour quelque temps par Internet. Oui, mais quoi dans Internet ? C'est peut-être là qu'il faut investir, maintenant, et produire de nouveaux outils d'observation du marché, outils que le marché attend, et redoute aussi. Mais qu'est-ce que le marché sinon le produit de ce travail d'observation ?


dimanche 28 mai 2023

La situation économico-politique de la France en 2022

 Le Monde, hors-série : 40 cartes pour comprendre comment va la France, 11,9 €, bibliographie, 116 p.

Après un topo d'un spécialiste des sondages, ce hors-série commence par l'état des lieux qui s'ouvre par une manifestation des soignants dans la rue. Que peut-on en retenir ? 
Pour la répartition de la population sur le territoire, on voit un axe Metz-Limoges qui perd de la population tandis que la côte atlantique et la côte méditerranéenne, ainsi que la région lyonnaise en gagnent : "cap au Sud et à l'Ouest".
Il y a en France plus de 10% d'étrangers (en 2021) mais, qu'est-ce qu"un immigré ? Un enfant d'immigré, est-un immigré ? Quelqu'un qui est né ailleurs ? Quelqu'un qui ne parle pas (encore) couramment le français ?

La retraite ? Sujet de débats ? Les Français sont-ils pour ou contre ? Les syndicats sont contre, mais quel pourcentage de la population représentent les syndicats ? On dit qu'il y aurait environ 10% de syndiqués parmi les français qui travaillent.

Les Français sont âgés : 1 sur 10 a plus de 75 ans. Mais la desserte médicale du territoire est de plus en plus inégale et "l'hôpital est à bout de souffle" (p. 22). Une population qui vieillit demande plus en plus de soins. Il manque donc à la France beaucoup de médecins : les postes vacants de médecins sont inquiétants (oncologie, anesthésie-réanimation, médecine d'urgence, chirurgie).

Et le diagnostic se poursuit qui n'est pas très réjouissant : l'hôpital manque de personnel, 7,6% de la population vivrait sous le seuil de pauvreté (c'est mieux qu'il y a 50 ans, mais la moitié des "pauvres" a moins de 30 ans), la situation scolaire ne paraît pas très encourageante non plus (trop d'élèves dans les classes) et le diagnostic est bien simplifié.

Alors, "la France est un pays qui va bien dont les habitants se sentent mal", note le démographe Hervé Le Bras qui montre clairement les difficultés de l'analyse (pp. 64-65).
Le hors série s'achève par des considérations sur les régions et se termine par des conclusions politiques. Elles sont peu fiables, bien sûr. C'est l'affaire des "sciences politiques" : plus de politique que de sciences ! L'élection, cela ne marche pas : 53,77% d'abstentions au second tour des élections présidentielles parmi les inscrits. Et les non inscrits (p. 108) ? Et les "étrangers" habitant en France ? Les successeurs d'Alain Lancelot et Pierre Bourdieu ont du travail...



dimanche 14 mai 2023

Le sous-marin Suffren et la marine militaire dans les conflits mondiaux

 Marines et Forces Navales, bimestriel, Editions Ouest-France, 9,5 €. Abonnement en France métropolitaine : 6 numéros, 49 €

Bimestriel consacré aux forces navales, à l'armée de mer, c'est un magazine pour tous ceux et celles que passionne l'histoire et le présent, voire le futur de la marine militaire. Publié par les Editions Ouest-France, ce magazine ne comporte de publicité que celle qui concerne des annonceurs du groupe, des livres portant principalement sur la pêche en mer et la pêche en eau douce. En 4 de couv, une publicité pour un ouvrage de référence, Flottes de combat, bible des états-majors, des industriels et des journalistes spécialisés. On notera à la une, dans le titre, le pompon rouge du point sur le i.

Le magazine propose cinq grands articles d'une dizaine de pages chacun, illustrés par de nombreuses photographies. Le magazine se termine par un article historique sur le rôle des porte-avions durant la guerre de Corée (1950-1953). Auparavant, on trouve un article très riche (13 pages) décrivant les ponts d'envol des porte-avions de l'US Navy, l'article est illustré, mettant en évidence, entre autres, la "gestique" du personnel de bord lors de l'appontage ou du décollages des avions.
Le magazine commence par une revue des lancements et retraits de service des navires, classés par continent et par nationalité.
Ensuite, vient un article majeur portant sur le sous-marin nucléaire d'attaque (SNA) français, le Suffren (11 pages) qui vient d'être lancé (les essais en mer ont commencé fin avril 2020). On le voit sous tous les angles : 99 m de long, 5300 tonnes, embarquant 63 marins, la technologie de ce navire basé à Toulon est complexe, il fera aussi usage de drones sous-marins, mobilisera des plongeurs et nageurs de combat...

Mais l'article central, le "dossier spécial" est consacré à une guerre réelle, actuelle, celle opposant l'Ukraine et la Russie : guerre longue ou guerre brève ? Allez savoir ! L'intervention de la Chine et de son président dans d'éventuelles négociations à venir est évoquée tandis que sont analysées les forces en présence, actuellement. L'article est sans aucune conclusion claire, évidemment.

Un article traite de l'histoire, très contemporaine, des destroyers américains Arleigh Burke dont plus 75 unités ont déjà été mises à l'eau, les premières datant de 1989. L'article décrit l'évolution de ces navires ; sera-t-elle poursuivie ou remplacée par des navires plus performants capables d'accueillir des armements plus modernes ? Question de budget ?

Magazine de qualité graphique indiscutable, à la documentation précise ; on peut comprendre son usage régulier par les gens de la marine, professionnels, anciens ou actuels, passionnés, historiens. Ce qui manque ? La dimension économique : combien coûte chacun de ces navires, et d'ailleurs combien coûte une guerre, et qui la paie. 

lundi 1 mai 2023

Cinéma : La Conférence de Wannsee sur l'extermination des Juifs européens

 La conférence (Die Wannsee Konferenz), film de Matti Geschonnec, Allemagne, Avril 2022, 1H46 mn

C'était à Berlin, le 20 janvier 1942. L'objet de cette réunion de quinze personnes, toutes des responsable nazis, convoquées par Reinhard Heydrich, SS-Obergruppenführer, chef de la police allemande, était de définir les modalités de l'extermination des Juifs européens, dite "solution finale". Il s'agissait de concevoir et organiser le déplacement des populations juives dans des lieux situés à l'Est de l'Europe où elles seront assassinées. Et l'on entend aussi parler de Auschwitz et des merveilles du gaz, le Zyklon B, qui servira efficacement pour le  massacre des Juifs. 

Le film est simple : on assiste à la réunion qui commence et se termine par l'arrivée et le départ, en Mercedes décapotable, de Reinhard Heydrich. Les invités doivent participer à une discussion accompagnée d'un petit déjeuner ("zu einer Besprechung mit anschließendem Frühstück"). Les participants, des fonctionnaires, des membres de la Waffen SS, sont d'accord sur l'essentiel, il s'agit simplement de l'extermination des Juifs d'Europe. La discussion, polie, ne porte que sur des points techniques de la mise en oeuvre de ce qui sera l'assassinat de six millions de personnes. Tout le monde présent approuve la décision, qui sera mise en oeuvre. 

Le film est en quelque sorte réaliste : la discussion concerne un business plan come un autre, en quelque sorte. Le décor est celui d'une villa cossue de Wannsee, dans la banlieue riche de Berlin. Adolf Eichmann est très limpide, technicien, secondé par sa secrétaire, Ingeburg Werlemann, membre du parti, qui prend note (et ne sera jamais poursuivie). Ainsi s'est déroulée la discussion décisive sur la "solution finale" de la question juive en Europe ("Besprechung zur Endlösung des Judenfrage"). Discussion calme, posée et très  professionnelle.

Très bon film. Clair. Et effrayant.


lundi 24 avril 2023

Quelques mois de lutte des classes. Le livre et le film de la vie d'un intellectuel "établi"

Robert Linhart, L'établi, 1978, Paris, Les Editions de Minuit, 176 p. 

L'établi, film de Mathias Gokalp, avril 2023. Durée : 1 heure 57 mn.

 L'histoire est celle, vraie, d'un étudiant qui "s'établit" ; dans le jargon des étudiants de l'année 1968, "s'établir" signifiait prendre un emploi d'ouvrier en usine, pour y préparer les luttes sociales et pouvoir envisager la Révolution. Le film reprend l'essentiel d'une année de la vie de Robert Linhart, étudiant en philosophie qui a travaillé presque un an dans les usines Citröen, à Paris, d'août 1968 à juillet 1969. Travail à la chaîne, travail fatigant, déclassant. Les ouvriers - et ouvrières - la plupart immigré-e-s, y effectuent un travail épuisant. Travail de montage des 2 CV ("deux chevaux"), travail "d'homme-chaîne". 

Avec des acteurs habiles, comme Swann Arlaud, Mélanie Thierry, Denis Podalydès, et d'autres visages plus courants représentant des travailleurs immigrés, sympathiques, le film donne parfois des images proches des gens que l'on croise dans le métro, que l'on côtoie dans le bus, le matin de bonne heure ou en fin d'après-midi. Parmi ces travailleurs d'une usine de la vie parisienne, Porte de Choisy, Robert rencontre divers personnes qui font le "nous" : "parlant toutes langues, et venant de tous les pays, brassés, éparpillés, séparés, retrouvés, toujours autres et toujours proches" (p. 140). Reste, au bout d'une journée de travail, que cela construit la notion (ou le concept) marxiste classique de plus-value. "Quand j'avais compté mes cent cinquante 2 CV et que ma journée d'homme-chaîne terminée, je rentrais m'affaler chez moi comme une masse, je n'avais plus la force de penser grand chose, mais au moins je donnais un contenu précis au concept de plus-value" (p. 140).

 Le livre et le film donnent à percevoir l'ambiance, tant sur le lieu de travail qu'au bistrot, le Café des Sports qui est devenu le coeur stratégique de leur bataille : le héros participe au déclenchement d'une grève, qui bientôt s'essoufflera. L'étudiant en philosophie, normalien, donc étudiant plutôt privilégié et raisonnablement payé, a pourtant lu Marx et Engels, ces prophètes qui racontaient et analysaient la lutte des classes de leur époque. Engels surtout, fils et héritier de grand patron, qui vivait la vie de cadre dans une usine anglaise et subventionnait régulièrement Marx. Mais de la lecture des livres à la vie en usine, il y a loin. A l'usine, on se bat ou pas, et aussi on peut se fait mettre à la porte. Ce qui arrive finalement à Robert.

Pourtant Robert Linhart en avait lu du Marx, des "Thèses sur Feuerbach" au Capital et aux livres de "théories sur la plus-value". Pourtant il avait entendu en rigoler (Althusser, "Althus / ser-à -rien", se moquait-on à l'époque !). Mais lui, il y croyait. Ce livre et le film qu'il inspire décrivent le passage à l'acte. Le retour du réel par-delà les notions que colportent et reproduisent chaque jour, à chaque moment, les classements, les classes sociales, les classes d'âge : c'est à dire, les journaux, les bavardages du bistrot, des magasins, etc. L'auteur se met à penser, lui même, au-delà des outils standards que mettent en place l'ordre social, les on-dit, l'école, l'université, la télé. Il n'est plus si sûr de la leçon qu'il a apprise ainsi sur le tas - mais nous n'en saurons rien, il n'avoue presque rien - et que cette leçon ait quelque chose à voir avec les élucubrations conceptuelles des enseignants d'une Ecole normale supérieure. Ah ! on est loin des astuces de Pour Marx (et l'on ne mentionera pas Lacan !) ! Et la conclusion du livre tombe, fracassante, pour l'intellectuel "établi", le philosophe du monde social : "Je pense : Kamel aussi, c'est la classe ouvrière". La distinction, donc ! "Gouffre de deux langues, de deux univers. J'essayais d'imaginer dans quel monde vivait Ali, comment il percevait les choses, et une impression d'infini me saisissait. Il aurait fallu parler des années, des dizaines d'années... " (p. 150).

Mais que peuvent faire les intellectuels dans cette bataille ? Ils sont nécessairement de l'autre côté, mais lisons un peu longuement L'établi : "Trois heures et demie. Qu'est-ce c'est que ça, encore ? L'atelier est envahi. Blouses blanches, blouses bleues, combinaisons de régleurs, complets-veston-cravate... Ils marchent d'un pas décidé, sur un front de cinq mètres, parlent fort, écartent de leur passage tout ce qui gêne. Pas de doute, ils sont chez eux, c'est à eux tout ça, ils sont les maîtres.Visite surprise de landlords, de propriétaires, tout ce que vous voudrez (bien sûr, légalement, c'est des salariés comme tout le monde. Mais regardez les : le gratin des salariés, c'est déjà le patronat, et ça vous écrase du regard au passage comme si vous étiez un insecte). Elégants, les complets, avec fines rayures, plis partout où il faut, impeccables, repassés (qu'est ce qu'on peut se sentir clodo, tout à coup, dans sa vareuse tachée, trouée, trempée de sueur et d'huile, à trimballer des tôles crues), juste la cravate un peu desserrée parfois, pour la chaleur), et un échantillon complet de gueules de cadres, les visages studieux à lunettes des jeunes ingénieurs frais émoulus de la grande école, et ceux qui essayent de se faire la tête énergique du cadre qui en veut, celui qui fume des Marlboro, s'asperge d'un after-shave exotique et qui sait prendre une décision en deux secondes (doit faire du voilier, celui-là), et les traits serviles de celui qui trottine juste derrière Monsieur le Directeur le plus important du lot, l'arriviste à attaché-case, bien décidé à ne jamais quitter son supérieur de plus de cinquante centimètres, et des cheveux bien peignés, des raies régulières, de coiffures à la mode, de la brillantine au kilo, des joues rasées de près dans des salles de bain confortables, des blouses repassées, sans une tache, des bedaines de bureaucrates, des blocs-notes, des serviettes, des dossiers..." (pp. 168-169). Mais la "Rationalisation" (la majuscule est de l'auteur) qu'importent et imposent ces acteurs du vrai monde social, a le temps ! Et les ouvriers qui pensent de travers : Ali déclarera à Robert :"Mais tu peux pas être juif. Toi, tu es bien. Juif ça veut dire quand c'est pas bien."  (p. 150). Que faire ?

Et le voilà, à la fin du film, lui le fils d'immigrés polonais qui donne un cours sur Hegel, sans doute sur la Phénoménologie de l'esprit (que venait de traduire en français le directeur de son école) à des étudiants de Vincenne, jeunes petits bourgeois quelque peu subjugués par l'étrangeté du sujet (et il y a de quoi !). Lui est en costume, le même peut-être que celui que porte le directeur, chez Citroën. Citroën dirigée par des anciens élèves de grandes écoles, peut-être des polytechniciens. Le film et le livre racontent la même histoire, l'un en 1978, l'autre en 2023. Quarante cinq années les séparent, cinquante cinq années de l'événement raconté pour le film. Qu'est-ce qui a changé ? Citroën ne fabrique plus de 2 CV. Les usines parisiennes ont fait place à un parc André Citroën. Et à part cela ? 

Le livre de Robert Linhart est remarquable. honnête. Très bien écrit. Le film est clair, bien conduit, il rend certains des personnages sympathiques ; pour que l'on comprenne, on nous donne à voir l'appartement de Robert, son enfant, sa femme. Car dans le film on voit des femmes aussi. Et on voit Robert aussi, redevenu enseignant, et racontant Hegel. L'histoire est en marche ...


dimanche 26 mars 2023

Bourdieu, les champs mis en ordre de marche

Pierre Bourdieu, Microcosmes. Théorie des champs, Paris, Editions Raisons d'Agir, 694 p., Bibliogr., Index des notions, Index des noms propres. Précédé d'une longue "note des éditeurs" sur les "Etudes des champs" (p. 7-23).

Faut-il encore lire Bourdieu ? 

En 1964, Les Héritiers (Editions de Minuit, Paris) livre qui, décrivant les heurs et malheurs des étudiant(e)s, avait l'air d'une révolution dans la pensée nous avait déjà paru évident : nous étions dans le coup ! Depuis les grands lycées du Quartier latin, les affirmations du livre sur la "cécité aux inégalités sociales [qui] condamne et autorise à expliquer toutes les inégalités, particulièrement en matière de réussite scolaire, comme inégalités naturelles, inégalités de dons" (o.c, p. 103) nous étaient évidentes mais bien simplificatrices. Car tout cela, vu de l'intérieur, apparaissait diablement plus compliqué et, en appeler, pour finir, à une "pédagogie réellement rationnelle" (id. p. 115) nous paraissait comme une troisième partie de dissert, une conclusion obligée mais bien faiblarde. Mais enfin Bourdieu - Passeron était lancé (on a longtemps gardé le double titre, avec La reproduction. Eléments pour une théorie du système d'enseignement, publié en 1970 puis petit à petit, Passeron s'est fait plus discret...). Voici maintenant un gros livre qui pose les problèmes que les ouvrages et article précédents avaient plus ou moins abordés, et qui ont été plus ou moins oubliés.

Soixante ans plus tard, après Les Héritiers, Pierre Bourdieu est mort ; la théorie s'est enrichie, elle s'est formidablement compliquée pour devenir "théorie des champs". Peut-on encore lire Bourdieu ? Voici un très gros livre. Et un formidable sujet : la théorie des champs. Macro théorie des micro théories donc. Que trouve-t-on dans cette théorie ? Tout ou presque. Tout d'abord quelques pages manuscrites de Bourdieu : p. 656-657, p. 7 : intéressant de percevoir à l'oeuvre la genèse de l'oeuvre, les brouillons d'une pensée. Hélas, il y en a trop peu, ce ne vaut guère que comme décoration. 

Le plan de l'ouvrage suit le "degré d'institutionnalisation" des divisions (du travail, hiérarchies, etc.) et conduit les lecteurs depuis les structures des champs de production des biens symboliques jusqu'au champ du pouvoir. La notion de champ désigne "un principe de construction des objets scientifiques" et le livre expose de multiples exemples qui empruntent à différentes étapes du travail de Pierre Bourdieu. Tout d'abord, le champ religieux et son fonctionnement, ensuite le fétichisme avec une analyse du champ de la haute couture (conduite avec Yvette Delsaut), analyse dont on peut, aujourd'hui, se demander la validité, 150 ans plus tard. Ensuite, il est traité du champ politique puis du champ littéraire et du champ scientifique. Puis viennent les champs juridique et bureaucratique qui font voir le travail d'universalisation et la genèse du champ administratif. Puis viennent le champ économique, le champ éditorial (avec une annexe sur "l'emprise du journalisme" et le champ journalistique). Enfin la sixième partie traite du champ social et des "relations entre les champs" et la septième d'"Eléments pour une théorie générale des champs". Chacune de ces parties donne à voir le talent et l'originalité des travaux de Pierre Bourdieu au XXème siècle. Reste pour les lecteurs à s'interroger sur la pertinence des conclusions, voire même des moyens mis en oeuvre ; mais, à l'époque, c'était formidable.

Un doute systématique s'empare des lecteurs du XXI ème siècle. Les retards frappent : par exemple, dans la mention de l'audimat. Car désormais on peut faire appel à de nouveaux outils de mesure, d'appréciation des émissions de télévision que peuvent développer des travaux mis en oeuvre par et avec Internet, par l'intelligence artificielle et le machine learning. Hors des aspects historiques, on peut multiplier les exemples. Pierre Bourdieu l'avait bien vu et reconnu, il faut remettre en chantier ses travaux, faire appel à de nouveaux outils scientifiques. De plus, il est désormais utile et indispensable de critiquer les travaux de Bourdieu pour en distinguer les certitudes et les incertitudes, les doutes, et les erreurs. Ce livre, ce manuel, est bienvenu puisqu'il remet de l'ordre dans les travaux de Pierre Bourdieu et de ses équipes. Mais il faut maintenant attaquer les mêmes sujets pour forger de nouveaux outils d'analyse et, surtout, attaquer de nouveaux sujets : Internet, l'intelligence artificielle et le machine learning semblent indiquer des domaines de recherche évidents. A de nouveaux et jeunes chercheur(se) s de mettre la théorie des champs dans un nouvel ordre de marche.


mardi 28 février 2023

Lacan, les non-dupes errent, et les autres ?

Jacques Lacan, Le séminaire. Livre XIV (texte établi par Jacques-Alain Miller), Paris, 2023,  éditions du Seuil / Le Champ freudien,  425 p.

C'est toujours un événement, éditorial au moins, que la publication même tardive d'un ouvrage de Jacques Lacan. Celle-ci est établie par son gendre, Jacques-Alain Miller, normalien, qui épousa la fille de Jacques Lacan, Judith, il y a plus de cinquante ans.

Les thèmes abordés par cette année de séminaire ont l'air ancien, pour l'essentiel, parce que le séminaire s'est tenu en 1966-1967 ... et que l'on s'est habitué. La mode est passée. On y retrouve les mots de Lacan, les bons mots notamment, déjà présents dans ses oeuvres antérieures, ou postérieures. Si l'on aime le style de Lacan, l'ouvrage est de lecture agréable, pas toujours commode, les schémas sont souvent difficiles à lire, les phrases sont souvent tournées bizarrement, les allusions compliquées, alambiquées. Les non-dupes errent / les noms du père !

Dans les pages de ce livre (il n'y a pas d'index, donc j'établis cette liste approximative de mémoire), on croise des philosophes, des mathématiciens aussi (peu) et puis aussi Claude Lévi-Strauss (Du miel aux cendres, Les structures élémentaires de la parenté), Roman Jakobson qui intervient brièvement, Jean Hippolyte, les groupes de Klein, Bertrand Russel, Wittgenstein, Musil et l'on rencontre aussi, dans le désordre, Mallarmé, Markov, Aristote, Kant, Descartes, Koyré, Cantor, Platon, Euripide, Pascal, Leibniz, Bichat, Bossuet, Lénine et Kollontaï, Claudel, Racine, Spinoza, Barbey d'Aurévilly, Marx et Feuerbach, Diderot, Deleuze, Shitao, Plotin, T.S. Eliot, Hegel, Jean Genet, Baudelaire, Jaspers, Sade, Sacher-Masoch, Tricot, Havelock Ellis, Homère... Un vrai cours de khâgne ! On y trouve même, à deux ou trois reprises, Heidegger, égaré, qu'il fallait bien citer alors pour alors être à la mode, mais quand il fut invité par Lacan (dès 1955), on ne savait encore rien des Cahiers noirs. Pourtant, Lacan prend toutefois soin de préciser (p. 291) que les "termes heideggeriens, ... ne sont pas ma référence privilégiée". Enfin, Lacan cite beaucoup Freud mais aussi beaucoup, beaucoup... Lacan.

On ne peut pas ne pas penser à l'entrée de Télévision :" Je dis toujours la vérité : pas toute, parce que toute la dire, on n'y arrive pas. La dire toute, c'est impossible, matériellement : les mots y manquent. C'est même par cet impossible que la vérité tient au réel." Et qui se poursuit par une phrase, pessimiste ou réaliste, de professeur quelque peu désabusé : "L'errement consiste en cette idée de parler pour que des idiots me comprennent" (Télévision, p. 9). Mais que peut comprendre un idiot ? "Il n'y a d'inconscient que chez l'être parlant" // "L'inconscient, ça parle, ce qui le fait dépendre du langage, dont on ne sait que peu" (Télévision, p. 15 et 16). Et le "bain de langage", dans lequel l'enfant naît, le détermine avant même qu'il soit né ("Petit discours à l'ORTF", 2 décembre 1966). Donc langage il y a, et, même si nous ne sommes pas tout à fait dupes, nous sommes condamnés à errer.

On ne résume pas Lacan, en tout cas, pas moi ! Néanmoins, je citerai deux phrases du séminaire de mai 1967, qui me semblent ramasser la philosophie quotidienne de Lacan, vers la fin : "Dire qu'il n'y de jouissance que du corps, et que ceci vous refuse notamment les jouissances éternelles, c'est bien là ce qui est en jeu dans ce que j'ai appelé la valeur éthique du matérialisme - ça consiste à prendre ce qui se passe dans notre vie de tous les jours au sérieux, et, s'il y a qustion de jouissance, à la regarder en face, sans la repousser dans des lendemains qui chantent. //  Il n'y a jouissance que du corps - ce principe répond très précisément à l'exigence de vérité qu'il y a dans le freudisme." (p. 358). Lacan matérialiste et freudien, donc.

"Il suffit de dix ans pour que ce que j'écris devienne clair" (Télévision, p. 71), prévenait Lacan, quelque peu optimiste. Le texte de ce séminaire a aujourd'hui près de soixante ans mais on n'y voit pas toujours très clair, quand même. Et Jacques-Alain Miller, qui a presque quatre-vingt ans, que voit-il, lui, professionnel, gendre, et l'un des premiers lecteurs-auditeurs, dans ce texte, mieux que nous, lecteurs amateurs ? Que reste-il de Jacques Lacan aujourd'hui ? Faudrait-il le remettre en ordre, clair et distinct ?


lundi 30 janvier 2023

Ne désespérons pas trop...

 Corine Pelluchon, L'espérance, ou la traversée de l'impossible, Bibliothèque Rivages, 143 p.

L'auteur est professeur de philosophie, et qui plus est, germaniste. Soulignons, cela ne va plus de soi ! Elle enseigne à l'Université Gustave Eiffel (Champs-sur-Marne) et a travaillé en Allemagne ce qui lui a valu le prix de la critique Günther Anders. Elle s'est fait connaître pour sa défense de la cause animale et son attention à l'environnement.

Tout d'abord : "Nous manquons non d'idéologie, mais d'espérance, en particulier en cette période de risques majeurs liés au réchauffement climatique ainsi qu'aux crises économiques et géopolitiques". Ainsi commence le livre qui s'adresse à ceux qui désespèrent, et notamment aux plus jeunes. "L'espérance est le désespoir surmonté", reconnaît l'auteur. "Comment un peuple perd-t-il l'espérance ?" se demande-t-elle. Il faut "réparer le monde", écrit-elle encore, "donner de la valeur à notre vie sur Terre".

L'ouvrage se termine par deux chapitres essentiels, l'un consacré aux "intérêts des animaux" où l'auteur demande qu'ils soient respectés, donc reconnus. Aux humains de manger différemment, d'abord !" Qu'il devienne évident que la mise à mort sans nécessité d'un animal n'est pas légitime et ne doit donc plus être légale" (p. 119). Or il n'y a jamais nécessité à tuer. 

 Le dernier chapitre concerne les femmes. "Les femmes, bien souvent, se taisent", observe Corine Pelluchon. "Comment faire pour que vivre en étant une femme, ce ne soit pas lutter indéfiniment pour éviter la malédiction de la soumission, de la relégation et de l'esseulement ?" Belle et excellente question ! Les "ménagères de moins de cinquante ans" apprécieront. Et l'auteur, qui est femme, donne des réponses originales, et convaincantes. On ne peut que la croire et la suivre : à vous de la lire.


vendredi 6 janvier 2023

Ethnographes évoquant l'avenir

 Philippe Descola, Alessandro Pignocchi, Ethnographies des mondes à venir, Paris, Seuil, 173 p., Biblio. 19 €

Livre dialogué qui réunit un ethnologue, Philippe Descola, auteur majeur, Professeur au Collège de France, et un chercheur devenu auteur de bandes dessinées (cf. http://puntish.blogspot.com/).

La Zad de Notre-Dame-des-Landes est l'endroit où Alessandro Pignocchi invite Philippe Descola et Anne-Christine Taylor, sa compagne. Le livre est le résultat de leurs débats.

Leur discussion est ardue. Ainsi sur la notion de symétrisation : "Symétriser, c'est tenter d'atténuer, autant que faire se peut, cet effet déformant de la description", ce que Philippe Descola rectifie : "En  anthropologie, la symétrisation désigne moins une gymnastique mentale qu'une attitude beaucoup plus générale qui consiste à tenter de mettre sur un pied d'égalité l'observateur et les populations qu'il observe".

Les sociétés humaines n'évoluent pas toutes selon une trajectoire unique et les modes d'organisation sociale foisonnent. Dès lors, nos ethnologues évoquent "quatre grandes façons d'organiser les relations entre humains et non-humains". Chaque humain recourt à chacune de ces façons qu'il porte en lui. Les auteurs tentent de tirer des leçons de ce qu'ils observent à Notre-Dame-des-Landes : les gens de la Zad ont développé "un sens aigu de l'observation des particularités d'un milieu - en même temps qu'une intimité étroite avec chaque composante de ce milieu". Alors ? Le primat de l'économique bloque les humains dans le naturalisme aussi faut-il mobiliser les non-humains dont les intérêts convergent avec ceux des humains. "Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend", disaient les membres de la Zad. Philippe Descola met garde : " C'est d'abord dans la tête que l'on change de monde, car les institutions sont  des idées qui s'incarnent dans et par les pratiques".

Conclusion : "il faut défaire la suprématie de la sphère économique", s'intitule le chapitre 7. Il faut "fissurer la sphère économique", dit Alessandro Pignocchi. Donc refaire le monde, vaste programme ! C'est ce à quoi invitent nos auteurs qui ne manquent pas d'optimisme., car le chemin qu'ils envisagent sera long. Le livre permet de suivre leurs raisonnements et de s'embarquer vers des idées nouvelles.

dimanche 25 décembre 2022

Aragon, ses aventures, ses passions, un peu de sa vie (mais pas tout !)

 l'aventure Aragon, L'Humanité, décembre 2022, Hors-série, 100 p., 9,9 €, Bibliographie (très restreinte)

En couverture, il y a une très belle photo de Louis Aragon : il est jeune, et l'oeil droit semble se moquer. De qui ? De quoi ? De tout ? De lui-même, peut-être ?

Le hors-série que le quotidien L'Humanité consacre à Louis Aragon est un résumé plutôt classique et traditionnel de la vie et de l'oeuvre de l'écrivain. L'écrivain s'est bientôt déclaré communiste et L'Humanité était le journal de son parti.

Sa vie, ce fut d'abord une aventure. Mais il fait la connaissance d'Elsa Triolet (Элла Юрьевна Каганqu'il épousera en 1939 ; russe, de religion juive, rencontrée en 1928, elle a épousé un officier français avec qui elle vécut à Tahiti et dont elle a divorcé. Bientôt, Aragon suivra le parti communiste. 

Avant 1928, toutefois, il y a le dadaïsme, le surréalisme ; avant Elsa Triolet, il y a eu Eyre de Lanux, il ya eu Denise Lévy, et puis il y eut aussi Nancy Cunard. Trois passions, plus ou mois violentes, plus ou moins bien éteintes, qui émergeront parfois dans l'oeuvre du poète. Il y eut aussi Drieu La Rochelle, une nuit. Tout cela que raconte d'ailleurs Pierre Daix dans son livre, Aragon avant Elsa (Paris, 2009, Texto, 287 p.).

Dans le magazine, un article présente la maison du couple, musée de leur vie, au bord de la Renarde, petit cours d'eau, un autre sur la Résistance, et puis un autre sur Louis Aragon, journaliste que suivent certains de ses articles sur Violette Nozière, sur la catastrophe ferroviaire de Lagny, sur "Les soviets partout", et des brèves aussi. Enfin, des articles sur la guerre d'Algérie, sur l'intervention soviétique à Prague. Aragon a défendu "la pseudo-biologie du charlatan Lyssenko" et puis la mise en musique des poèmes d'Aragon. Pierre Juquin, normalien et communiste, écrit un long article introductif, essentiel, "Je ne suis pas celui que vous croyez" dans lequel il estime que la vie d'Aragon et "son oeuvre d'ampleur hugolienne n'ont pas révélé tous leurs secrets" (p. 8) : on attend la suite ! Pierre Juquin insiste sur "la vieillesse comme art de vivre" (p. 20), sans trop révéler. En conclusion, L'Humanité présente ici un Aragon communiste (il est élu en 1950 au Comité Central du PCF), féministe aussi, et défendant également les droits des homosexuels. Communiste surtout, à la manière dont l'entendait le Parti Communiste Français.

Le magazine se termine par une biographie et une bibliographie, limitées. Voici un ouvrage en progrès dont on a envie de dire, encore : "Peut mieux faire, mais c'est déjà bien".

dimanche 18 décembre 2022

Les pouvoirs discutés de la lecture

 Peter Szendy, Pouvoirs de la lecture. De Platon au livre électronique, Paris, La Découvrte, 197 p.

Partant de Platon pour arriver au livre électronique, Peter Szendy effectue un long voyage dans la culture livresque occidentale (mais rien sur la culture chinoise, arabe, japonaise ou indienne, entre autres) ; une bonne douzaine d'auteurs sont évoqués, plus ou moins longuement. Ce dont il est question n'est pas seulement le contenu des livres mais la manière dont on les lit, dont ils sont lus.

La lecture est une activité polyphonique, selon Peter Szendy, qui, pour que l'on s'y retrouve, fait appel à de nombreux auteurs afin de dresser un inventaire varié et convaincant. Il y a d'abord les classiques : Sénèque, Cicéron, mais surtout Platon. De Platon, ce sont deux dialogues de la maturité, le Phèdre et le Théétète, qui font l'objet d'une analyse détaillée mobilisant les termes grecs, en grec. L'anagnoste (ἀναγνώστης), esclave lecteur qui lisait pendant les repas, est "présent-absent" dans le dialogue. 
Ensuite, Peter Szendy passe au marquis de Sade, et à La Philosophie dans le boudoir dont il retient deux scènes de lecture. On le lit en suivant Lacan qui lit Sade.

Et puis, l'auteur passe à la scène du procès du roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary, qui se déroule au tribunal correctionnel de Paris, le 29 janvier 1857. On entend, ou l'on lit, le réquisitoire de l'avocat impérial (il raconte le roman avant de le citer) et la plaidoirie de l'avocat de Flaubert. 

On en vient ensuite au Léviathan de Thomas Hobbes, traité comme "machine à faire lire qui s'organise de façon strictement parallèle à la machine à gouverner" ce qui, conclut Peter Szendy, fait du Leviathan "un grand appareil à gouverner-lire". Le traité de Thomas Hobbes s'avère une "machine à (faire) lire". A voir, il faudrait le lire ou le relire pour être convaincu...

Et puis, il y a Paul Valéry et Mon Faust. Paul Valéry dénonce : "L'évolution de la littérature moderne n'est que l'évolution de la lecture qui tend à devenir une sorte de divination d'effets au moyen de quelques mots vus presque simultanément et au détriment du dessin des phrases. C'est le télégraphisme et l'impressionnisme grossier dû aux affiches et aux journaux. L'homme voit et ne lit plus." Et Paul Valéry de conclure : "C'est fini, les papiers et les signatures. Les écrits d'aujourd'hui volent plus vite que les paroles, lesquelles volent sur la lumière". On dirait du Vladimir Maïakovski ou du Marshall McLuhan ! 

L'inventaire de Peter Szendy se termine avec Walter Benjamin qui "déballe sa bibliothèque" et semble s'intéresser au mouvement de la collecte plus qu'à l'accumulation pétrifiée, plus à "l'acte de collectionner" qu'à une collection.

Et j'en passe. Certaines démonstrations sont convaincantes telles celle de Platon, du Léviathan ou de Mon Faust, d'autres, à mon avis, le sont moins. Il y a des rabachages inutiles et "modernes" (toujours les mêmes Heidegger, Blanchot, Certeau, etc. ). L'intérêt du livre est de faire lire en s'interrogeant sur la lecture : l'auteur y parvient... et nous lisons ! 


dimanche 11 décembre 2022

Un magazine qui se veut beau : manifestement optimiste !

 BEAU demain. Magazine manifestement optimiste, trimestriel, automne 2022, 16 €, 196 p. distribution MLP.

C'est un magazine que l'on nous promet trimestriel. Il est beau comme un livre. Bien sûr, le beau est difficile à définir et le magazine "écoute la richesse de ce temps fragile mais créatif, curieux, généreux et militant". Ainsi il "Renoue avec le beau. Et permet de l'éprouver". Voilà le programme qu'annonce la rédactrice en chef, Charlotte Roudaut (p. 12), face à une bouteille de Champagne, Blanc de Blancs, de Ruinart. Donc pas de définition mais des exemples, et la publicité en fait partie, celle de Chanel qui se vante d'un "temps d'avance sur la beauté", celle du rouge d'Hermès pour qui "la beauté est un geste", celle du livre de Michel Pastoureau qui raconte "l'histoire d'une couleur, le blanc", ou d'Agata Toromanoff, "Sculpter la lumière", "Panorama en 500 lampes", et enfin, celle pour la Suisse ("J'ai besoin de nature, J'ai besoin de Suisse"). 

En fait, il y a de tout dans Beau : un article sur Patti Smith qui évoque l'environnement, un article sur des librairies de Tokyo, ou encore sur Ali Akbar piéton de Paris, vendeur de journaux à Saint-Germain des Prés.  Il y a un article sur le lavomatic à New York qui invite à refuser la machine à laver domestique, celle que chacun a chez soi. Et puis, il ya la moisson par Triticum (à Rouen), de la cuisine avec une tarte "citrouille, épices et chantilly de coco", il y a aussi la nouvelle vague du design au Portugal. On rencontre encore le prix Nobel d'architecture, Diébédo Francis Kéré, qui invente des bâtiments au Burkina Faso. On rencontre aussi Jean-Guillaume Mathiaut, sculpteur sur bois et architecte. Car il faut de tout pour faire un magazine, et il y a de tout dans Beau

Comment ne pas penser à Platon et à l'Hippias Majeur ? "Récemment, en effet, dans une discussion où je blâmais la laideur et vantais la beauté de certaines choses, je me suis trouvé embarrassé par mon interlocuteur. Il me demandait, non sans ironie : " Comment fais-tu, Socrate, pour savoir ce qui est beau et ce qui est laid ? Voyons, peux-tu me dire ce qu'est la beauté ?" Et moi, faute d'esprit, je restai court sans pouvoir lui donner une réponse satisfaisante." (Platon, Hippias Majeur, 286 d, 1921 - 1965, Paris, Les Belles Lettres, texte établi et traduit par Alfred Croiset). Beau reprend ainsi le dialogue de Platon, "Sur le beau, genre anatreptique". Qu'est-ce qui est beau ? Par exemple, dit le dialogue, une belle jeune fille, une belle jument, une belle lyre, une belle marmite, l'or, l'ivoire, la cuiller en bois de figuier ou encore le plaisir causé par la vue ou l'ouïe... On n'aboutit à rien ou à tout, au bout de cet inventaire, et Socrate de conclure que "le beau est difficile" (304 e). Dialogue infructueux donc, mais réaliste ! C'est le sens d'anatreptique, Socrate a tout mélangé et l'on aboutit à rien, à une aporie (ἀπορία). Pas de définition, seulement des objets, plus ou moins beaux.

Beau, le magazine nous fait penser à ce dialogue platonicien : il y a du beau partout et le beau est difficile à définir. On l'invente, on le trouve, au hasard des rencontres. Bonnes lectures, bonnes idées... car le magazine a une longue espérance de vie ; il sera lu et relu, au cours d'une vie qui dépassera les trois mois de sa périodicité annoncée. Et l'on attend les prochains numéros : quels contenus ? Pour les réponses, relisez l'Hippias majeur car "le beau est difficile" mais le magazine est optimiste !

lundi 31 octobre 2022

L'histoire de la médecine pour apprendre, et rire un peu

 Jean-Noël Fabiani-Salmon, Philippe Bercovici, L'incroyable histoire de la médecine, Nouvelle édition augmentée, Paris, Les arènes BD, 307 p., Bibliogr.

Le livre est étonnant, étonnant de qualité (mis à part le titre que je ne trouve pas très bon et ne donne pas a priori envie de l'acheter). Il est vrai que je ne l'ai pas acheté mais qu'il m'a été offert... par un médecin. 
Voilà donc plus de 30 siècles d'histoire de la médecine, d'histoires aussi, petites histoires et grandes histoires. Des siècles racontés avec talent et humour par un dessinateur, spécialiste des BD, Philippe Bercovici, et un médecin, le Professeur Jean-Noël Fabiani-Salmon qui enseigne, à l'université, l'histoire de la médecine à de futurs médecins et qui fut chef du département de chirurgie cardio-vasculaire à l'hôpital Georges Pompidou. Des experts donc.

Tout d'abord, on peut saluer la formidable correspondance des dessins, dialogues et des commentaires. Superbe travail d'association de plusieurs compétences.
Ce livre, c'est l'histoire de la médecine qui raconte et explique comment la médecine devint, petit à petit, une science. Mais qui la raconte en évoquant, chemin faisant, les anecdotes et cocasseries des étapes de cette longue histoire. Et l'on apprend de bonnes : par exemple que Edgar Monitz reçut le prix Nobel pour la lobotomie, pratique dangereuse, abandonnée quelques années plus tard, mais le prix resta ! ou encore l'histoire de l'anglaise Rosalind Franklin qui n'est même pas citée par les détenteurs d'un prix Nobel alors qu'elle est à l'origine de découvertes fondamentales sur la structure des DNA, RNA, etc.
Enfin, on apprend tout sur toute l'histoire de la médecine, celle des infirmières, du climat et de l'environnement, des sages-femmes et de l'obstétrique, de l'allergie, de l'ophtalmologie, de la sexualité...

Un beau livre, bien fait. Et qui fera penser, aux étudiants, nouveaux et anciens, l'épistémologie de la science médicale, toujours coincée entre le soin des malades et l'expérimentation, entre la vie et la mort. Un beau cadeau donc.

lundi 17 octobre 2022

L'actualité, actuelle ou inactuelle : qu'est-ce que c'est ?

 Luc Boltanski, Arnaud Esquerre, Qu'est-ce que l'actualité politique ? Evénements et opinions au XXIe siècle, Paris, Gallimard, 341 p., Lexique conceptuel, Bibliogr., Index des noms

Vaste programme, assurément, que de vouloir définir l'actualité politique ! Qu'est-ce qui n'en est pas ? Ne dit-on pas, parfois, voire même souvent, que tout est politique ou politisable? Quant à l'actualité ! Enfin, ici, il ne s'agit que du XXIème siècle dont nous ne connaissons encore qu'une vingtaine d'années.
"Ce livre a pour objet les relations entre deux ensembles de processus constitutifs de l'espace public" : les processus de "mise en actualité" et les processus de politisation. Soit. L'actualité est dite "de part en part temporelle. Consacrée à la mise en scène de ce qui se passe maintenant, elle s'adosse à l'Histoire dont elle se veut un moment, et se prolonge aussi du côté de la prédiction voire de la prophétie." Soit.
Le corpus analysé est principalement constitué de 116 523 "commentaires" adressés en deux mois au quotidien Le Monde, par des abonnés numériques, de septembre à octobre 2019. Autrement dit, il ne s'agit que de l'actualité telle que la conçoivent ou l'imaginent des lecteurs, particulièrement engagés, du Monde. Donc d'un échantillon très limité et très spécifique, de la population des lecteurs du Monde, et notamment de ceux qui écrivent régulièrement au quotidien (qu'ils soient ou non sélectionnés par la rédaction pour être publiés). A quoi s'ajoutent, à fin de comparaisons, les quelques 8000 commentaires postés sur le site de deux chaînes de l'INA en janvier 2021.
L'analyse des auteurs évoqués passe, entre autres, par Georges Orwell (Nineteen Eighty-Four), Martin Heidegger (le Dasein et le bavardage), Jean-Paul Sartre (L'être et le néant) puis Walter Lippmann et John Dewey... et encore Paul Ricoeur, Hannah Arendt, Jean-Claude Milner, Pierre Bourdieu, pour ne citer que les plus célèbres, et dont on peut parfois se demander ce que certains font là. Enfin, on est davantage dans la philosophie générale que dans l'analyse quantifiante, que dans les mathématiques et les statistiques. On montre, mais on ne démontre pas.

En conclusion ? Je ne crois pas que les auteurs aient réussi à répondre à la question qui donne son titre à l'ouvrage. Tout d'abord, ils ne m'ont pas convaincu malgré la qualité des discours tenus. La question était-elle trop ambitieuse, trop vague, trop générale ? Ensuite, il ne s'agit que du Monde et de ceux, parmi les lecteurs du quotidien du soir (ou du matin, en province), qui lui écrivent, donc d'une minorité bien particulière (ceci va de soit). Enfin, la période de référence est peut-être trop restreinte pour toucher l'histoire.
L'ouvrage mobilise une très large palette des sciences politiques et sociales pour définir le "dicible" à un moment donné, sur un sujet donné. Mais la démonstration n'est pas vraiment convaincante. La question est désormais à reprendre en tenant compte des apports de cette approche. Quel échantillon de population faudrait-il interroger, observer, pour comprendre davantage la formation des opinions, surtout quand elle n'est pas véhiculée par la langue ? Les auteurs, et notamment Luc Boltanski, sont des pros, ils peuvent revenir sur le discours tenu, sur les conversations qui "agissent sur nous", à distance, sur le ouï-dire, ce mode de connaissance (Spinoza). Et la relation à l'histoire est bien sûr fondamentale. Voir les commentaires sur le structuralisme de Luc Boltanski sur Politika. On attend une suite, et de très sérieux approfondissements !

Le côté juif de Proust

 Antoine Compagnon, Proust du côté juif, Paris, Gallimard, 2022, 425 p., Bibliogr;, Index, Table des illustrations

Proust était juif, puisque sa mère l'était, et l'est restée jusqu'à sa mort. Mais comment Marcel Proust vivait-il avec sa religion ?
Antoine Compagnon a mis à profit la période du confinement pour mener une enquête, publiée chaque semaine sur le site du Collège de France, dans les détails, concernant la réception de l'oeuvre de Marcel Proust, à partir de sa mort en novembre 1922.
Sont passés en revue tous ceux qui ont pu connaître Marcel Proust et en parlent, écrivent sur lui, en bien et en mal.
Nous noterons que Montaigne, dont la mère serait juive également, est souvent évoqué : Antoinette de Louppes aurait été marrane. 
De son côté, Albert Cohen notera les coïncidences entre la phrase proustienne et la phrase talmudique tandis que d'autres voudront n'y voir qu'un héritage paternel : le diagnostic des passions et le diagnostic médical. L'auteur de Belle du seigneur soulignera, lui, de son côté "l'apport juif" de l'oeuvre de Marcel Proust à la philosophie française.

Le livre suit les revues qui successivement, après sa mort, accueillent des textes concernant Proust et le judaïsme. En fait, c'est toute l'ambiance intellectuelle de l'époque que dépeint et reconstitue ce livre. Le livre se termine mais l'enquête, elle, n'est pas terminée, il reste des questions, des doutes, des découvertes à faire, note l'auteur. 

Ce livre est d'une grande qualité, matérielle d'abord : les illustrations très nombreuses et toujours pertinentes qui s'ajoutent au texte, la qualité des informations méticuleusement rapportées par l'auteur, donnent à cet ouvrage une dimension rare où la qualité des démonstrations, modestes mais bien conduites, s'ajoute à la perfection matérielle d'un texte facile à consulter, à parcourir. Voici un livre qui retiendra l'intérêt des chercheurs, spécialistes de l'histoire sociale, mais aussi des amateurs curieux de l'oeuvre de Proust et de sa réception. Superbe travail.

mercredi 28 septembre 2022

Le maître de nos maîtres ? Histoire intellectuelle de Chouchani

 

Sandrine Szwarc, Fascinant Chouchani, préface de Shmuel Wygoda, Paris, éditions Hermann, 2022, repères chronologiques, bibliographie, 464 p., 25 €

Ainsi, le voilà : le maître introuvable, inconnu ou presque, le maître de nos maîtres, est un personnage "énigmatique" et mystérieux. Tout d'abord, disons-le nettement, nous aimons tellement mieux Chouchani, même mal habillé, en retard, ironique, que Heidegger, bien habillé et nazi ! J'imagine Lévinas dubitatif...
Chouchani est un drôle de personnage : rien n'est tout à fait sûr de ce que l'on a dit de lui. On sait qu'il fut à plusieurs reprises en France. ll venait de Lituanie, né Hillel Perelmann à Brisk, en janvier 1895, il part ensuite en Israël, vers 1912, puis à New York en 1914.  En 1927, il perd sa fortune lors du krach boursier ; il revient à Berlin en 1928. On le retrouve en France début 1930 puis en Suisse et il part enfin en 1955 pour l'Uruguay. Il y meurt le 26 janvier 1968.

Chouchani fut l'un des animateurs, indirects, de ce que l'on a appelé l'école juive de Paris. Quasi clochard, souvent habillé salement, mais qui parlait plusieurs langues, il enseignait le Talmud, la littérature française ou les mathématiques. Car il donnait l'impression de tout savoir. Ce "Luftmensch" qui n'aimait que la vie, vivait de l'air du temps, insouciant de ce qui faisait l'essentiel pour ses contemporains : les apparences. Il fut le maître à penser d'Emmanuel Lévinas mais aussi, chemin faisant, de centaines d'étudiant-e-s, dans diverses écoles, dans diverses situations. Mais on a dit aussi de Chouchani qu'il détruisait avec talent mais ne reconstruisait rien, qu'il partait avant... Enfin, beaucoup de on-dit se rapportent à sa vie, à son style et cette biographie, partielle, ne comble pas les vides immenses de sa vie. Ainsi, Chouchani fut il cabbaliste ? Sans doute, le fut-il, mais comment savoir ? Il pensait en yiddish lithuanien et écrivait en hébreu, il s'exprimait en français, en anglais et en allemand. On l'a dit autiste Asperger également. Il parlait l'espagnol aussi, lisait les langues anciennes, le latin et le sanscrit entre autres...

L'ouvrage de Sandrine Szwarc est d'abord un bilan du passage de Chouchani en France et de l'environnement intellectuel de l'époque. On y croise, entre autres, Jacob Gordin, Léon Askénazi, Elie Wiesel et, bien sûr, Emmanuel Lévinas. Car c'est à Chouchani que Lévinas doit sa lecture du Talmud. Mais Chouchani n'a pas laissé d'écrits qui soient publics, hors toutefois des cahiers, sortes de brouillons que l'on a retrouvés et que l'on espère voir publiés, un jour, par la Bibliothèque nationale d'Israël. Pour l'instant, Chouchani était d'abord un "maître de l'oral" et de la mémoire. Mais son héritage est mal, voire à peine connu, et bien loin d'être déchiffré encore.
Cet ouvrage est bienvenu. Il dresse le bilan de ce que l'on croit savoir de Chouchani, aujourd'hui. Mais en refermant ce gros livre on reste malgré tout perplexe. Que sait-on de Chouchani ? Qu'ignore-t-on ? "Fascinant Chouchani", oui ! Son influence philosophique est mal perçue mais sans aucun doute importante. Philosophe, comme Socrate, alors ?
Voici, pour l'instant, un beau travail et un très bon livre. En attendant un nouveau travail qui le complètera.

samedi 24 septembre 2022

La rhétorique a formé le monde romain

 J-E Lendon, That Tyrant Persuasion. How rhetoric shaped the Roman world, Princeton University Press, 302 p, Bibliogr., Index

Le livre commence par l'assassinat de Jules César : les assassins se vantaient alors de suivre une mise en scène bien calculée ; première partie prévisible car la connaissance de la tyrannie et donc le portrait du tyrannicide font partie de la formation de base des jeunes romains. Logique donc. L'auteur montre alors, ensuite, le rôle pratique de l'éducation rhétorique romaine, rôle que l'on retrouve dans divers domaines de la vie publique : l'architecture des monuments (les nymphea, les murs qui protègent les villes, les rues à colonnades), et les lois surtout. Voilà qui expliquerait "the strange world of education in the Roman empire" et l'ampleur des effets invisibles de la rhétorique sur la société romaine.
L'auteur emprunte beaucoup à Quintilien ("our best known teacher of Latin rhetoric").
L'ouvrage est abondamment documenté, près de la moitié du volume est constitué de notes, de bibliographie et d'index. Il est illustré également.
L'objet central du livre est l'éducation, mais une éducation difficile à mettre en évidence car cette éducation, c'est la rhétorique : "This book, then, is a study of the influence of rhetoric on real life, but also a study of the fences around the influence of rhetoric", prévient l'auteur en fin de sa préface. "It should be clear at the outset that the argument of this book is speculative. Education plays a large role in creating the world we consider normal and expected, and it is rarely given to mankind to peer behind that education to realize that much of what it teaches is arbitrary as well as untraceable". Le lecteur est donc prévenu dès avant de s'engager dans une lecture certes passionnante mais qui semble parfois tellement éloignée de ce que l'auteur prétend démontrer. 
Selon lui, toutefois, l'éducation viserait à rendre le monde acceptable, acceptabilité proche de l'idée d'habitus telle que la décrivent Pierre Bourdieu et les sociologues de sa tradition.