mardi 1 octobre 2024

500 expressions françaises bien décortiquées

 Lire magazine, hors-série, septembre 2024, 196 p., Index, 12,90€

On les a toutes, ou presque toutes, déjà lues ou entendues. Sans toujours en connaître le sens exact, sans souvent en savoir l'origine.  C'est ce qu'apportent ces pages qui nous donnent l'origine, expliquent la signification, la "décortiquent", qu'elle soit actuelle ou passée, de 500 expressions françaises (donc on n'y trouvera pas le québécois, et c'est dommage : c'est pour un autre numéro, peut-être ?).

Ces 500 locutions font voir la richesse de la langue et son histoire aussi. C'est une sorte d'étymologie à laquelle se sont livrés les auteurs. Ainsi, par exemple,"savoir nager entre deux eaux" qui a d'abord signifié "naviguer entre deux courants". Le verbe "nager" vient du latin nato, natare, dérivé du latin classique navigare : à vos Gaffiot ! Parfois, l'origine est douteuse ou confuse : ainsi "avoir la quille" qui évoque trois linguistes, chacun proposant une explication, sans convaincre les lecteurs. Mais faute de service militaire obligatoire, qui connaît encore cette expression parmi les jeunes générations ?

Pour achever la lecture de ce magazine, il ya des pages (68 et 69, ou 166 et 167) donnant des jeux qui permettront aux lecteurs-trices de tester leur savoir et leur mémoire. Pas si facile ! 

L'ensemble est à lire à petites doses pour enrichir son français, et savoir, si on l'ignorait, que l'on ne le sait pas si bien que l'on croyait.

lundi 9 septembre 2024

Une formidable leçon d'humanisme

Bonnie Garmus, Lessons in Chemistry, 390 p., Penguin Random House, 2022

miniseries sur Apple TV+, 8 épisodes, october 2023

C'est d'abord un roman, formidablement féministe. Ce roman met en scène une jeune femme que passionne la chimie mais qui, à cette époque, les années 1960, est cantonnée au métier alors subalterne et mal payé de laborantine. Ce qui, bien sûr, s'accompagne de comportements sexuels inacceptables.

Elisabeth Zott, notre chimiste, est mise à la porte de l'entreprise de chimie qui l'employait suite au décès par accident de son partenaire, et amant, génial chimiste. Mais elle se trouve finalement embauchée pour une série télévisée diffusée en fin d'après-midi. Elle y prendra le rôle de cuisinière dans un show d'une station locale californienne, "Supper at six", mais elle y gardera ses réflexes et sa culture de chimiste. De plus, notre cuisinière et mère sans compagnon est rationnelle, et athée.

Le livre est souvent drôle, très agréable à lire. Parfois réaliste, parfois presque surréaliste, les lecteurs, et j'imagine les lectrices, ne s'ennuieront jamais. Et cela valut à son auteur toutes sortes de prix, aux Etats-Unis comme en Grande-Bretagne. Le roman connaît un grand succès et les principales idées en seront reprises dans une série remportée par Apple TV+, aux enchères. La série est bien tournée, et l'humour est présent à chaque instant. L'auteur du roman travaillait dans la publicité (copy writer) quand elle écrivit son livre ; il y a donc du vécu dans la série, dont le vol d'une idée essentielle par un collègue mâle, notamment. C'est une fable certes mais elle emporte les suffrages des réalistes et surtout des femmes : l'héroïne, Elisabeth Zott, enseigne tranquillement la résistance quotidienne aux absurdités d'un monde encore bien trop masculin.


lundi 26 août 2024

Le style de vie "bourgeois" de l'exilé Bertold Brecht

 Ursula Muscheler, Ein Haus, ein Stuhl, ein Auto. Bertolt Brechts Lebensstil, Berenberg Verlag, Berlin, 158 Seiten, 2024, 26 €

Voici un livre original et bien conduit, bien fait, très agréable à lire. Et qui fait penser. Bien sûr, on apprend beaucoup sur Brecht et son environnement, sur son style de vie ... "bourgeois", assurément. L'auteur est architecte et elle a publié diverses études sur le Bauhaus, sur la Tour Eiffel, sur Le Corbusier, et sur l'histoire de l'architecture. Son approche de l'histoire de Brecht est inattendue, et bienvenue.

Bert Brecht avait "prolétarisé" son nom qui était Eugen Berthold Friedrich Brecht. Il aimait les habitations confortables, un mobilier adéquat, des voitures de qualité, plutôt sportives ; il aimait les cigares et les bonnes bières. Il selectionnait son mobilier : dans le livre, il y a de beaux passages sur ses fauteuils ! 

Brecht était inscrit sur les listes noires (Schwarze Liste) établies par les autorités nazies aussi devait-il fuir sans cesse, et devancer l'arrivée des troupes allemandes, tout comme Thomas Mann, Heinrich Mann, Walter Benjamin et bien d'autres intellectuels allemands. Où qu'il fût, exilé très souvent, en Suède, en Californie (Santa Monica), au Danemark, en Suisse (à Zurich où il avait ouvert un compte en banque), à Moscou, en Finlande (Helsinki), Brecht chercha à acquérir de l'immobilier. Il finira sa vie, après guerre, en Allemagne, dans la zone d'occupation soviétique, à Berlin-Est (Sowjetische Besatzungszone, appelée aussi Deutsche Demokratische Republik). 

Brecht donc aimait beaucoup les voitures de sport et il voulait son confort pour travailler. Cela paraît banal mais ne l'était pas à son époque, surtout pour un écrivain célébrant la classe ouvrière. Mort en 1956  d'une crise cardiaque, quelque temps auparavant, il avait acheté une maison au Danemark pour une de ses collaboratrices. Son style de vie que l'on appelle "bourgeois" était sa manière de vivre compte tenu du monde dans lequel il lui fallait vivre : une optimisation, en quelque sorte.

L'ouvrage d'Ursula Muscheler donne à voir, souvent dans les détails, des aspects du style de vie brechtien (et l'on n'aborde pas la relation de l'écrivain aux femmes !). La vie de Brecht apparaît aujourd'hui plutôt agréable, sans doute parce que l'auteur ne met pas l'accent sur les soucis et les difficultés de Brecht qui dut gagner la vie de sa maisonnée. Mais surtout, Brecht durant toutes ces années d'exil puis de retour en Allemagne a écrit de nombreuses pièces de théâtre et des poèmes. Son oeuvre restera et certaines de ses propriétés en deviendront des lieux de célébration.

dimanche 11 août 2024

N'apprenez pas l'anglais, puisque vous le savez déjà !

Bernard Cerquiglini, "La langue anglaise n'existe pas". C'est du français mal prononcé, Paris, Gallimard, 2024, 196 p., Index des mots commentés, bibliographie. 

Bernard Cerquiglini est un bon linguiste. Normalien, Professeur des Universités, membre de l'OULIPO, auteur de nombreux livres, il a fait carrière dans l'étude et l'histoire du français mais, surtout, et le titre du livre le rappelle, il a gardé un peu d'humour : affirmer que la langue anglaise n'existe pas ne manque pas de culot ! Mais la démonstration rappellera aux Français les grandes étapes linguistiques de la conquête du monde par la langue anglaise, "vainqueur de la mondialisation". Victoire que l'anglais devrait au français - mais pas seulement - qui lui a fourni "tout ce qui a fait d'elle une langue internationale recherchée, employée, estimée comme telle". Conclusion : "l'essor mondial de l'anglais est un hommage à la francophonie", tel est le parti pris, a priori paradoxal, de ce livre.

La démonstration commence par un peu d'histoire, entre 1066 (bataille d'Hastings) à 1400, le français est d'abord la langue de l'Angleterre, puis il devient une langue seconde pour les Anglais raffinés. Ensuite, l'anglais l'emporte totalement mais en empruntant beaucoup de français : donc, "qui s'exprime en anglais parle largement français". Un résultat arithmétuque le souligne : 29% des mots anglais viennent du français, 29% viennent du latin, 26% du germanique. Après des chapitres historiques, vient un chapitre intitulé : "comment on a fabriqué la langue anglaise", dont la première phrase dit l'essentiel "la langue anglaise est un français régional". Mais le livre n'aborde pas les questions grammaticales ; d'où viennent les structures syntaxiques de l'anglais ? Qu'ont-elles de commun avec celles du latin et celles du français ? Et puis, quelles sont les conditions économiques et militaires de la domination de l'anglais ? Pour le reste, la démonstration est éloquente et le livre est bien conduit. Alors, améliorez votre anglais amis anglophones : mêlez-y donc un peu de français et de latin !


mardi 2 juillet 2024

Etnographie de la diplomatie française

 Christian Lequesne, Ethnographie du Quai d'Orsay. Les pratiques des diplomates français, Paris, CNRS Editions, 2017, Bibliogr., Index nominum, 255 p.

C'est Sciences Po qui regarde les acteurs de la politique étrangère française dont une partie est formée par Sciences Po. L'auteur est professeur de Science politique à Sciences Po et, bien sûr, ancien de Sciences Po lui même (Strasbourg). Il a fait sa thèse sous le direction d'Alfred Grosser (Professeur à Sciences Po, Paris. On ne sort donc guère de la famille.

L'auteur rend compte de sa pratique professionnelle, expérience qu'il a complétée par une centaine d'entretiens semi-directifs auprès de diplomates (pour l'essentiel).
Nous avons, malgré le titre, peu d'observations ethnographiques : "Observer en ethnographe la disposition d'une salle de négociation ou d'un bureau, l'organisation d'un repas, c'est comprendre le sens social qui est attaché à des notions globalisantes comme l'Etat, la souveraineté ou encore le droit international". Mais on en voudrait plus ! Christian Lequesne accorde une grande importance aux "actions banales" donc plus au "quotidien dans ce qu'il a de routinier", plus qu'aux crises (et il évoque ici la notion d'habitus de Pierre Bourdieu) ; ces actions banales que révèlent des répétitions correspondant à diverses "cartes mentales" (ensemble de principes d'orientations politiques) en disent effectivement davantage que les moments exceptionnels de la vie des diplomates. 

L'ouvrage constitue une observation de ce monde diplomatique, de ses habitudes de pensée et de travail. Il s'agit plutôt de méthodes que de théories : " Il ne saurait y avoir de bons travaux de relations internationales sans une approche méthodologique qualitative des agents dans leur quotidien". Je trouve que le livre ne donne pas assez d'éclat au travail quotidien, banal des diplomates. Mais il y a quelques bonnes anecdotes ; je n'en retiendrai qu'une sans la commenter, ce serait trop facile : en 2015, le pape a bloqué la nomination d'un ambassadeur parce qu'il était homosexuel.
Donc un bon livre, mais encore un peu trop rapide, un bon manuel pour les étudiants de science politique à qui il manquera, quand même, l'analyse de contenu des entretiens...

vendredi 7 juin 2024

Les années soixante au cinéma : une heure et demie de la vie d'une femme

 Agnès Varda : Cléo de 5 à 7, film de 1h30mn, 1962

Ce n'est donc pas un rendez-vous galant que ce 5 à 7 : le film en noir et blanc raconte deux heures de la vie d'une jeune parisienne, chanteuse à la mode, qu'un médecin a déclaré victime d'un cancer. C'est surtout une heure et demie de vie parisienne, de la vie à Paris, le 21 juin 1961, le tournage était prévu pour le 21 mars, premier jour du printemps. Mais ce sera le premier jour de l'été, bientôt le départ du Tour de France, et le film sort en juin 1962. On voit Paris vu et regardé par quelqu'un qui va peut-être mourir. Bientôt ? On ne sait pas. La durée objective des pendules et la durée vécue, perçues par l'actrice : ce sont les temps du film.

13 chapitres scandent ce film qui dure une heure et demie pour décrire et raconter une heure et demie exactement de la vie de notre chanteuse de variétés. Les notations du temps sont fréquentes dans le film (horloges et autres compteurs) qui rappellent la proximité croissante de l'échéance, puisque Cléo devrait connaître, à la fin du film, son diagnostic médical, donc la gravité de son cancer.

L'époque est celle de la guerre en Algérie et l'armée, constituée surtout d'appelés, est représentée par un soldat en fin de permission, en uniforme, qui fait sa cour à l'héroïne. L'un et l'autre se sentent condamnés. Cléo, qui redevient Florence, est accompagnée à l'hôpital de la Salpêtrière par le soldat rencontré, Antoine. Les jeux sur les mots sont nombreux... Antoine et Cléo...pâtre, etc.

Le film est aussi, surtout, un documentaire sur la ville mais également sur le cancer qui ronge, mais c'est, en même temps, un conte de fée. Les images évoquent la Nouvelle Vague et le surréalisme. C'est aussi un film élaboré, pensé, calculé, précis dans nombre de ses détails. Madonna demanda à Agnès Varda d'imaginer de retourner le film à New York vingt ans plus tard  (cf. le bonus de l'édition du film en DVD). Cela ne s'est pas fait. Dommage ? Soixante ans après, les spectateurs ne s'ennuient jamais : c'est la première réussite de ce film d'une femme sur la vie d'une femme. On y voit aussi une bande des copains à l'occasion d'un tout petit film avec des héros de la Nouvelle vague : Jean-Luc Godard, Jean-Claude Brialy, Samy Frey, Anna Karina...

Voir aussi, ou plutôt écouter, les excellents podcasts consacrés au film sur le site de la Cinémathèque.

vendredi 12 avril 2024

Comment se mesure le monde ?

Piero Martin, The seven Measures of the World, translated from the Italian by Gregori Conti,Yale University Press, New Haven, London, 209 p., 2023. Suggestions for Further Reading, Index.

Voici un ouvrage de vulgarisation scientifique. Il porte sur sept unités de mesure fondamentales, indispensables pour comprendre le monde physique : le mètre, la seconde, le kilogramme, le kelvin, l'ampère, la mole et le candela. C'est un ouvrage d'histoire des sciences, voire même d'épistémologie. Mais c'est aussi une sorte de roman où l'auteur mêle aux données mathématiques et physiques les petites histoires qui font la grande histoire des sciences. Les trois premières mesures sont le pain quotidien de la langue française mais les quatre suivants sont quelque peu rare dans les conversations !

Ainsi chacune de unités de mesure constitue un chapitre du livre ; l'auteur est professeur de physique expérimentale à l'université de Padoue en Italie. Le livre écrit en italien est élégamment traduit. Certaines unités sont connues de tout le monde ou presque, en Europe du moins, le mètre, le kilogramme et la seconde font partie des échanges quotidiens, dans les magasins du moins où l'on vend des mètres de tissu, des kilogrammes de fruits, de pommes de terre, de viande. La seconde est de la durée :"attends une seconde !", dit-on. Ensuite les unités renvoient à des expériences plus complexes moins évidentes, l'ampère, le kelvin, la mole et le candela. La mole renvoie à Avogadro, à la constante d'Avogadro mais sa manipulation est plus malaisée.

La candela est plus poétique ; elle évoque les chandelles pour traiter de la luminosité. Autrefois mes grands-parents parlaient des "bougies" à propos de la puissance des ampoules pourtant électriques depuis déjà quelques années, mais ils y voyaient ainsi plus clair que la définition actuelle qui mobilise la constante de Planck.

 Voici un livre plaisant à lire en une semaine (une mesure par jour !). On apprendra les mesures et l'on se souviendra des erreurs, inévitables, indispensables : car il s'agit "de changer de culture, de renverser les obstacles déjà amoncelés par la vie quotidienne", comme le souhaitait Gaston Bachelard (La formation de l'esprit scientifique, Paris, Vrin).



dimanche 10 mars 2024

La nouvelle vague informatique, en cours de déferlement ?

 Mustapha Suleyman, Michael Bhaskar, The Coming Wave. Technology, power, and the twenty-first century's greatest dilemma, New York, Crown, 2023, 332 p., Bibliogr.,  Index. La bibliographie est disponible sur Internet, classée par ordre alphabétique.

Voici un ouvrage qui marque une date, peut-être même une époque : il y est question d'intelligence artificielle.

L'auteur - c'est celui dont le nom est écrit en plus gros caractères sur la couverture - après avoir travaillé pour DeepMind puis Google est maintenant à la tête d'une nouvelle startup lancée en 2021, financée puis avalée par Microsoft en mars 2024, Reid Hoffman, Bill Gates, Eric Schmidt et Nvidia : Inflection AI, qui vient de lever 1,3 milliard de dollars.

 Mais cet essai concerne surtout la startup DeepMind. "In 2010 almost no one was talking about AI (artificial intelligence)" et, quinze ans plus tard, l'intelligence artificielle est partout, dans le monde des techniciens et des scientifiques, et dans le monde de l'argent. DeepMind fut créée à Londres en 2010, et achetée par Google au début de 2014, après que Facebook y eut renoncé ; l'auteur de ce livre, Mustafa Suleyman, fut l'un des trois fondateurs de DeepMind. Il lui fut aussi reproché de mal traiter les employés et des responsabilités lui furent retirées en 2019 ...

Le livre se compose de trois parties. La première s'intéresse à l'histoire des technologies : comment elles ont franchi les étapes et forcé le développement d'un "problème d'endiguement" ("the containment problem"). Les vagues de technologies se succèdent ("a wave is a set of technologies coming together around the same time, powered by one or several new general-purpose technologies with profound societal implications"). Ces technologies aux conséquences sociales formidables s'implantent, deviennent bientôt invisibles puis vont de soi. Ainsi le langage, l'agriculture et l'écriture furent à l'origine de trois vagues essentielles ; plus tard, l'usine, le développement du bronze et du fer, l'imprimerie, l'automobile, l'électricité, Internet prirent le relais. Toutes ces technologies prolifèrent sous l'effet de la chute de leurs coûts de développement et d'un accroissement de la demande. Le livre ressemble parfois à du Marshall McLuhan, à du Harold A. Innis ; il se veut prophète et annonce les changements à venir, ceux qu'il faut espérer et ceux qu'il faut craindre.

La deuxième partie, c'est la prochaine vague. Partant de AlphaGo, quand Google vainquit les champions du monde du jeu de Go et remit l'intelligence artificielle dans la tête des chercheurs, avec la biologie, la robotique et le quantum computing. Ensuite vint ChatGPT et les LLMs (large language models). Voilà l'essentiel. Pour le reste, le livre raconte des histoires, des anecdotes, les raconte bien, d'ailleurs, et elles sont souvent pertinentes. Elles énoncent les possibilités politiques qui guettent le monde dans lequel nous vivrons et dont la Chine sera sans doute la puissance dominante. Alain Peyrefitte nous avait prévenus, dès 1971, dans son essai grand public : "Quand la Chine s'éveillera, le monde tremblera"... 

L'homo technologicus est pris dans une ménagerie d'intelligences, concluent les auteurs :"Our mental, conversational worlds will inextricably include this new and strange menagerie of intelligences". Et de laisser imaginer un monde où les drones et les robots seront partout, où le génome humain sera élastique et la vie un peu plus longue. Encore une prophétie ?

lundi 19 février 2024

Notre temps, un magazine pour passer le temps

 Notre temps, mars 2024, 132 p., mensuel, 4,4 €

De qui est-ce le temps ? Quel temps, celui qui passe, celui auquel on appartient ? Si l'on s'en tient à la une de ce magazine, à la photo qui illustre ce numéro mensuel, on ne peut douter : il s'agit du temps des trentenaires. Mais en feuilletant le magazine, le doute s'installe, et il s'agit plutôt de la seconde partie de la vie, de celle qui précède et anticipe la retraite, la maladie, la mort, les petits enfants, partie de vie jamais nommée mais horizon toujours présent de toutes les décisions, médicales ou économiques. Mais enfin, déclare une actrice interviewée, "il y a de beaux rôles pour les actrices de plus de 50 ans". D'autant que la part de la population des "50 ans et plus" s'accroît régulièrement... 

Si l'on en croit l'OJD et l'ACPM, l'audience de ce titre est de 2,4 millions de personnes, composée d'un tiers d'hommes et de deux tiers de femmes. Les abonnements représentent 81% de la population des acheteurs du titre ; des fidèles donc. Rappel : en France, une personne sur cinq a au moins 65 ans (source : INSEE, 2022) et la France compte 66 millions de personnes, donc 13 millions sont la cible de Notre temps, cible du magazine papier et/ou cible du site Internet de ce même titre. Au total d'ailleurs, ce magazine est de facto le premier des magazines, juste derrière les hebdomadaires de fin de semaine et ceux de télévision dont les audiences sont menacées par les divers outils numériques.

En gros titre, en rouge, donc, de ce numéro de mars : la retraite des femmes. Cela constituera le "cahier central" intitulé "vos droits et votre argent" : tout d'abord, le logement qui est traité en tenant compte de l'avancée en âge ("après un veuvage", etc...), des déménagements. Ensuite, vient la retraite : le passage à la retraite est souvent difficile pour les femmes, retraite dont le calcul financier est compliqué par des carrières interrompues par les enfants, par le métier du mari, qu'elles suivent, en général.

Puis, après un peu d'activités manuelles (un "tote bag brodé"), il sera question de la cuisine, de celle que l'on se mijote, centrée ce mois-ci sur le citron ,"un zeste de soleil" ; 6 pages lui sont concentrées, avec des recettes mais aussi des conseils diététiques (la santé toujours !), mais rien sur le citronnier qui pousse dans le jardin ou sur le balcon, dommage ! Ensuite, il est question du marché : l'églefin, les oranges sanguines, les radis red meat et les asperges ; puis du supermarché ("Banc -test : les crottins de chèvre", avec les prix au kg). Articles utiles, voire indispensables. Ensuite, des recettes pour les feuilletés.

L'agriculture ("le bio a pris racine", 2 pages pour un bilan qui reste modeste), et le salon des séniors. Puis une page pour l'année 1974 ("Souvenirs, souvenirs", cela s'est chanté, il y a bien des années). Le dossier santé est consacré à la musculature, il est suivi de deux pages sur les compléments alimentaires, puis d'un dossier sur la presbytie, d'un dossier sur une innovation médicale, les ultrasons pour améliorer la situation du coeur et, enfin les fleurs sauvages : c'est beau et bon pour le sol.

Ensuite, vient la culture avec le cinéma et les DVD, des romans (il y en a même un sur Spinoza, philosophe malin, si loin de son temps !). Puis viennent quatre pages, dans le cadre des "Amours historiques", sur celle qui deviendra l'héroïne du Roman de la rose, épouse de Louis IX, dit Saint Louis, à qui les français de religion juive devront de porter une rouelle d'étoffe jaune, suggestion faite au roi en 1269 par un juif converti ! Ensuite, quatre pages sur Evreux, puis cinq pages sur Sri Lanka : tourisme, ici ou là-bas.

Finalement viennent les jeux, mots croisés, mots fléchés, le bridge, etc. puis la publicité et les annonces classées (pp. 110-132) : au total, environ 38 pages de publicité dans le magazine, presque toutes utiles.

Concluons. Manifestement, dans Notre temps, il y en a pour tous les goûts, pour de nombreuses lectures actives (moi, j'aime bien les recettes) : il y en a pour un mois. Magazine multitâche sans être généraliste, il est conçu pour aider ses lectrices et lecteurs à devenir vieux. Alors qu'est-ce que c'est qu'être vieux, que devenir vieux ? Ce magazine donne des réponses à ces questions futiles mais vitales que l'on ne se pose pas, sauf parfois le soir quand on ne dort pas. Les réponses sont intelligentes, variées. Du très bon travail, assurément. "Notre temps, le plaisir d'avoir son âge", promet la régie publicitaire du titre. Peut-être !

jeudi 28 décembre 2023

Médias : qui les possède ?

MEDIAS français. Qui possède quoi ?Le Monde Diplomatique, Décembre 2023 (double page centrale)

Qui possède les médias ? En France ? Non ! Utilisés par les Français(e)es, Non et Non, les média français, seulement les médias français ! Donc aucun des fameux GAFAM (Google, Amazon, Apple, Facebook, Microsoft) n'est concerné, ni Netflix, ni Disney, ni même Uber, mais on n'en finirait pas de lister les "ni". Alors, à quoi bon cette présentation ? On ne saura rien de Twitter (reclassé X par Tesla) ou de Gmail ou de YouTube, ou encore des nouveaux produits de l'intelligence artificielle (ChatGPT, etc.). On ne saura rien non plus des géants chinois (Baidu, Alibaba, Tencent, etc.). Alors ? 

Dans le titre, au centre du tableau, est imprimé en tout petit, "français". Ah! Il ne s'agit donc que des médias français. Les lecteurs et lectrices du Monde Diplomatique auront ainsi l'illusion qu'il existe, autour d'eux et elles, des Français et Françaises qui peuvent vivre dans la douce illusion de consommer des médias français. Ce document est "devenu un classique", nous dit-on, à apprendre en classe alors, aurait-dit un de mes profs ... sait-on jamais ? 

Mais il y aurait alors un travail - des travaux - à accomplir pour répondre à la question "qui possède" les médias utilisés par les personnes qui vivent en France. Mais plus que du graphisme, utile certes, il faut surtout mettre en place des recherches en économie, en gestion, en sociologie peut-être aussi. Et d'abord, peut-être, qu'est-ce qu'un média en 2024 ? Qui doit répondre à cette question ? La recherche universitaire en économie et gestion, d'abord ? Peu probablement les écoles de journalisme trop dépendantes des médias...


dimanche 10 décembre 2023

Foucault : on présente ses restes philosophiques !

Michel Foucault, Le discours philosophique, Edition établie, sous la responsabilité de François Ewald, par Oracio Irrera et Daniele Lorenzini, Hautes Etudes / HESS, Gallimard, Seuil, 310 p.,  Index des notion, Index des noms

"Depuis quelque temps déjà - est-ce depuis Nietzsche, plus récemment encore ? - , la philosophie a reçu en partage une tâche qui ne lui était point jusqu'ici familière : celle de diagnostiquer. Reconnaître, à quelques marques sensibles, ce qui se passe. Détecter l'événement qui fait rage dans les rumeurs que nous n'entendons plus, tant nous y sommes habitués. Dire ce qui se donne à voir dans ce qu'on voit tous les jours. Mettre en lumière, soudain, cette heure grise où nous sommes. Prophétiser l'instant."

Voici le début de ce texte inédit de Michel Foucault, retrouvé dans ses archives déposées à la BNF. Le texte aurait été écrit en 1966, l'auteur avait alors quarante ans. 1966 est l'année où il publia Les Mots et les choses, qui sans doute précède ce texte, c'est aussi l'année où il participa avec Gilles Deleuze à l'édition en français des oeuvres complètes de Nietzsche chez Gallimard. On notera d'ailleurs les références nombreuses à Nietzsche dans le texte de Foucault (seul Descartes est cité plus souvent). Mais, prudence, car Michel Foucault n'a jamais publié ce texte pourtant presque terminé (il ne s'y trouve que peu de modifications, d'hésitations...). Pourquoi ? On ne le saura pas.

Quel est le rôle "actuel", tel que l'on pouvait le percevoir en 1966, de la philosophie ? Notons que l'ouvrage comporte deux types de notes, celles de l'auteur, bien sûr, mais aussi celles de nature historique, qui sont celles, modernes, de ses éditeurs (2023). Le discours philosophique doit être distingué du discours scientifique, note d'emblée Michel Foucault, et c'est cette irréductibilité du discours philosophique aux discours scientifiques qui l'oblige à parler du sujet. Cela étant admis ("A la différence des énoncés scientifiques, ceux de la philosophie ne sont donc pas séparables du maintenant de leur formulation"), il reste à démontrer la spécificité du discours philosophique, et sa différence avec le discours littéraire mais aussi avec le discours quotidien (le "bavardage" heideggerien ?). 

"Le rôle de la philosophie est de chasser du discours quotidien tout ce qu'il peut avoir de naïf, d'ignorant de ses propres conditions, par conséquent d'illusoire et d'inconscient". Le philosophe tient donc un discours "savant" mais pas un discours de savant, et l'épistémologie aurait sans doute beaucoup à redire à cette distinction. Le discours philosophique rompt avec le discours du quotidien, par conséquent avec le discours des médias. "Cette discipline de l'archive-discours, qui traite de l'archive comme forme des lois de l'inscription, de la conservation, de la circulation des discours, et qui traite des discours comme positions réciproques des énoncés dans l'espace de l'archive - cette discipline, on peut l'appeler archéologie".

Qu'est-ce qui fait que l'archive devient "discursivité" ? Michel Foucault en arrive à sa conclusion - provisoire  ? - qui déclare que "la discursivité, c'est la propriété de pouvoir être transformé en discours" (p. 249). Le livre s'arrête là, et les lecteurs n'en sauront pas d'avantage.

Les questions qu'aborde Michel Foucault ont aujourd'hui plus de soixante ans et il ne les a pas publiées : que comptait-il en faire ? Qu'en est-il aujourd'hui de cette archive-discours ? Son ampleur, son volume, sa variété se sont accrus, se sont même incroyablement multipliés. Internet lui donne chaque jour une dimension nouvelle : les moyens de la stocker (ChatGPT, Google Gemini, etc.) et d'y accéder évoluent considérablement. Alors, que reste-t-il, maintenant, des intuitions de Foucault ? Qu'en restera-t-il demain ? Je n'ai pas trouvé de réponse venant des philosophes en place qui ont peu commenté ce texte...


vendredi 24 novembre 2023

Les inégalités dans le monde, occidental surtout

 Le Monde et La Vie, L'Atlas des inégalités. 6000 ans d'histoires. 150 cartes & infographies, 184 p.

Voici un bilan social et économique de l'évolution des inégalités dans le monde. Vaste projet ! Le bilan est dressé moyennant force tableaux statistiques, cartes géographiques et histogrammes. L'essentiel est consacré au monde occidental, mais quelques pages sont consacrées au Japon ou à l'inde. D'une manière générale, le bilan dit peu de choses sur les responsabilités des religions dans la création et la perpétuation des inégalités : La Vie, hebdomadaire autrefois "catholique" illustré, est co-éditeur alors...

Le magazine se compose de cinq parties. Tout d'abord, de quoi parle-t-on ? Alors cela commence par des mots : guerre, violence, responsabilité, appropriation (donc la propriété ?), mais aussi écosystème ("personne ne tient debout tout seul"), l'exil, le colonialisme, le climat, l'âge et l'on pourrait en ajouter, des mots empruntés au vocabulaire juridique, notamment. Mais les juristes sont presque absents de la discussion...

Ensuite vient, ou devrait venir, l'histoire. Mais l'on n'y apprend peu de choses. Toutefois Anne Doustaly, normalienne, confronte l'Europe et le Japon féodal et souligne qu'est encore peu étudiée la situation des femmes. Jean-Louis Margolin, normalien également, est l'auteur d'un article sur le racisme et Pierre-Noël Giraud, économiste et polytechnicien met l'accent sur les "inégalités d'accès" (à la santé, à l'éducation, à la vie politique, etc.). L'utopie de l'égalité traite de l'uniforme scolaire et du service militaire (facteur de mixité ?). 

Le chapitre 4 traite des inégalités en France. Il commence par un entretien avec le démographe Hervé Le Bras qui, après avoir dressé un bilan réaliste des inégalités, conclut que la France reste un pays traditionnel où les changements sont lents. Les métiers invisibles (assistantes maternelles, livreurs, éboueurs, caissières, etc.) font l'objet d'un article, hélas trop court. Analysant les inégalités scolaires, Marie Duru-Bellat (ex. IREDU) rappelle des sujets qui peuvent fâcher : les élèves de 15 ans ont un niveau réel de connaissances souvent médiocre, car le diplôme ne dit pas tout et "l'école parallèle" est souvent inefficace pour les enfants dont les parents ne savent pas, ou ne peuvent pas, transmettre à leurs enfants ce qu'il leur faudrait savoir pour réussir à l'école. Les déserts médicaux croissent partout en France : les médecins généralistes se font rares, ils fuient les régions, les quartiers pauvres. Alors, que faire ? Intervenir pour modifier le marché médical, améliorer les rémunérations des médecins ?

La dernière partie est plus générale. Thomas Piketty souligne l'aggravation mondiale des inégalités patrimoniales, des inégalités liées au genre et des inégalités environnementales (les émissions de carbone). On notera la performance de l'Europe, encore insuffisante certes mais meilleure que celle du reste du monde (y compris des pays dont les chefs d'Etat, Chine ou Russie incluses, donnent des leçons !). Quant à la liberté de se déplacer, elle est certes favorable aux habitants des pays riches où le droit existe mais aussi, et surtout, elle est favorable aux riches et puissants des pays pauvres où ce droit n'existe pas. 

Et c'est toujours la même histoire que racontent, sur tous les tons et dans toutes les formes scientifiques, les auteurs de ce hors-série. Tout est décidément trop court mais devrait ouvrir, pour les lectrices et lecteurs, l'appétit de savoir mieux ce que chacun d'entre nous peut faire pour réduire ces inégalités. Et il y aurait tellement d'inégalités à distinguer, à dénoncer...


dimanche 12 novembre 2023

Noël magique et complet avec Modes & Travaux

Modes & Travaux, Noël magique, mensuel, 3.5 €, 124 p.

Rappelons tout d'abord qu'il y a toujours eu un "Cahier couture" dans Modes & Travaux. Ce patron, qui vise les tailles de 36 à 48, est inclus dans le numéro avec des conseils pour la coupe du tissu, les essayages et l'assemblage ("patron de la robe de fête"). Ce numéro de ce magazine féminin doit aider" ses lectrices à "préparer des fêtes de Noël inoubliables" : comment ? 

Il y a d'abord les cadeaux "créatifs"(37 idées cadeaux à offrir !), de 12 à 200 €, "pour les petits...  et les grands enfants". Ensuite vient la mode : 'Réveillon, on sort le grand jeu !". Le dossier mode propose tout un arsenal pour les fêtes de fin d'année : des robes et des tops, des bottines et des escarpins, des gilets et des jupes, des chemises accompagnées de toutes sortes de bijoux, bracelets, sacs, bagues et colliers. Et puis, il y aussi des patrons pour les lectrices couturières "expertes".

Le magazine propose également 3 pages sur les parfums à offrir, ou à s'offrir, pour les fêtes : une vingtaine de  marques dont la journaliste "décrypte" les "grandes nouveautés pour nous aider à faire notre choix" (pp.41-43). Ces 3 pages sont suivies de 2 pages sur les mascaras.

"15 idées pour mettre la maison à l'heure de Noël" : décorer la table, le sapin, les escaliers, les fenêtres, les paquets cadeaux. Décorer le lieu de vie avec du papier, un calendrier de l'Avent, les étoiles, les lampions, les sapins. 

Le magazine montre aussi comment décorer un chalet à Mégève. Il s'agit de faire rêver, bien sûr, car très rares sont les lectrices qui disposent d'un chalet à Mégève !

Le menu de réveillon est appétissant, et facile à réaliser, de la bûche framboise chocolat blanc à la couronne poire-chocolat, du jambon de Noël aux épices au rôti de dinde farci aux fruits secs, des poires au foie gras et au pain d'épices jusqu'aux sablés apéritif aux pommes ; le menu est complet en 6 pages, bien illustré, auxquelles s'ajoutent de petites gourmandises et surtout de délicates mignardises : sablés, truffes en chocolat, financiers, macarons, tuiles aux amandes et, pour finir, "un gâteau féerique" avec chocolat, ganache...

Et la publicité ? Ah ! Il y en a, et même, d'une certaine manière, on peut dire qu'il n'y a que cela : de la 4 de couv pour L'Oréal aux jouets Lego offerts par Leclerc ou à la publicité pour la radio Nostalgie ou au nouveau magazine marmiton. et, bien sûr, il y a les auto-promo de Modes & Travaux : " Mon Cahier créatif" pour les enfants (les lectrices sont des parents et des grands-parents), les fiches abonnement avec la montre cadeau, le hors-série "Mon dressing d'hiver" avec 10 patrons exclusifs. D'une manière générale, pour tous les produits mentionnés, le magazine indique le prix et le moyen de l'acheter (avec en fin de magazine, les "adresses internet du numéro". Dans nos sociétés, tout est à acheter, alors ce magazine est franc.

Et puis, pour finir ou pour commencer, il y a aussi les 30 étiquettes cadeau et les "100 étoiles pour illuminer vos fêtes !" 

Voici un magazine qui se veut utile à ses lectrices, sur tous les plans.

dimanche 5 novembre 2023

L'Express a eu soixante dix ans

L'Express. Le numéro de nos 70 ans. 1953-2023, 220 p., novembre 2023, 12,9 €

Cela commence par deux pages consacrées à Cartier (une montre) suivies par par deux pages pour Dior (parfum), suivies par deux pages de Kering (diverses marques), suivies par deux pages de Bucellati (des bagues), suivies par deux pages de Jaguar (automobile), suivies par deux pages de Glenfiddich (whisky), suivies par une page de DS (automobile)... Et alors, enfin, vient un sommaire - d'une page... Et l'on pourrait poursuivre l'inventaire publicitaire sur plus d'une centaine de pages... C'est le prix à payer pour lire le magazine, en plus des 12,9 € du prix facial...

Deux belles pages (pp. 164-165) montrent et résument l'histoire de la géographie du titre (l'emplacement des bureaux), l'évolution de la direction de la rédaction (seulement 3 femmes sur 14), mais des unes avec des seins nus (de femmes), l'évolution du logo. On aurait pu faire mieux et entrer dans les détails, analyser les déplacements géographiques dans Paris, la démographie des directions... Mais L'Express n'est pas sociologue.

Donc, c'était il y a 70 ans, le journal de JJSS paraît alors comme supplément des Echos du samedi (Les Echos est la propriété du père et de l'oncle de Jean-Jacques Schreiber). L'Express défend d'emblée la politique de Pierre Mendès-France qui devient président du Conseil (18 juin 1954) ; il met fin à la guerre d'Indochine (le Viet Nam), donne son autonomie à la Tunisie. Dans l'hebdomadaire écrivent François Mauriac (prix Nobel), Albert Camus, Jean-Paul Sartre et d'autres... Le magazine envoie Françoise Sagan (Bonjour Tristesse) à Cuba (1960). Jean Daniel (Bensaïd) est recruté, il quittera L'Express pour créer France-Observateur (qui deviendra Le Nouvel Observateur). L'Express dénonce la torture, demande à l'IFOP un sondage sur les jeunes de 18 à 30 ans qui lui permet d'annoncer "la nouvelle vague". En 1956, Françoise Giroud dénonce la législation anti-avortement. L'Express est censuré, de nombreuses fois. Brigitte Bardot est victime d'une demande de rançon de l'OAS, qui pose des bombes aux domiciles (Françoise Giroud, Jean Daniel, etc.). En 1954, Madame Express voit le jour avec Christiane Collange (la soeur de JJSS !). 

Voilà, c'est le début de l'histoire. L'histoire, les petites histoires qui suivent sont celles de la France. C'est un beau numéro que l'on aura plaisir à feuilleter, à lire aussi pour retrouver toutes ces années passées, ces célébrités politiques dont on ne sait plus rien aujourd'hui, et ces pages de publicité que déjà on oublie.

samedi 8 juillet 2023

Le Tour de France : deux étapes dans l'AIN

Spécial Tour de France 2023, La Voix de l'Ain,  24 p.

Le Tour fera cette année deux arrêts dans le département de l'Ain, ce qui fait le bonheur de l'hebdomadaire départemental La Voix de l'Ain. La première étape, le vendredi 14 juillet, ira de Châtillon-sur Chalaronne au Grand Colombier (138 km), "une étape 100% andinoise" et la seconde, le 20 juillet, de Moûtiers à Bourg-en-Bresse (185 km). Le 110ème Tour de France se jouera-t-il sur les terres d' Ain ? Des journalistes et des sportifs donnent leur avis, prudent !

Le magazine est riche en publicités ; dès la une, deux messages pour les bicyclettes "100% made in Ain". Et l'on retrouve à nouveau des "experts du vélo", en page 2, à Ambérieu- en-Bugey. En 4 de couverture, diverses destinations vantent le département : "Cet été, faites étape chez nous !" la publicité propose de visiter des villages, de rencontrer les divers producteurs, de découvrir les vieux quartiers de Bourg-en-Bresse. Il y a aussi une invitation de france tv (2 et 3) à suivre le Tour en direct (les autres étapes !) .

Le magazine donne des cartes avec les horaires de passage, ceux de la caravane publicitaire et ceux du Tour (avec 3 vitesses). Utile, le magazine donne à ses lecteurs / lectrices l'emplacement des parkings, des fêtes et réjouissances locales aussi.

Des figures historiques du Tour : le presque centenaire Antonin Roland, qui a porté le maillot jaune à plusieurs reprises. et puis il y a aussi Roger Pingeon, vainqueur en 1967, second en 1969 (entre Eddy Merckx et Raymond Poulidor), et puis vainqueur du tour d'Espagne, la Vuelta. Mais, il y a aussi l'association "Donnons des "elles" au vélo !" qui milite pour la promotion du vélo féminin : elles arriveront un peu plus tard mais nous savons bien qu'elles finiront par arriver.

 Bon, c'est le Tour de France, alors on ne parlera donc pas de Paul Nizan, professeur de philosophie à Bourg-en-Bresse, qui tenta sa chance, en vain, aux élections législatives dans ce département en 1931.


lundi 3 juillet 2023

La Voix de l'Ain en vacances d'été

 Destination 01, Eté 2023, Evadez-vous !, supplément à La Voix de l'Ain, 84 p.

Ce magazine se termine par "L'agenda des sorties 2023" qui répertorie les festivals, les visites, les concerts, les randonnées dans le département. Et il commence par une carte touristique où l'on peut situer, d'Est en Ouest : la Bresse, les Dombes, le Bugey et le Pays de Gex.

Cela se poursuit avec le "Terroir et bonnes tables" ; la gastronomie est une spécialité de l'Ain et les produits locaux le démontrent. La carpe des Dombes, la galette de Pérouges, la tarte bressane, la quenelle sauce Nantua, les crêpes parmentières ou les grenouilles à la persillade sont des spécialités régionales au même titre que les fromages, Morbier ou Bleu de Gex. Et n'oublions pas la volaille de Bresse ! On nous emmène aussi à la découverte du Pouilly-Fuissé, Bourgogne réputé.

Et le magazine poursuit ainsi évoquant le patrimoine de la région, patrimoine fait de nature et de culture. L'histoire est partout, avec le "Musée de la grande vapeur" à Oyonnax (sur l'électricité) ou la Maison d'Izieu dont les enfants et animateurs, raflés par les nazis, finirent leurs jours à Auschwitz en 1944. La Dombes et ses étangs, les gorges de l'Ain et de nombreux lieux qui invitent à la randonnée à pied, à cheval ou à vélo. Bourg-en-Bresse accueille cette année la 18ème étape du Tour de France, et puis nous revoilà dans les Dombes, le Parc des oiseaux, Trévoux et l'on s'embarque en montgolfière... On atterrit dans les Soieries Bonnet et l'usine-pensionnat de jeunes filles, fondés en 1835. Et nous revoilà dans le Bugey, terre de vins, la cuivrerie de Cerdon, le Festival d'Ambronay (musique classique), à deux pas de la Suisse.

Vendre un pays, une région, son été, ses vacances, sa cuisine, ses vins, ses restaurants tel est l'objet de ce magazine régional. Destination 01 vend bien le département. C'est un guide touristique, pour les vacances. Tout y est publicité et rien ne l'est. Tout y échappe aux classifications habituelles. Sa durée de vie est d'un trimestre au moins, et son nombre de reprises en main (non calculé ici) est sans doute très élevé. Comment est-il distribué ? On pense aux touristes de passage, entre autres. Il peut être distribué partout, par chaque commerçant, par chaque administration. Superbe travail, méticuleux, précis, et utile aux commerçants comme aux touristes.

dimanche 2 juillet 2023

O mathématiques sévères !

 Nathalie Chouchan, Les mathématiques. Textes choisis et présentés par Nathalie Chouchan, GF, 2018, 249 p., Bibliogr.

Bien sûr, on les a oubliées, un peu, ces "savantes leçons" qu'évoque Lautréamont. Alors ce livre nous les raconte à nouveau, plus sérieusement, en partant de ce qu'en disaient les "philosophes" d'époques anciennes : Descartes, Leibniz, Platon, D'Alembert, Pascal, Husserl...

Nathalie Chouchan, normalienne et professeur de philosophie en classe préparatoire, propose un bilan de l'histoire des mathématiques, enfin, d'"une" histoire. Les textes qu'elle a choisis donnent à voir cette histoire, et  l'illustrent. Pour cela elle a réparti le choix des textes en six parties : l'objet des mathématiques, le raisonnement mathématique, les principes et fondements, un problème mathématique (infinité et continuité), mathématiques et physique et s'achève avec "les limites de la science mathématique" et un texte de Wittgenstein.
A cela s'ajoute un vade-mecum qui décrit les principaux concepts et, enfin, une bibliographie. 

On aurait pu choisir d'autres textes, pour une autre histoire, bien sûr. Mais Nathalie Chouchan est professeur et elle enseigne. C'est son premier métier et, ici, elle le fait bien. 
On peut regretter des absences, bien sûr : Jean-Toussaint Desanti et Les idéalités mathématiques, par exemple ou encore Benoît Mandelbrot ou Alexandre Grothendieck. Mais le livre est bien conduit et les élèves de notre professeur s'y retrouveront, et les autres élèves aussi. A chacun, chacune d'ajouter une référence à celles qui sont données dans ce livre d'apparente vulgarisation. Apparente seulement ! Qui appelle un enrichissement continu...


dimanche 18 juin 2023

La publicité passe au numérique : et l'IREP promet le passage

 IREP, Le marché publicitaire français en 2022, avril 2023, 122 p.

Que nous le voulions ou non, le marché publicitaire mondial, et français aussi, passe au numérique. Et si le marché publicitaire français se porte à peu près bien, c'est essentiellement le fait du numérique tandis que les anciens médias voient leurs revenus provenant de la publicité décliner. Telle est la conclusion évidente des travaux de l'IREP. 

Le document annuel qui décrit l'évolution des recettes publicitaires Nettes en France est d'excellente qualité : on y trouvera toutes les données générales que l'on souhaite, et aussi bien sûr,  celles que l'on ne souhaiterait pas. Bravo à l'IREP et à sa direction, Christine Robert, pour cette synthèse expérimentée et prudente. 

Bien sûr, on peut lire ce volume de données publicitaires de différentes manières, et chacun, chaque média y trouvera des sources de satisfaction et même d'espoir voire aussi de désespérance : c'est ça la statistique ! Par exemple, pour l'année 2022, le total presse est de 1 816 millions (€) tandis que le total internet (search, social, display, etc.) atteint  8 493 millions. Et encore, le total presse inclut aussi 348 millions pour le digital que l'on pourrait aussi mettre dans le total internet. 

Le total marché étant de 16 736 millions (je commente le tableau 1, page 9), Internet dépasse donc désormais la moitié des investissements publicitaires en France. Notons que le poids total des investissements dans une dizaine de titres de presse quotidienne nationale n'atteint que 143 millions en 2022 pour combien de titres, deux ou trois ? Et une démonstration semblable peut être conduite pour la presse magazine ou pour la presse hebdomadaire régionale.

La situation allemande n'est pas différente : internet représente dans la première économie européenne 54,3% des investissements publicitaires. Et aux Etats-Unis ? Presse : 2,5%, internet : 69,7 %. La bataille publicitaire est jouée et gagnée pour quelque temps par Internet. Oui, mais quoi dans Internet ? C'est peut-être là qu'il faut investir, maintenant, et produire de nouveaux outils d'observation du marché, outils que le marché attend, et redoute aussi. Mais qu'est-ce que le marché sinon le produit de ce travail d'observation ?


dimanche 28 mai 2023

La situation économico-politique de la France en 2022

 Le Monde, hors-série : 40 cartes pour comprendre comment va la France, 11,9 €, bibliographie, 116 p.

Après un topo d'un spécialiste des sondages, ce hors-série commence par l'état des lieux qui s'ouvre par une manifestation des soignants dans la rue. Que peut-on en retenir ? 
Pour la répartition de la population sur le territoire, on voit un axe Metz-Limoges qui perd de la population tandis que la côte atlantique et la côte méditerranéenne, ainsi que la région lyonnaise en gagnent : "cap au Sud et à l'Ouest".
Il y a en France plus de 10% d'étrangers (en 2021) mais, qu'est-ce qu"un immigré ? Un enfant d'immigré, est-un immigré ? Quelqu'un qui est né ailleurs ? Quelqu'un qui ne parle pas (encore) couramment le français ?

La retraite ? Sujet de débats ? Les Français sont-ils pour ou contre ? Les syndicats sont contre, mais quel pourcentage de la population représentent les syndicats ? On dit qu'il y aurait environ 10% de syndiqués parmi les français qui travaillent.

Les Français sont âgés : 1 sur 10 a plus de 75 ans. Mais la desserte médicale du territoire est de plus en plus inégale et "l'hôpital est à bout de souffle" (p. 22). Une population qui vieillit demande plus en plus de soins. Il manque donc à la France beaucoup de médecins : les postes vacants de médecins sont inquiétants (oncologie, anesthésie-réanimation, médecine d'urgence, chirurgie).

Et le diagnostic se poursuit qui n'est pas très réjouissant : l'hôpital manque de personnel, 7,6% de la population vivrait sous le seuil de pauvreté (c'est mieux qu'il y a 50 ans, mais la moitié des "pauvres" a moins de 30 ans), la situation scolaire ne paraît pas très encourageante non plus (trop d'élèves dans les classes) et le diagnostic est bien simplifié.

Alors, "la France est un pays qui va bien dont les habitants se sentent mal", note le démographe Hervé Le Bras qui montre clairement les difficultés de l'analyse (pp. 64-65).
Le hors série s'achève par des considérations sur les régions et se termine par des conclusions politiques. Elles sont peu fiables, bien sûr. C'est l'affaire des "sciences politiques" : plus de politique que de sciences ! L'élection, cela ne marche pas : 53,77% d'abstentions au second tour des élections présidentielles parmi les inscrits. Et les non inscrits (p. 108) ? Et les "étrangers" habitant en France ? Les successeurs d'Alain Lancelot et Pierre Bourdieu ont du travail...



dimanche 14 mai 2023

Le sous-marin Suffren et la marine militaire dans les conflits mondiaux

 Marines et Forces Navales, bimestriel, Editions Ouest-France, 9,5 €. Abonnement en France métropolitaine : 6 numéros, 49 €

Bimestriel consacré aux forces navales, à l'armée de mer, c'est un magazine pour tous ceux et celles que passionne l'histoire et le présent, voire le futur de la marine militaire. Publié par les Editions Ouest-France, ce magazine ne comporte de publicité que celle qui concerne des annonceurs du groupe, des livres portant principalement sur la pêche en mer et la pêche en eau douce. En 4 de couv, une publicité pour un ouvrage de référence, Flottes de combat, bible des états-majors, des industriels et des journalistes spécialisés. On notera à la une, dans le titre, le pompon rouge du point sur le i.

Le magazine propose cinq grands articles d'une dizaine de pages chacun, illustrés par de nombreuses photographies. Le magazine se termine par un article historique sur le rôle des porte-avions durant la guerre de Corée (1950-1953). Auparavant, on trouve un article très riche (13 pages) décrivant les ponts d'envol des porte-avions de l'US Navy, l'article est illustré, mettant en évidence, entre autres, la "gestique" du personnel de bord lors de l'appontage ou du décollages des avions.
Le magazine commence par une revue des lancements et retraits de service des navires, classés par continent et par nationalité.
Ensuite, vient un article majeur portant sur le sous-marin nucléaire d'attaque (SNA) français, le Suffren (11 pages) qui vient d'être lancé (les essais en mer ont commencé fin avril 2020). On le voit sous tous les angles : 99 m de long, 5300 tonnes, embarquant 63 marins, la technologie de ce navire basé à Toulon est complexe, il fera aussi usage de drones sous-marins, mobilisera des plongeurs et nageurs de combat...

Mais l'article central, le "dossier spécial" est consacré à une guerre réelle, actuelle, celle opposant l'Ukraine et la Russie : guerre longue ou guerre brève ? Allez savoir ! L'intervention de la Chine et de son président dans d'éventuelles négociations à venir est évoquée tandis que sont analysées les forces en présence, actuellement. L'article est sans aucune conclusion claire, évidemment.

Un article traite de l'histoire, très contemporaine, des destroyers américains Arleigh Burke dont plus 75 unités ont déjà été mises à l'eau, les premières datant de 1989. L'article décrit l'évolution de ces navires ; sera-t-elle poursuivie ou remplacée par des navires plus performants capables d'accueillir des armements plus modernes ? Question de budget ?

Magazine de qualité graphique indiscutable, à la documentation précise ; on peut comprendre son usage régulier par les gens de la marine, professionnels, anciens ou actuels, passionnés, historiens. Ce qui manque ? La dimension économique : combien coûte chacun de ces navires, et d'ailleurs combien coûte une guerre, et qui la paie. 

lundi 1 mai 2023

Cinéma : La Conférence de Wannsee sur l'extermination des Juifs européens

 La conférence (Die Wannsee Konferenz), film de Matti Geschonnec, Allemagne, Avril 2022, 1H46 mn

C'était à Berlin, le 20 janvier 1942. L'objet de cette réunion de quinze personnes, toutes des responsable nazis, convoquées par Reinhard Heydrich, SS-Obergruppenführer, chef de la police allemande, était de définir les modalités de l'extermination des Juifs européens, dite "solution finale". Il s'agissait de concevoir et organiser le déplacement des populations juives dans des lieux situés à l'Est de l'Europe où elles seront assassinées. Et l'on entend aussi parler de Auschwitz et des merveilles du gaz, le Zyklon B, qui servira efficacement pour le  massacre des Juifs. 

Le film est simple : on assiste à la réunion qui commence et se termine par l'arrivée et le départ, en Mercedes décapotable, de Reinhard Heydrich. Les invités doivent participer à une discussion accompagnée d'un petit déjeuner ("zu einer Besprechung mit anschließendem Frühstück"). Les participants, des fonctionnaires, des membres de la Waffen SS, sont d'accord sur l'essentiel, il s'agit simplement de l'extermination des Juifs d'Europe. La discussion, polie, ne porte que sur des points techniques de la mise en oeuvre de ce qui sera l'assassinat de six millions de personnes. Tout le monde présent approuve la décision, qui sera mise en oeuvre. 

Le film est en quelque sorte réaliste : la discussion concerne un business plan come un autre, en quelque sorte. Le décor est celui d'une villa de Wannsee, dans la banlieue riche de Berlin. Adolf Eichmann est très limpide, technicien, secondé par sa secrétaire, Ingeburg Werlemann, membre du parti, qui prend note (et ne sera jamais poursuivie). Ainsi s'est déroulée la discussion décisive sur la "solution finale" de la question juive en Europe ("Besprechung zur Endlösung des Judenfrage"). Discussion calme et professionnelle.

Très bon film. Clair. Et effrayant.


lundi 24 avril 2023

Quelques mois de lutte des classes. Le livre et le film de la vie d'un intellectuel "établi"

Robert Linhart, L'établi, 1978, Les Editions de Minuit, 176 p. 

L'établi, film de Mathias Gokalp, avril 2023. Durée : 1 heure 57 mn.

 L'histoire est celle, vraie, d'un étudiant qui "s'établit" ; dans le jargon des étudiants de l'année 1968, "s'établir" signifiait prendre un emploi d'ouvrier en usine, pour y préparer les luttes sociales et pouvoir envisager la Révolution. Le film reprend l'essentiel d'une année de la vie de Robert Linhart, étudiant en philosophie qui a travaillé presque un an dans les usines Citröen, à Paris, d'août 1968 à juillet 1969. Travail à la chaîne, travail fatigant, déclassant. Les ouvriers - et ouvrières - la plupart immigré-e-s, y effectuent un travail épuisant. Travail de montage des 2 CV ("deux chevaux"), travail "d'homme-chaîne". 

Avec des acteurs habiles, comme Swann Arlaud, Mélanie Thierry, Denis Podalydès, et d'autres visages plus courants représentant des travailleurs immigrés, sympathiques, le film donne parfois des images proches des gens que l'on croise dans le métro, que l'on côtoie dans le bus, le matin de bonne heure ou en fin d'après-midi. Parmi ces travailleurs d'une usine de la vie parisienne, Porte de Choisy, Robert rencontre divers personnes qui font le "nous" : "parlant toutes langues, et venant de tous les pays, brassés, éparpillés, séparés, retrouvés, toujours autres et toujours proches" (p. 140). Reste, au bout d'une journée de travail, que cela construit le concept marxiste classique de plus-value. "Quand j'avais compté mes cent cinquante 2 CV et que ma journée d'homme-chaîne terminée, je rentrais m'affaler chez moi comme une masse, je n'avais plus la force de penser grand chose, mais au moins je donnais un contenu précis au concept de plus-value" (p. 140).

 Le livre et le film donnent à percevoir l'ambiance, tant sur le lieu de travail qu'au bistrot, le Café des Sports qui est devenu le coeur stratégique de leur bataille : le héros participe au déclenchement d'une grève, qui bientôt s'essoufflera. L'étudiant en philosophie, normalien, donc étudiant plutôt privilégié et bien payé, qui a pourtant lu Marx et Engels, ces prophètes qui racontaient et analysaient la lutte des classes de leur époque. Engels surtout, fils et héritier de grand patron, qui vivait la vie de cadre dans une usine anglaise et subventionnait régulièrement Marx. Mais de la lecture des livres à la vie en usine, il y a loin. A l'usine, on se bat ou pas, et aussi on peut se fait mettre à la porte. Ce qui arrive finalement à Robert.

Pourtant Robert Linhart en avait lu du Marx, des "Thèses sur Feuerbach" au Capital et aux livres de "théories sur la plus-value". Pourtant il avait entendu en rigoler (Althusser, "Althus / ser-à -rien", se moquait-on à l'époque !). Mais lui, il y croyait. Ce livre et le film qu'il inspire décrit le passage à l'acte. Le retour du réel par-delà les notions que colportent et reproduisent chaque jour, à chaque moment, les classements, les classes sociales, les classes d'âge : c'est à dire, les journaux, les bavardages du bistrot, des magasins, etc. L'auteur se met à penser, lui même, au-delà des outils standards que mettent en place l'ordre social, les on-dit, l'école, l'université, la télé. Il n'est plus si sûr de la leçon qu'il a apprise ainsi sur le tas - mais nous n'en saurons rien, il n'avoue presque rien - et que cette leçon ait quelque chose à voir avec les élucubrations conceptuelles des enseignants d'une Ecole normale supérieure. Ah ! on est loin des astuces de Pour Marx (et l'on ne mentionera pas Lacan !) ! Et la conclusion du livre tombe, fracassante, pour l'intellectuel "établi", le philosophe du monde social : "Je pense : Kamel aussi, c'est la classe ouvrière". La distinction, donc ! "Gouffre de deux langues, de deux univers. J'essayais d'imaginer dans quel monde vivait Ali, comment il percevait les choses, et une impression d'infini me saisissait. Il aurait fallu parler des années, des dizaines d'années... " (p. 150).

Mais que peuvent faire les intellectuels dans cette bataille ? Ils sont nécessairement de l'autre côté, mais lisons un peu longuement L'établi : "Trois heures et demie. Qu'est-ce c'est que ça, encore ? L'atelier est envahi. Blouses blanches, blouses bleues, combinaisons de régleurs, complets-veston-cravate... Ils marchent d'un pas décidé, sur un front de cinq mètres, parlent fort, écartent de leur passage tout ce qui gêne. Pas de doute, ils sont chez eux, c'est à eux tout ça, ils sont les maîtres.Visite surprise de landlords, de propriétaires, tout ce que vous voudrez (bien sûr, légalement, c'est des salariés comme tout le monde. Mais regardez les : le gratin des salariés, c'est déjà le patronat, et ça vous écrase du regard au passage comme si vous étiez un insecte). Elégants, les complets, avec fines rayures, plis partout où il faut, impeccables, repassés (qu'est ce qu'on peut se sentir clodo, tout à coup, dans sa vareuse tachée, trouée, trempée de sueur et d'huile, à trimballer des tôles crues), juste la cravate un peu desserrée parfois, pour la chaleur), et un échantillon complet de gueules de cadres, les visages studieux à lunettes des jeunes ingénieurs frais émoulus de la grande école, et ceux qui essayent de se faire la tête énergique du cadre qui en veut, celui qui fume des Marlboro, s'asperge d'un after-shave exotique et qui sait prendre une décision en deux secondes (doit faire du voilier, celui-là), et les traits serviles de celui qui trottine juste derrière Monsieur le Directeur le plus important du lot, l'arriviste à attaché-case, bien décidé à ne jamais quitter son supérieur de plus de cinquante centimètres, et des cheveux bien peignés, des raies régulières, de coiffures à la mode, de la brillantine au kilo, des joues rasées de près dans des salles de bain confortables, des blouses repassées, sans une tache, des bedaines de bureaucrates, des blocs-notes, des serviettes, des dossiers..." (pp. 168-169). Mais la "Rationalisation" (la majuscule est de l'auteur) qu'importent et imposent ces acteurs du vrai monde social, a le temps ! Et les ouvriers pensent de travers : Ali déclarera à Robert :"Mais tu peux pas être juif. Toi, tu es bien. Juif ça veut dire quand c'est pas bien."  (p. 150). Que faire ?

Et le voilà, à la fin du film, lui le fils d'immigrés polonais qui donne un cours sur Hegel, sans doute sur la Phénoménologie de l'esprit (que venait de traduire en français le directeur de son école) à des étudiants de Vincenne, jeunes petits bourgeois quelque peu subjugués par l'étrangeté du sujet (et il y a de quoi !). Lui est en costume, le même peut-être que celui que porte le directeur, chez Citroën. Citroën dirigée par des anciens élèves de grandes écoles, peut-être des polytechniciens. Le film et le livre racontent la même histoire, l'un en 1978, l'autre en 2023. Quarante cinq années les séparent, cinquante cinq années de l'événement raconté pour le film. Qu'est-ce qui a changé ? Citroën ne fabrique plus de 2 CV. Les usines parisiennes ont fait place à un parc André Citroën. Et à part cela ? 

Le livre de Robert Linhart est remarquable. honnête. Très bien écrit. Le film est clair, bien conduit, il rend certains des personnages sympathiques ; pour que l'on comprenne, on nous donne à voir l'appartement de Robert, son enfant, sa femme. Car dans le film on voit des femmes aussi. Et on voit Robert aussi redevenu enseignant, et racontant Hegel. 


dimanche 26 mars 2023

Bourdieu, les champs mis en ordre de marche

Pierre Bourdieu, Microcosmes. Théorie des champs, Paris, Editions Raisons d'Agir, 694 p., Bibliogr., Index des notions, Index des noms propres. Précédé d'une longue "note des éditeurs" sur les "Etudes des champs" (p. 7-23).

Faut-il encore lire Bourdieu ? 

En 1964, Les Héritiers (Editions de Minuit, Paris) livre qui, décrivant les heurs et malheurs des étudiant(e)s, avait l'air d'une révolution dans la pensée nous avait déjà paru évident : nous étions dans le coup ! Depuis les grands lycées du Quartier latin, les affirmations du livre sur la "cécité aux inégalités sociales [qui] condamne et autorise à expliquer toutes les inégalités, particulièrement en matière de réussite scolaire, comme inégalités naturelles, inégalités de dons" (o.c, p. 103) nous étaient évidentes mais bien simplificatrices. Car tout cela, vu de l'intérieur, apparaissait diablement plus compliqué et, en appeler, pour finir, à une "pédagogie réellement rationnelle" (id. p. 115) nous paraissait comme une troisième partie de dissert, une conclusion obligée mais faible. Mais enfin Bourdieu - Passeron était lancé (on a longtemps gardé le double titre, avec La reproduction. Eléments pour une théorie du système d'enseignement, publié en 1970 puis petit à petit, Passeron s'est fait plus discret...). Voici maintenant un gros livre qui pose les problèmes que les ouvrages et article précédents avaient plus ou moins abordés, et qui ont été plus ou moins oubliés.

Soixante ans plus tard, après Les Héritiers, Pierre Bourdieu est mort ; la théorie s'est enrichie, elle s'est formidablement compliquée pour devenir "théorie des champs". Peut-on encore lire Bourdieu ? Voici un très gros livre. Et un formidable sujet : la théorie des champs. Macro théorie des micro théories donc. Que trouve-t-on dans cette théorie ? Tout ou presque. Tout d'abord quelques pages manuscrites de Bourdieu : p. 656-657, p. 7 : intéressant de percevoir à l'oeuvre la genèse de l'oeuvre, les brouillons d'une pensée. Hélas, il y en a trop peu, ce n'est guère que décoration. 

Le plan de l'ouvrage suit le "degré d'institutionnalisation" des divisions (du travail, hiérarchies, etc.) et conduit les lecteurs depuis les structures des champs de production des biens symboliques jusqu'au champ du pouvoir. La notion de champ désigne "un principe de construction des objets scientifiques" et le livre expose de multiples exemples qui empruntent à différentes étapes du travail de Pierre Bourdieu. Tout d'abord, le champ religieux et son fonctionnement, ensuite le fétichisme avec une analyse du champ de la haute couture (conduite avec Yvette Delsaut), analyse dont on peut, aujourd'hui, se demander la validité, 150 ans plus tard. Ensuite, il est traité du champ politique puis du champ littéraire et du champ scientifique. Puis viennent les champs juridique et bureaucratique qui font voir le travail d'universalisation et la genèse du champ administratif. Puis viennent le champ économique, le champ éditorial (avec une annexe sur "l'emprise du journalisme" et le champ journalistique). Enfin la sixième partie traite du champ social et des "relations entre les champs" et la septième d'"Eléments pour une théorie générale des champs". Chacune de ces parties donne à voir le talent et l'originalité des travaux de Pierre Bourdieu au XXème siècle. Reste pour les lecteurs à s'interroger sur la pertinence des conclusions, voire même des moyens mis en oeuvre à l'époque.

Un doute systématique s'empare des lecteurs du XXI ème siècle. Les retards frappent : par exemple, dans la mention de l'audimat. Car désormais on peut faire appel à de nouveaux outils de mesure, d'appréciation des émissions de télévision que peuvent développer des travaux mis en oeuvre par et avec Internet, par l'intelligence artificielle et le machine learning. Hors des aspects historiques, on peut multiplier les exemples. Pierre Bourdieu l'avait bien vu et reconnu, il faut remettre en chantier ses travaux, faire appel à de nouveaux outils scientifiques. De plus, il est désormais utile et indispensable de critiquer les travaux de Bourdieu pour en distinguer les certitudes et les incertitudes, les doutes et les erreurs. Ce livre, ce manuel, est bienvenu puisqu'il remet de l'ordre dans les travaux de Pierre Bourdieu et de ses équipes. Mais il faut maintenant attaquer les mêmes sujets pour forger de nouveaux outils d'analyse et, surtout, attaquer de nouveaux sujets : Internet, l'intelligence artificielle et le machine learning semblent indiquer des domaines de recherche évidents. A de nouveaux et jeunes chercheur(se) s de mettre la théorie des champs dans un nouvel ordre de marche.



mardi 28 février 2023

Lacan, les non-dupes errent, et les autres ?

Jacques Lacan, Le séminaire. Livre XIV (texte établi par Jacques-Alain Miller), Paris, 2023,  éditions du Seuil / Le Champ freudien,  425 p.

C'est toujours un événement, éditorial au moins, que la publication même tardive d'un ouvrage de Jacques Lacan. Celle-ci est établie par son gendre, Jacques-Alain Miller, normalien, qui épousa la fille de Jacques Lacan, Judith, il y a plus de cinquante ans.

Les thèmes abordés par cette année de séminaire ont pour l'essentiel, l'air ancien, parce que le séminaire s'est tenu en 1966-1967 ... et que l'on s'est habitué. La mode est passée. On y retrouve les mots de Lacan, les bons mots notamment, déjà présents dans ses oeuvres antérieures, ou postérieures. Si l'on aime le style de Lacan, l'ouvrage est de lecture agréable, pas toujours commode, les schémas sont souvent difficiles à lire, les phrases sont souvent tournées bizarrement, les allusions compliquées, alambiquées. Les non-dupes errent / les noms du père !

Dans les pages de ce livre (il n'y a pas d'index, donc j'établis cette liste approximative de mémoire), on croise des philosophes, des mathématiciens aussi (peu) et puis aussi Claude Lévi-Strauss (Du miel aux cendres, Les structures élémentaires de la parenté), Roman Jakobson qui intervient brièvement, Jean Hippolyte, les groupes de Klein, Bertrand Russel, Wittgenstein, Musil et l'on rencontre aussi, dans le désordre, Mallarmé, Markov, Aristote, Kant, Descartes, Koyré, Cantor, Platon, Euripide, Pascal, Leibniz, Bichat, Bossuet, Lénine et Kollontaï, Claudel, Racine, Spinoza, Barbey d'Aurévilly, Marx et Feuerbach, Diderot, Deleuze, Shitao, Plotin, T.S. Eliot, Hegel, Jean Genet, Baudelaire, Jaspers, Sade, Sacher-Masoch, Tricot, Havelock Ellis, Homère... Un vrai cours de khâgne ! On y trouve même, à deux ou trois reprises, Heidegger, égaré, qu'il fallait bien citer pour être à la mode, mais quand il fut invité par Lacan (dès 1955), on ne savait encore rien alors des Cahiers noirs. Pourtant, Lacan prend toutefois soin de préciser (p. 291) que les "termes heideggeriens, ... ne sont pas ma référence privilégiée". Enfin, Lacan cite beaucoup Freud mais aussi beaucoup, beaucoup... Lacan.

On ne peut pas ne pas penser à l'entrée de Télévision :" Je dis toujours la vérité : pas toute, parce que toute la dire, on n'y arrive pas. La dire toute, c'est impossible, matériellement : les mots y manquent. C'est même par cet impossible que la vérité tient au réel." Et qui se poursuit par une phrase, pessimiste ou réaliste, de professeur quelque peu désabusé : "L'errement consiste en cette idée de parler pour que des idiots me comprennent" (Télévision, p. 9). Mais que peut comprendre un idiot ? "Il n'y a d'inconscient que chez l'être parlant" // "L'inconscient, ça parle, ce qui le fait dépendre du langage, dont on ne sait que peu (Télévision, p. 15 et 16). Et le "bain de langage", dans lequel l'enfant naît, le détermine avant même qu'il soit né ("Petit discours à l'ORTF", 2 décembre 1966). Donc langage il y a, et, même si nous ne sommes pas tout à fait dupes, nous sommes condamnés à errer.

On ne résume pas Lacan, en tout cas, pas moi ! Néanmoins, je citerai deux phrases du séminaire de mai 1967, qui me semblent ramasser la philosophie quotidienne de Lacan, vers la fin : "Dire qu'il n'y de jouissance que du corps, et que ceci vous refuse notamment les jouissances éternelles, c'est bien là ce qui est en jeu dans ce que j'ai appelé la valeur éthique du matérialisme - ça consiste à prendre ce qui se passe dans notre vie de tous les jours au sérieux, et, s'il y a qustion de jouissance, à la regarder en face, sans la repousser dans des lendemains qui chantent. //  Il n'y a jouissance que du corps - ce principe répond très précisément à l'exigence de vérité qu'il y a dans le freudisme." (p. 358). Lacan matérialiste et freudien, donc.

"Il suffit de dix ans pour que ce que j'écris devienne clair" (Télévision, p. 71), prévenait Lacan, quelque peu optimiste. Le texte de ce séminaire a aujourd'hui près de soixante ans mais on n'y voit pas toujours très clair, quand même. Et Jacques-Alain Miller, qui a presque quatre-vingt ans, que voit-il, lui, professionnel, gendre, et l'un des premiers lecteurs-auditeurs, dans ce texte, mieux que nous, lecteurs amateurs ? Que reste-il de Jacques Lacan aujourd'hui ?  Faudrait-il le remettre en ordre, clair et distinct ?

lundi 30 janvier 2023

Ne désespérons pas trop...

 Corine Pelluchon, L'espérance, ou la traversée de l'impossible, Bibliothèque Rivages, 143 p.

L'auteur est professeur de philosophie, et qui plus est, germaniste. Soulignons, cela ne va plus de soi ! Elle enseigne à l'Université Gustave Eiffel (Champs-sur-Marne) et a travaillé en Allemagne ce qui lui a valu le prix de la critique Günther Anders. Elle est s'est fait connaître pour sa défense de la cause animale et son attention à l'environnement.

Tout d'abord : "Nous manquons non d'idéologie, mais d'espérance, en particulier en cette période de risques majeurs liés au réchauffement climatique ainsi qu'aux crises économiques et géopolitiques". Ainsi commence le livre qui s'adresse à ceux qui désespèrent, et notamment aux plus jeunes. "L'espérance est le désespoir surmonté", reconnaît l'auteur, "Comment un peuple perd-t-il l'espérance ?" se demande-t-elle. Il faut "réparer le monde", dit-elle encore, "donner de la valeur à notre vie sur Terre".

L'ouvrage se termine par deux chapitres essentiels, l'un consacré aux "intérêts des animaux" où l'auteur demande qu'ils soient respectés, donc reconnus. Aux humains de manger différemment, d'abord !" Qu'il devienne évident que la mise à mort sans nécessité d'un animal n'est pas légitime et ne doit donc plus être légale" (p. 119). Or il n'y a jamais nécessité à tuer. 

 Le dernier chapitre concerne les femmes. "Les femmes, bien souvent, se taisent", observe Corine Pelluchon. "Comment faire pour que vivre en étant une femme, ce ne soit pas lutter indéfiniment pour éviter la malédiction de la soumission, de la relégation et de l'esseulement ?" Belle question ! Les "ménagères de moins de cinquante ans" apprécieront. Et l'auteur, qui est femme, donne des réponses originales, et convaincantes. On ne peut que la croire et la suivre : à vous de la lire.

vendredi 6 janvier 2023

Ethnographes évoquant l'avenir

 Philippe Descola, Alessandro Pignocchi, Ethnographies des mondes à venir, Paris, Seuil, 173 p., Biblio. 19 €

Livre dialogué qui réunit un ethnologue, Philippe Descola, auteur majeur, Professeur au Collège de France, et un chercheur devenu auteur de bandes dessinées (cf. http://puntish.blogspot.com/).

La Zad de Notre-Dame-des-Landes est l'endroit où Alessandro Pignocchi invite Philippe Descola et Anne-Christine Taylor, sa compagne. Le livre est le résultat de leurs débats.

Leur discussion est ardue. Ainsi sur la notion de symétrisation : "Symétriser, c'est tenter d'atténuer, autant que faire se peut, cet effet déformant de la description", ce que Philippe Descola rectifie : "En  anthropologie, la symétrisation désigne moins une gymnastique mentale qu'une attitude beaucoup plus générale qui consiste à tenter de mettre sur un pied d'égalité l'observateur et les populations qu'il observe".

Les sociétés humaines n'évoluent pas toutes selon une trajectoire unique et les modes d'organisation sociale foisonnent. Dès lors, nos ethnologues évoquent "quatre grandes façons d'organiser les relations entre humains et non-huains". Chaque humain recourt à chacune de ces façons qu'il porte en lui. Les auteurs tentent de tirer des leçons de ce qu'ils observent à Notre-Dame-des-Landes : les gens de la Zad ont développé "un sens aigu de l'observation des particularités d'un milieu - en même temps qu'une intimité étroite avec chaque composante de ce milieu". Alors ? Le primat de l'économique bloque les humains dans le naturalisme aussi faut-il mobiliser les non-humains dont les intérêts convergent avec ceux des humains. "Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend", disaient les membres de la Zad. Philippe Descola met garde : " C'est d'abord dans la tête que l'on change de monde, car les institutions sont  des idées qui s'incarnent dans et par les pratiques".

Conclusion : "il faut défaire la suprématie de la sphère économique", s'intitule le chapitre 7. Il faut "fissurer la sphère économique", dit Alessandro Pignocchi. Donc refaire le monde, vaste programme ! C'est ce à quoi invitent nos auteurs qui ne manquent pas d'optimisme., car le chemin qu'ils envisagent sera long. Le livre permet de suivre leurs raisonnements et de s'embarquer vers des idées nouvelles.

dimanche 25 décembre 2022

Aragon, ses aventures, ses passions, un peu de sa vie (mais pas tout !)

 l'aventure Aragon, L'Humanité, décembre 2022, Hors-série, 100 p., 9,9 €, Bibliographie (très restreinte)

En couverture, il y a une très belle photo de Louis Aragon : il est jeune, et l'oeil droit semble se moquer. De qui ? De quoi ? De tout ? De lui-même, peut-être ?

Le hors-série que le quotidien L'Humanité consacre à Louis Aragon est un résumé plutôt classique et traditionnel de la vie et de l'oeuvre de l'écrivain. L'écrivain s'est bientôt déclaré communiste et L'Humanité était le journal de son parti.

Sa vie, ce fut d'abord une aventure. Mais il fait la connaissance d'Elsa Triolet (Элла Юрьевна Каганqu'il épousera en 1939 ; russe, de religion juive, rencontrée en 1928, elle a épousé un officier français avec qui elle vécut à Tahiti et dont elle a divorcé. Bientôt Aragon suivra le parti communiste. 

Avant 1928, toutefois, il y a le dadaïsme, le surréalisme ; avant Elsa Triolet, il y a eu Eyre de Lanux, il ya eu Denise Lévy, et puis il y eut aussi Nancy Cunard. Trois passions, plus ou mois violentes, plus ou moins bien éteintes, qui émergeront parfois dans l'oeuvre du poète. Il y eut aussi d'ailleurs Drieu La Rochelle, une nuit. Tout cela que raconte d'ailleurs Pierre Daix dans son livre, Aragon avant Elsa (Paris, 2009, Texto, 287 p.).

Dans le magazine, un article présente la maison du couple, musée de leur vie, au bord de la Renarde, petit cours d'eau, un autre sur la Résistance, et puis un autre sur Louis Aragon, journaliste que suivent certains de ses articles sur Violette Nozière, sur la catastrophe ferroviaire de Lagny, sur "Les soviets partout", et des brèves aussi. Enfin, des articles sur la guerre d'Algérie, sur l'intervention soviétique à Prague. Aragon a défendu "la pseudo-biologie du charlatan Lyssenko et puis la mise en musique des poèmes d'Aragon. Pierre Juquin, normalien et communiste, écrit un long article introductif, essentiel, "Je ne suis pas celui que vous croyez" dans lequel il estime que la vie d'Aragon et "son oeuvre d'ampleur hugolienne n'ont pas révélé tous leurs secrets" (p. 8) : on attend la suite ! Pierre Juquin insiste sur "la vieillesse comme art de vivre" (p. 20), sans trop révéler. En conclusion, L'Humanité présente ici un Aragon communiste (il est élu en 1950 au Comité Central du PCF), féministe aussi, et défendant également les droits des homosexuels. Communiste surtout, à la manière dont l'entendait le Parti Communiste Français.

Le magazine se termine par une biographie et une bibliographie, limitées. Voici un ouvrage en progrès dont on a envie de dire, encore : "Peut mieux faire, mais c'est déjà bien".