jeudi 1 novembre 2018

Elle, Laeticia Halyday, des centaines de Unes : la presse populaire, limite des sciences sociales ?

24/09/2018







Laetitia Halliday ? Si elle n'existait pas, la presse aurait dû l'inventer. Mais d'ailleurs, ne l'a t-elle pas "inventée" ?
Combien de unes sont consacrées chaque semaine à Laeticia Hallyday depuis la mort de Johnny ? Veuve joyeuse ? Mante religieuse ? Mère consciencieuse ? Amoureuse ? Pardonnera, pardonnera pas, pardonnera qui ? Héritera, n'héritera pas ? A-t-elle ou non retrouvé l'amour ? A-t-elle refait sa vie ? Avec qui ? Et le confinement ? Et près le confinement ? Que dit-elle ? Tout ?


 

le 17/07/2020

05/07/20202


Comme le mass-médiologue se complait dans la condescendance, il adore la presse people ; d'ailleurs, il sait quels sont les "bons" magazines : ce sont ceux que lui-même lit, "presse de prestige", dit le politologue. Au mieux, les analyses de contenu, armes de sémiologues, désormais aux mains de data scientists, donnent à connaître les idées, le style voire - qui sait ? - les sentiments des producteurs de contenus, journalistes encartés, photographes, pigistes ou paparazzi (de quelle "Dolce Vita" ?). Décrire, compter, ce qui n'est pas rien. 
Quant aux lecteurs et lectrices, de leurs raisons, de leurs intérêts, des effets de ces médias sur les comportements, on ne sait rien : on imagine, on croit savoir, on dénonce, et l'on se moque, surtout. La presse magazine s'intéresse à la vie amoureuses mais aussi aux enfants de "l'idole" des anciens jeunes. Laura et David. Et à la première des épouses, Sylvie. "Ex fan des sixties"...

Même Charlie Hebdo prit parti dans le débat, avec humour. Caricature féroce qui sera reprise tous azimuts, avec avidité, par la presse quotidienne francophone. Laeticia Hallyday s'avère un formidable gisement de questions, d'étonnement, de compassion ou d'indignation pour la presse des célébrités presse dite people : CloserParis Match, Diva, Voici, Gala, Public... mais aussi L'OBS qui raconte le "polar de l'héritage" (second degré, bien sûr !) ou Télé Poche, Télé Star. En avril 2018, le directeur du Point s'était déplacé, en personne, "pour recueillir le témoignage de Laeticia", à Los Angeles : "c'est un document historique", dira-t-il. Premier degré 

Toute presse n'est-elle pas, à sa manière, people et feuilleton ? Faut-il s'en moquer, s'en désintéresser ? 
Voici plus d'une centaine de unes réparties sur plus de deux années. L'ensemble est cohérent, la combinatoire prévisible : l'amour, l'argent et la vie d'une femme ("Frauenliebe und Leben", auraient dit Chamisso et Schumann, 1840). Plus ou moins d'amour, plus ou moins d'argent aussi.

Pensons aux travaux de Richard Hoggart sur "la culture du pauvre" pour reprendre le titre, bien discutable, de l'édition française de The Uses of Literacy: Aspects of Working Class Life with special reference to publications and entertainments. Richard Hoggart y évoque l'attention "oblique", "attention à éclipses", rusée en quelque sorte, dont sont capables les lecteurs de la presse dite populaire, capables d'y croire sans y croire. "Mentirvrai", dirait Louis Aragon, qui s'y perdait lui-même. Richard Hoggart, "ethnographe de la citadinité populaire", selon l'expression de Jean-Claude Passeron, décrit la "réception paradoxale" de cette presse que les classes intellectuelles moyennes fustigent, condescendantes. Car elles sont sûres, elles qui détestent le vulgaire profane et l'évitent, que les lecteurs des frasques et malheurs de Laeticia Hallyday y croient, et s'en soucient sincèrement. Mais ces lecteurs et lectrices savent bien, pourtant, aussi, que le "lundi au soleil", ce n'est pas pour eux : "Arrête de lire Ici Paris Paris/ Faudra r'tourner bosser lundi", chantait Patricia Kaas ("Regarde les riches").


















































"Les  grecs ont-ils cru à leurs mythes", se demandait Paul Veynes. Comme lui, nous pourrions nous interroger : "que faire de cette masse de billevesées ? Comment tout cela n'aurait-il pas un sens, une motivation, une fonction ou au moins une structure ?" Tant de unes, ces centaines de milliers d'exemplaires achetés, consultés ne peuvent pas ne rien vouloir dire.





A ce sujet, de tout cela, les "sciences" des médias ne veulent rien dire et restent muettes.
Quel sens donner au mythe de Laeticia Hallyday (après celui de Johnny) ? "Opium du peuple", "soupir de la créature opprimée" (Karl Marx) ? Une enquête pourrait-elle le dire ? Quelle enquête ? Déclarative ? Certainement pas.

Le personnage social de Laeticia Hallyday et sa réception privée semblent décidément réfractaires à l'analyse. Comme tous les médias et l'approche people-lisante qui domine de plus en plus la politique, le sport, le business et la littérature, le personnage public indique surtout la limite des sciences sociales : la subjectivité. Laeticia Hallyday renvoie les professionnels des médias à l'"injustifiable subjectivité" (Jean-Paul Sartre) des lecteurs, et à notre définitive mais bavarde ignorance. Le lectorat de nombreux segments de presse constitue une classe parlée ; par qui ? Des journalistes, des photographes ? Classe muette mais rémunérée... Catégorie de ciblages publicitaires ? Femmes...
Revenir au moins à Marcel Proust qui prévenait : "Détestez la mauvaise musique, ne la méprisez pas". Donc, détestez cette presse, ne la méprisez pas. "Sa place, nulle dans l'histoire de l'Art, est immense dans l'histoire sentimentale des sociétés".

N.B. En décembre 2018, edd a publié un classement des personnalités dont la presse française a parlé en 2018 : en tête vient Laeticia Hallyday, elle est suivie de Laura Smet, fille de Johnny Hallyday, puis de David, fils de Johnny Hallyday et Sylvie Vartan. CQFD !
Références
  • Richard Hoggart,  The Uses of Literacy: Aspects of Working Class Life with special reference to publications and entertainments, Londres, Chatto & Windus, 1957 ; en français, La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre. Présentation de Jean-Claude Passeron, Paris, Editions de Minuit, 1970. 
  • Paul Veynes, Les  grecs ont-ils cru à leurs mythes? Essai sur l'imagination constituante, Paris, Seuil, 1983.
  • Jean-Claude Passeron, "Portrait de Richard Hoggart en sociologue", Enquête. Cahiers du CERCOM, N°8, 1993.
  • Marcel Proust, "Eloge de la mauvaise musique" in Les Plaisirs et les jours, XIII,  Paris, Gallimard, 1924
  •  Jean-Paul Sartre, L'être et le néant. Essai d'ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1943.

 










lundi 22 octobre 2018

Des questions pour Comcast, nouvel acteur média international


Quelle est la situation de Comcast après sa tentative infructueuse de rachat de Fox contre Disney et après l'acquisition de Sky en Europe. Nous avons repéré six questions essentielles.
  1. Hulu, que faire ? Vendre ou ne pas vendre les 30% que Comcast détient ? Le vente serait certainement bienvenue pour le désendettement. En revanche, cet actif minoritaire peut se révéler utile pour surveiller Disney qui en détient 60%, et pour ne pas lui laisser les mains libres de faire de Hulu un service de streaming VOD d'envergure, qui serait un redoutable concurrent pour les projets de Comcast (cf. Hulu vMVPD). Rester présent dans Hulu, c'est aussi conserver l'accès aux données collectées par Hulu auprès de ses 20 millions d'abonnés.
  2. L'image de marque de Comcast aux Etats-Unis est catastrophique. Il lui faut prendre garde qu'elle  ne contamine l'image de Sky en Europe. Comcast a communiqué sur son offre XFINITY (broadband) à un giga mais sa position quant à la neutralité du net, telle qu'elle apparaît en Californie, peut inquiéter grand public et actionnaires.
  3. Comcast avec Sky est devenu un acteur télévisuel international. Quelle sera sa relation à Netflix ou / et Amazon Prime Video, acteurs internationaux ? Comcast est à la fois un MVPD traditionnel et un fournisseur d'accès Internet majeur (broadband) qui distribue donc Netflix (tout comme Sky déjà, qui met Netflix en avant, cf. infra). Comcast et Netflix, frenemies en Europe comme aux Etats-Unis, contre Amazon, contre Disney ? Faut-il que Comcast se lance dans une concurrence frontale coûteuse et risquée étant donné la dynamique de Netflix et d'Amazon ?
  4. Si Disney ne peut se passer de Comcast, Comcast ne peut guère ignorer Disney. Relation compliquée que la bataille pour Fox a sans doute exacerbée. Comme MVPD, Comcast doit distribuer les chaînes et les stations de Disney contre rémunération (retransmission consent). Sky distribue des chaînes de Disney en Europe.
  5. Sur Sky, promotion de Netflix
  6. Développer un service SVOD mondial à la Netflix, comme l'annoncent aussi Disney ("Disneyflix") ou AT&T ("Warnerflix") ? Comcast en a les moyens et les contenus (Universal, NBC, telemundo, Sky, des chaines sportives...). Comcast peut également lancer des chaînes et des bouquets OTT. Notons que Sky / Comcast, pour assurer une distribution européenne, devrait remédier à son absence de France : quels alliances ou acquisition imaginer ?
  7. Développer FreeWheel (qui appartient à Comcast)... pour en faire un outil publicitaire international de gestion de la télévision connectée (programmatic). N.B. Disney est actuellement client de FreeWheel...

jeudi 11 octobre 2018

Contenus sportifs contre distributeur aux Etats-Unis (Fox / Altice USA)


C'est un épisode classique et récurrent de la télévision quotidienne américaine, côté business. Avec happy ending, presque toujours.


  • D'un côté, proposant des contenus, Fox avec WNYW-TV, la station Fox New York (O&O) et des chaînes cabsat lui appartenant, Fox Sport 1 (FS1), Fox Sport 2 (FS2), National Geographic Channel, FX et FXX (appartenant maintenant à Disney).
  • De l'autre côté, le distributeur, Altice USA (Optimum et Suddenlink), opérateur du câble actif dans la région de New York.
  • Il n'y a pas d'arbitre, la FCC a refusé de se mêler de ce type de différend (cf. Le réglage économique local de la télévision américaine).

  • Fox a menacé Altice USA de suspendre la fourniture de ses contenus (blackout), avertissant les abonnés d'Altice (cf. infra). Après cinq mois de gesticulations et de négociations, un accord est intervenu (dont les termes ne sont pas publics) et les abonnés pourront regarder les chaînes en question (il n'y a eu qu'une une demi-heure de noir à l'antenne lundi).

    La question lancinante reste celle des droits sportifs ; Fox qui a dû payer très cher pour la retransmission de la NFL, MLB ; on estime que Fox demanderait à Altice USA une augmentation de 1 $ par abonné / mois pour compenser cette hausse des droits sportifs.
    Cette hausse des droits se propage ainsi jusqu'aux abonnés en passant par l'opérateur du câble (MVPD) ; exaspérés, les abonnés reportent leur mécontentement sur le câble (cf. notre post "Révolte contre le câble aux Etats-Unis). Les consommateurs les plus furieux et les plus vulnérables sont ceux que le sport n'intéresse pas ; ils sont enclins à se désabonner de la télévision traditionnelle (cord-cutting) et à se tourner vers des abonnements OTT du type Netflix ou Amazon Prime Video, moins chers et plus flexibles. Ainsi peut-on affirmer, pour simplifier, que toute augmentation des droits sportifs profite (indirectement) à Netflix, qui s'est bien juré de ne pas entrer sur le marché des droits sportifs... En revanche, Facebook ou amazon n'ont pas dit leur dernier mot et pourraient bien, un jour,  transformer le marché des droits sportifs.


    Spot de Fox avertissant les abonnés de Altice USA (Optimum) qu'ils ne pourront plus regarder les programmes de Fox

    jeudi 4 octobre 2018

    Comcast, nouvelle puissance télévisuelle européenne ?


    Pour les Américains, Comcast est avant tout un câblo-opérateur. L'un des plus importants MSO (Multiple System Operator) avec plus de 22 millions d'abonnés, l'un des plus impopulaires aussi. Décrivons d'abord, à grands traits, l'ensemble de ses activités aux Etats-Unis.
    • Comme tout MVPD (Multichannel Video Programming Distributor), Comcast, créé en 1963, a d'abord distribué, via ses réseaux câblés, des chaînes éditées par des groupes média, des studios : ESPN, HBO, Nickelodeon, MTV, The Weather Channel, Showtime, etc. Son bouquet (bundle), de plus en plus fourni, propose plus d'une centaine de chaînes, à des prix croissants mais il est confronté aux désabonnements sous les coups de cord-cutters demandant le démembrement des bouquets (unbundling) afin de pouvoir acheter à la carte, à la demande.
    • Comcast retransmet bien sûr les stations locales (broadcast) des DMA où ses réseaux (cable systems) sont installés ; par voie de conséquence, il retransmet les networks que ces stations, O&O ou affiliées, retransmettent. C'est donc un distributeur de distributeurs locaux.
    • Comcast (Xfinity) fournit un accès haut-débit (broadband) au web, donc aux services de streaming (OTT, Netflix, etc.) qu'il peut contrôler. 
    • Xfinity est fournisseur de téléphonie, fixe et mobile (Xfinity Mobile, MVNO avec Verizon).
    • Tirant profit de sa présence dans les foyers, Comcast investit dans la domotique et l'internet des objets domestiques (acquisition de Icontrol et investissement dans l'IoT). 
    • Dans certains marchés, Xfinity a installé des hotspots Wi-Fi, étendant hors des foyers la couverture de ses services. 
    • Comcast édite plusieurs chaînes régionales, sport et information 
    • Comcast détient 30% de Hulu, a racheté SportsEngine, FreeWheel Publishers (dont l'un des clients est Disney !), Craftsy, a pris des participations dans Snapchat, Buzzfeed, Vox,... Comcast (NBCU) assure également la régie publicitaire de Apple News...
    • Comcast a racheté en 2011 les studios Universal et les networks NBC et Telemundo. Comcast acquiert Dreamworks Animation en 2016 et serait candidat au rachat des studios Lionsgate Entertainment. Comcast est donc producteur de contenus, séries, films, dessins animés, etc. On lui doit "Saturday Night Live", "The Black List", "The Voice", "The Office", "Good Girls", etc.
    A ce triple titre de MVPD, de networks et de studios, Comcast paraissait déjà un monstre audio-visuel tentaculaire sur le territoire américain, tant dans le domaine des contenus que de la distribution.
    Après l'acquisition de Sky, un MVPD pan-européen (39 milliards de dollars), Comcast devient également un opérateur européen primordial : 23 millions d'abonnés, un grand nombre de chaînes. Avec Sky, qui gère des bouquets satellite, le voilà présent en Grande-Bretagne (son siège social est à Londres), en Allemagne, en Irlande, en Italie, en Espagne et en Autriche. Ne manquent, pour être parfaitement européen, que la France, la Suisse, les Pays-Bas, le Portugal et la Belgique. Linguistiquement ne manquent que le français, le néerlandais et le portugais. Notons que NBC détient 25% d'Euronews (chaîne financée en partie par la Commission européenne) : le partenariat européen Euronews / NBC est en marche pour constituer une chaîne d'information paneuropéenne dynamique, concurrente de la BBC, France 24 et Deutsche Welle.

    Avec l'arrivée d'un acteur aussi puissant que Comcast, l'Europe télévisuelle change (N.B. la Commission européenne avait donné son accord au rachat de Sky dès juin) : la concurrence - ou coopétition - avec Netflix et Amazon Prime Video peut dès lors prendre une nouvelle tournure. Quels sont les coups possibles pour les opérateurs commerciaux européens ? Comment réagiront-ils? Quelles acquisitions, quelles fusions, quelles alliances imaginer ? Quel rôle pour les médias des secteurs publics nationaux ?

    mardi 2 octobre 2018

    L'élection fait la télévision : la société du spectacle politique


    On ne sait toujours pas si, comme l'imaginaient les recherches en sciences politiques autrefois, la télévision peut faire l'élection. En revanche, on sait, avec certitude, que l'élection peut faire de la télévision.
    Nouvelle illustration. La télévision américaine offre actuellement un feuilleton étonnant : il s'agit de la nomination d'un juge à la Cour Suprême (SCOTUS). No more than that! Nomination qui passe par le Senate Judiciary Committee où s'affrontent les sénateurs.

    Tous les ingrédients pour une série TV sont réunis. Une histoire de harcèlement sexuel (sexual assault), grave mais ancien, qu'excuseraient l'alcool et l'âge du perpétrateur, selon la défense. Une victime courageuse, émouvante, ignorante des usages juridiques, qui plaide la cause des femmes. L'accusé : un juge suprême potentiel, défendu avec hargne par le Président de la République qui l'a choisi. Revirement au dernier moment (cf. infra) : contre toute attente, un sénateur Républicain (Jeff Flake (on n'échappera pas au "flake news and misconduct"!), obtient une semaine d'investigation supplémentaire par le FBI. La décision du Sénat est reportée d'autant. Suspense...
    Résultat : plus de 20 millions de téléspectateurs, affirme Nielsen, audience répartie entre les 4 networks commerciaux nationaux ainsi que CNN, Fox News, MSNBC ; à quoi il faudrait ajouter PBS, C-Span, Univision, Telemundo, Fox Business News, les réseaux sociaux, etc. Score digne d'un match de foot ou de la cérémonie des Academy Awards, souligne AP. Et pas de droits audio-visuels à payer, acteurs gratuits.

    Hélas, par delà les affres et le ridicule de la société du spectacle politique, l'enjeu réel est formidable qui conditionnera la vie des femmes américaines pendant longtemps. Car ce juge insoupçonnable est bien sûr hostile à la liberté de l'avortement. Et il va siéger à vie. Tout cela serait comique, si ce n'était tragique. Une femme en colère, apostrophant le sénateur Jeff Flake à l'entrée de l'ascenseur (cf. infra) stigmatise l'inanité dramatique de la décision politique : “you have power when so many women are powerless”.

    Un jour, peut-être, de cette histoire vraie on fera les beaux jours d'une série télé, sans doute pas très bonne, car Nicolas Boileau nous a mis en garde :  "Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable" // Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable."  Art Poétique, Chant III

    Le Sénateur Jeff Flake apostrophé à la porte de l'ascenseur : il changera son vote à la suite de cette intervention

    mercredi 19 septembre 2018

    Vieux médias et nouveaux riches

    in Jules Vernes, Hier et demain. Contes et nouvelles,
    Livre de Poche, 1967

    Les anciens médias attirent ceux que le numérique a rendus très riches.
    Cela commença, en 2013, par les quotidiens : d'abord, le rachat du Washington Post par Jeff Bezos (amazon), suivi du South China Morning Post (SCMP) acheté par Alibaba en 2015 à News Corp.) tandis que Patrick Soon-Shiong (Nantworks, biotechnologie) rachetait le Los Angeles-Times et le San Diego Union-Tribune  en 2018. Quotidiens d'information, donc. Mais les magazines ?
    • The Atlantic, un mensuel, créé en Nouvelle-Angleterre (Boston) en 1857 a conquis une sérieuse réputation intellectuelle. Parmi ses fondateurs, on compte, entre autres, Ralph Waldo Emerson, Henry Wadsworth Longfellow et Harriet Beecher Stowe. Il a été racheté en 2017 par Laurene Powell Jobs, épouse et héritière de Steve Jobs (Apple). C'est ce  magazine qui, en 1945, publia l'article prémonitoire de Vannevar Bush sur le futur des technologies du travail intellectuel ("As We May Think").
    • Time Magazine, hebdomadaire de renommée mondiale lancé en 1923, a été racheté en septembre 2018 pour 190 millions de $ par la famille Benioff (Salesforce.com). Le magazine avait été acquis en 2017 par Meredith Corp., un groupe pluri-média ; à côté d'une trentaine de magazines, le groupe possède une quinzaine de stations de télévision et cinq stations de radio).
    • Fortune, le magazine économique fondé en 1930, est vendu en novembre 2018 par Meredith pour 150 millions (cash) à un milliardaire thaï lié à un conglomérat (télécoms, agro-alimentaire, distribution, pharmacie, automobiles et télévision). Achat effectué à titre personnel, comme celui de Time et de Washington Post.
    Mais ce n'est pas fini : The Village Voice, hebdomadaire new-yorkais depuis 1955, s'est éteint après avoir en vain tenté sa chance en version uniquement numérique. Money et Sports Illustrated (Meredith Corp.) sont à vendre. On dit que Condé Nast (New House, Advance Publications) revendrait bientôt Brides, W, et Golf Digest, Glamour arrête la publication papier tandis que The New Yorker, ainsi que Vanity Fair et Vogue seraient épargnés... Pour combien de temps ? En attente d'un sauveur numérique ? Notons que les vieux médias européens ne semblent pas épargnés.

    Les anciens médias, hérités des grandes époques de l'imprimerie, sont à la recherche d'une adaptation à l'économie numérique et à ses technologies (distribution, production, etc.). Les nouveaux propriétaires disposent des moyens d'investir et de familiarité avec l'économie numérique. De ces marques de presse disposant encore d'un fort capital de légitimité socio-politique (brand equity), les acquéreurs escomptent honorabilité, réputation, influence et autres externalités positives... en échange d'un renflouement technologique et financier. Time, qui, selon le patron de Salesforce, représente "a treasure trove of our history and culture". Celui-ci déclare au Wall Street Journal : "We’re investing in a company with tremendous impact on the world". Capital économique en échange de capital culturel et social ? Une sorte de philanthropie culturelle, non dénuée d'arrières pensées fiscales, sans doute. "Philantropist" est un job. Etre désintéressé présente de nombreux intérêts... Bien sûr, les acquéreurs dénient énergiquement toute intention d'intervenir dans le travail éditorial et journalistique. Mais, diable, qui oserait imaginer le contraire ! Zéro synergie ? Allons donc !
    Cette acquisition est-elle une bonne affaire ? Le calcul économique ne sait guère évaluer ce type d'échange, les notions de brand equity ou de capital culturel restant difficiles à quantifier. Il faut donc parier... L'enjeu est d'imaginer l'entreprise d'information et de communication dans les années à venir... Pensons à Jules Vernes qui croyait pouvoir imaginer le journalisme de l'an 2889 et citons la conclusion optimiste de sa nouvelle (cf. supra) : "Un bon métier, le métier de journaliste à la fin du XXIXe siècle !"

    jeudi 13 septembre 2018

    Femmes en colère, journalistes révoltées

    "Good Girls Revolt", Amazon Prime Video, octobre 2016, 10 épisodes de 55 minutes

    Le statut des femmes dans les entreprises de médias fait la une des médias américains, depuis quelque temps (cf. Fox News et, dernièrement, CBS). Ce contexte (#metoo Movement) conditionne la réception de la série, renouvelle son "horizon d'attente", lui donnant une pertinence accrue. Harcellement sexuel ? Il en est aussi question dans la série, mais ce n'est pas l'essentiel. L'intrigue est d'abord de nature socio-économique : salaires (equal pay), carrières.
    "Good Girls Revolt" met en série l'histoire de la révolte des femmes journalistes ; elles sont reléguées dans des rôles subalternes d'assistantes (research assistant, etc.) de leurs confrères masculins qui, eux seuls, même moins talentueux, peuvent accéder au titre de reporter ou de writer. Les femmes de la rédaction n'ont ni le titre, ni le poste, ni la rémunération, mais assurent la fonction.
    Nous sommes en 1970, la révolte gronde dans la rédaction d'un prestigieux hebdomadaire d'information américain, concurrent de Time Magazine. La série se situe dans un cadre historique précis qui affecte les intrigues secondaires : présidence Nixon, Black Panthers, grève nationale de la poste (postal workers strike), départ d'appelés pour le Viet-Nam... Women's Liberation Movement dont les revendications émaillent la narration (colère de femmes dites "good girls").
    Tout dans la série donne à voir la hiérarchie des pouvoirs dans l'entreprise de presse et notamment la séméiologie de l'espace (la répartition des personnels étages, l'ensemble étant organisé comme un panopticon), les gestes, le langage, la condescendance (ce qu'évoque le titre "good girl", on dit à un enfant "sois sage" : "be a good boy", "be a good girl") : tout ce qui est "workplace culture". La révolte se répand parmi les femmes, elles s'organisent, prennent une avocat et, enfin, la révolte, spontanée d'abord, aboutit à une action juridique contre la direction du journal (gender discrimination). L'histoire reprend l'ouvrage de Lyn Povich (Good Girls Revolt. How the Women of Newsweek Sued their Bosses and changed the Workplace, 2013) ; l'auteur fit elle-même partie des 46 révoltées de Newsweek en 1970.

    Les femmes n'étaient pas mieux loties dans l'agence de publicité, si l'on en croit Mad Men. "Good Girls Revolt" contribue à l'histoire des batailles féminines et à l'histoire du journalisme américain. C'était l'époque des machines à écrire, du téléphone fixe et des notes prises sur un carnet. C'était aussi celle de l'accès difficile à la contraception, à l'avortement. Aujourd'hui la numérisation des salles de rédaction s'achève et le smartphone, les réseaux sociaux sont omniprésents. Pour le reste, c'est une autre histoire : la modernisation technique n'avance pas du même pas que les libertés !
    La série invite à penser à ce qu'est le cœur du métier de journaliste, comment il change avec la distribution numérique, l'exploitation de données des lecteurs, l'intelligence artificielle, la vidéo, l'ampleur des fake news ? Quid de la place de la régie publicitaire dans l'entreprise de presse ? Une rédaction progressiste peut-elle accompagner une gestion conservatrice de l'entreprise ?
    La série a été annulée (cancellation) par Amazon et l'on y a vu un effet de propagation de l'affaire Weinstein de harcellement (Amazon Studios ayant été touché à son tour). Peut-être, mais que restait-il à dire, à délayer ? La concision d'une série est une qualité.


    Références
    Pierre Bourdieu, Luc Boltanski, "Le titre et le poste : rapports entre le système de production et le système de reproduction", Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1975, N°2, 1975, pp. 95-107.

    Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, 335p. Index

    lundi 3 septembre 2018

    Netflix and Amazon Prime Video in the French TV guides

    Editorial by the editor-in-chief of Télé 7 Jours 
    (circled in red by FM)

    In contrast to the United States, where almost no TV guides exist any more in paper form (cf. References, infra.), there are still more than a dozen in France . The most widespread is Télé 7 Jours (Lagardère group) and, since the end of August 2018 ("la rentrée", back to school), the weekly has just now decided to publish information about Netflix and Amazon Prime Video. According to the editor-in-chief Claude Bosie, "the cultural offering" will now include "new movies, series and documentaries aired on VOD and SVOD platforms  (Netflix, Amazon...) in the cultural section ('rubrique Culture')." Nothing less!
    Although Télé 7 Jours circulation decreases little by little, from year to year, like all the TV press, it still boasts 1 million copies in 2018 (paid circulation in France, audited by ACPM), to which one must add four times more pass-along readers. This signifies high frequency readership: each issue being read many times a day, making Télé 7 Jours, as they claim on the cover, 'the most widely read weekly in France' (cf. below: left, under the logo).

    This Télé 7 Jours editorial (27 August) is symbolic of the growing importance of streaming platforms in the French television market. It is becoming difficult to ignore the fact that many French household are clients of Netflix or Amazon Prime Video and watch less of the French legacy TV channels which are still the heart of the French TV guides (almost four million Netflix subscribers). To be frank, however, subscribers to these platforms will find very little information to guide their viewing selection. For the time being...

    There is not much more information about these platforms in the other TV magazines (Télé Star, Télé Loisirs or Télé 2 semaines) and nothing at all in Télérama or Télé cable sat. 
    Obviously, TV magazines are at loss with Netflix and Amazon Prime. They do not have much time to invent a strategy: how many of their readers subscribe to Netflix or Amazon Prime Video? Do readership surveys provide this kind of information?

    Covers of some of the major French TV magazines mentioned in this post
    References in MediaMediorum
    Presse TV au supermarché (Star Market)
    La presse télé, du guide TV au magazine TV sans programme

    lundi 27 août 2018

    The Pencil is Back: from Thoreau to Google


    Plate celebrating Thoreau as pencil-maker in Library Way,
    a street leading to the New York  Public Library (picture FM)
    With computers and tablets, we can now use a pencil. Henry David Thoreau would have enjoyed it, for sure. since the American writer and philosopher managed his father's company producing pencils. Following his student years at Harvard (1837-1840), Henry David Thoreau worked in his fathers' factory. He improved the fabrication of pencils by creating a new mix of graphite and clay; his pencils became famous.
    Not to forget: there is a National Pencil Day, celebrated on the 30th of March!

    The new "digital" pencils use a screen as one uses paper. One can write, annotate, create notes, draw with different colors and widths, erase; one can search too, select and copy text, pictures, etc. One can use the pencil as a magnifying glass or as a laser pointer. The old pencil, the "stylus", and its associated gestures and ergonomy conquer the computer. And returns to tablets. Eternal history of media culture; the old survives in the new. The Pixelpen imitates the pencil like the Amazon Kindle imitates the book; like the computer with its keyboard has imitated the typewriter, like paper has imitated the wax tablet... Every media disruption exploits a tradition and createzs a new one.
    With the new Pixelbook, a "slate" from Google, is a Pixelpen sold separately (with a cute little "pen loop" to attach the pen to the keyboard, see picture infra). The Pixelpen uses a small battery.
    "Who wants a stylus?" asked Steve Job in 2007, making fun of the Palm Personal Digital Assistant. Well, the stilus is back! And, of course, "one more thing": there is an Apple Pencil that charges when attached to an iPad!
    "Stilum prendere" (take a stylus), Cicero used to say some twenty centuries ago! Nothing in the media is absolutely new...

    Pixelbook and Pixelpen (Google)
    References
    Henry Petroski, The Pencil. A History of Design and Circumstance, New York, Alfred Knopf, 2010 (cf. chapter 9, about Thoreau: "An American Pencil-Making Family".

    jeudi 23 août 2018

    Les médias sociaux des enfants passent au papier

    Swan & Néo. Le magazine officiel, 5,9 €, 68 p., Mondadori France, N°1 juillet 2018.

    Le succès des influenceurs sur les réseaux sociaux ne serait pas aussi parfait s'il n'était complété par des magazines papier, qui leur permettent de bénéficier du réseau de distribution de la presse et de l'exposition incomparable qu'il apporte. Hybridation multicanal ?
    En partenariat avec le magazine Closer Teen, Swan & Néo s'adresse aux enfants qui ont l'âge de fréquenter l'école élémentaire et les premières années de collège. Swan a bientôt 7 ans et Néo 13 ans. Dès l'édito, nos deux héros et acteurs se vantent de leur puissance sur les médias sociaux, YouTube et Instagram surtout. Les chiffres mis en avant ont de quoi faire pâlir n'importe quelles données de diffusion ou de lectorat de la presse pour enfants : ici, on parle en millions avec YouTube (près de 4 millions d'abonnés) et en milliards avec Instagram ("2,1 milliards de vues") : leur "famille de cœur", famille très étendue ! Miracles des analytics !

    Comme pour L'Atelier de Roxane (réalisé par le même éditeur), les quatre membres de cette famille sont au centre du magazine, avec ses animaux (lapin, poissons rouge et jaune, hamster et cochon d'Inde). Tous sont tour à tour acteurs des vidéos que tourne quotidiennement la maman, Sophie. "Le métier de vivre" à l'époque du numérique, en quelque sorte. Les parents sont producteurs.
    Le premier numéro comprend notamment des articles sur les parcs d'attraction (avec une pub en page 4 de couverture), sur les divertissement des enfants : jeux vidéo, mangas, BD, jeux de plage... Beaucoup de photos (l'album), peu de textes, généralement brefs (sur le mode SMS, avec les inévitables expressions empruntées à l'anglais). Un article sur Snapchat, un sur le look (vacances d'été et rentrée), un cahier de jeux, et surtout des idées de shopping, 12 pages : vêtements, accessoires, gadgets, mentionnant les marques et les prix (rédactionnel ou publicité, native advertising ?).

    Ce type de magazine emprunte beaucoup à la presse enfants traditionnelle mais elle se rapproche aussi parfois du unboxing, pratique de marketing apparue aux Etats-Unis, il y a plusieurs années, très populaire sur YouTube, qui consiste à filmer le déballage d'un produit, d'un appareil (on dirait parfois du téléachat). Swan & Néo représente l'une des évolutions possibles de la presse enfants, plutôt tournée vers la consommation que l'éveil et en synergie avec les médias sociaux.
    Influenceur est un métier. Métier lucratif pour les parents ? Quid des enfants ? Le travail des enfants étant réglementé, l'Observatoire de la parentalité et de l'éducation numérique (OPEN) s'est saisi du sujet : "les enfants stars sur YouTube, bonne ou mauvaise idée ?" Le débat est lancé...
    A rapprocher de l'interdiction récente du  téléphone portable à l'école. Nos sociétés et les institutions d'éducation doivent apprendre à vivre avec les médias sociaux tout comme il leur fallut apprendre à vivre avec la radio et la télévision.
    Faut-il laisser le champ libre aux médias sociaux ?

    Références
    • Cesare Pavese, Le métier de vivre (Il mestiere di vivere: diario 1935-1950, Einaudi, 1952), traduit de l'italien, Paris, éditions Gallimard.
    • MediaMediorum, Social media at the French newsstand


    lundi 20 août 2018

    Multitasking? No way!

    Cambridge (Mass.), August 2018 (photo FM).


    Between Harvard University and the Massachusets Institute of Technology (MIT), a poster warns students: do not multitask, don't cross the street while texting or reading. "Please, put down your phone".


    Also, "There is no next if you text", warns a commercial from the US National Security Council... which reports that "cell phone use while driving leads to 1.6 million collisions in the U.S. alone each year". No texting while driving!

    Deadly smartphone, not so smart users.

    lundi 13 août 2018

    Regain. Journal de campagne pour citadins inquiets


    Regain. Journal de campagne, 146 p. trimestriel, été 2018, 7,5 € (abonnement annuel : 25 €), grand format, avec un Carnet pratique inséré (16 pages de recettes en tous genres).

    Regain se veut un "journal de campagne" au positionnement nouveau : "Regain célèbre le progrès agricole, la nouvelle génération paysanne, les métiers de la ferme, la vie animale, la bonne chère, les balades en campagne et les feux de cheminées". Pourquoi Regain ? Le titre proclame une philosophie écologique qu'énonce l'édito de la directrice de la publication, Daphné Hézard : "l'urgence de ralentir", "l'art de vivre à la campagne", "le regain pour les sols sains", pour l'agriculture biologique, contre "l'agriculture intensive". Regain s'adresse aux citadins stressés qu'inquiètent de plus en plus la mal bouffe, le bruit, la pollution, le réchauffement climatique, le massacre de l'environnement urbain, citadins qui éprouvent de plus en plus un "désir de campagne". Le mot "Regain" connote encore un peu Jean Giono (cf. p. 142) et son roman publié en 1930, adulé par le pétainisme ; une photo noir et blanc, intitulée "pensée", est une référence ambigüe qui pourra être mal comprise et n'est pas nécessaire... Le mot "regain" évoque surtout une seconde jeunesse, celle des prairies (seconde coupe), des figuiers et des gens. Tout le magazine respire la douceur de  vivre - et de travailler ? - à la campagne, le retour à la nature, aux produits bio, la biodiversité.... Tentation nostalgique d'une civilisation rêvée qui n'a pas existé, tentation que produit et alimente une urbanisation galopante. Gare aux risques d'utopie !

    Regain milite pour des villes vertes, des villes intelligentes au service des piétons et des cyclistes, un aménagement du territoire respectueux du monde rural ; soucieux d'avenir, Regain milite pour les toutes prochaines générations. Ce titre se distingue radicalement de la presse agricole professionnelle, réunie dans le Syndicat National de la Presse Agricole et Rurale (SNPAR), qui compte plus de 130 titres (je n'inclus pas la presse dite cynégétique, presse des chasseurs), titres spécialisés par pratique et souvent localisés. Dans le sillage de Regain, il faut plutôt évoquer les titres conçus pour tous ceux et celles qui veulent Vivre BIO ("Nature et bien-être", précise ce titre en sous-titre). Combien de titres et de hors séries mettent en avant le "bio" ? D'après nous, plus d'une centaine de titres nouveaux et de hors séries au cours des quinze dernières années, beaucoup portant sur l'alimentation, la diététique et la cuisine mais aussi le jardinage (le potager), la santé, les cosmétiques.
    Magazine lancé en 2008, 4,2€. Bimestriel

    La structure rédactionnelle de Regain est classique qui, aux articles de fond, ajoute une rubrique mode présentant des articles associés au mode de vie à la campagne, au travail agricole... une rubrique littéraire, une rubrique cuisine / gastronomie... Beaucoup de portraits (militants écologistes, héros actuels ou anciens du retour à la nature, etc.), évocation touristique d'un village, des articles sur les vaches, sur "l'analyse microbiologique des sols", sur l'ostréiculture, sur les poules, sur le marché... Un article bienvenu sur les "prairies connectées" traite de l'agriculture numérique (agtech : financements participatifs, robots agricoles, logiciels de gestion commerciale, drones) ; on attend davantage de réflexions sur l'apport des outils numériques au retour à une agriculture plus humaine, plus respectueuse, des sols, de l'eau, des arbres, des animaux, de la santé... La solution ne peut se trouver dans la réaction, le refus des innovations scientifiques et techniques, les retours en arrière ; la solution emprunte certainement à certains aspects de l'économie numérique : intelligence artificielle, capteurs, internet des choses, cloud computing, 5G, connected farm, smart irrigation ...
    Une dizaine d'annonceurs sont présents dans ce numéro, certains bien intégrés dans leur contexte : De bonne facture (vêtements fabriqués en France), Kokopelli (semences biologiques), la fondation Goodplanet, luniform.com (sacs de toutes sortes), Trunk (vêtements, chaussures), Monocle (shampoing, soins), Buly (cosmétiques d'origine naturelle, opiat dentaire), France Culture (station de radio du secteur public), Hermès (bijoux)...
    Regain est-il un magazine politique ? Sans doute ! Regain pose des problèmes quotidiens, vitaux, que l'on ne saurait éluder bien longtemps et qui sont des problèmes politiques cruciaux ; la question agricole ne peut être réduite à la discussion bureaucratique des subventions européennes. "La ruralité est une chance pour la France", titrait un hors-série de Village (octobre 2016) sur "le pouvoir des campagnes", Village qui titre en août 2018 sur "le grand retour des métiers manuels", sur le bio...

    Magazine séduisant et raisonnable, discutable (stricto sensu), Regain invite au débat, à la réflexion : qu'en est-il du réalisme économique des solutions évoquées dans le magazine ? Certaines peuvent sembler un peu romantiques, certes, mais que penser du réalisme économique du système actuel, de ses erreurs et de ses horreurs ? Magazine généreux, élégant, écrit, avec de belles photos, copieux, à lire et consommer lentement, à appliquer aussi, à ruminer ; il y en a bien pour un trimestre. L'évolution de ce titre innovant sera suivie avec intérêt : la ruralité sera désormais de plus en plus moderne.


    Références

    Repenser la vie dans les villes, à propos d'un livre blanc de JCDecaux, Villes. La nouvelle donne

    Faire son chemin, sans média

    Vivre autrement ? Quelle place pour le numérique. A propos de Tom Hodgkinson

    Richard Golsan, "Jean Giono et la « collaboration » : nature et destin politique", Mots. Les langages du politique, 1998, pp. 86-95 in Persée

    lundi 6 août 2018

    Dans la jungle de l'orchestre : série musicale


    "Mozart in the Jungle" est une série produite et diffusée par Amazon Studios, (février 2014 - février 2018, soit 40 épisodes de 30 minutes) ; le scénario reprend le mémoire autobiographique d'une hautboïste, Blair Tindall, Mozart in the Jungle: Sex, Drugs, and Classical Music (Atlantic / Grove Press, 2005).
    La série a obtenu deux Golden Globe Awards en 2016 ("best comedies series" et "best actor"). Amazon a cessé la production après la quatrième saison, en avril 2018.

    Quelle jungle ? La "jungle des villes" (Bertolt Brecht, "Im Dickicht der Städte", 1921) où se déroule l'action, New York, Venise, Tokyo ou Mexico ? Certes mais surtout la jungle de l'orchestre, monde sans pitié ni indulgence. Mozart, c'est la musique classique et l'opéra, mais c'est aussi le génie empêtré dans la ville, Vienne ou New York (on entend la chanson : "New York, Concrete jungle where dreams are made of".
    Les deux héros principaux sont complexes et attachants. D'abord Rodrigo, chef iconoclaste, mexicain, maestro trentenaire, fantasque, invité à diriger le New York Symphony Orchestra, dont il remplace le chef conformiste et vieillissant ; grâce à Rodrigo, on entend beaucoup d'espagnol et d'italien. Et puis, il y a la jeune hautboïste, Hailey, frémillante et impatiente, qui occupe dans l'orchestre le pupitre difficile de second hautbois.
    La jungle, ce sont d'abord les conflits d'ego et d'intérêts, les rivalités entre musiciens, les privilèges des uns, la relégation des autres. Instrumentistes que menacent, lancinantes, la perte auditive, la dystonie, l'arthrose (doigts, poignets) : fragilité à mettre en regard avec la somme d'efforts constants et de gestes répétés que requiert une pratique instrumentale professionnelle d'un tel niveau.

    La série rappelle qu'un orchestre est une entreprise ; comme telle, elle doit équilibrer son budget et trouver des financements. Les musiciens, syndiqués (unionized), revendiquent et défendent leurs droits, âprement, comme tous les salariés : augmentations, pauses réglementaires, couverture médicale, retraite. Mais le talent ne suffit pas, pour que l'orchestre lève de l'argent, il lui faut courtiser les riches supporters, mécènes et parrains. Les musiciens doivent également se plier aux exigences du marketing et des médias, en accepter les contraintes commerciales parfois humiliantes. Ce sont les lois invisibles de cette jungle que la série met en scène ; des coulisses et des bureaux, où elles agissent d'habitude discrètement, la série les fait passer au premier plan, suivant le théâtre grec où l'orchestre désignait le devant de la scène, là où évoluait le choeur, juste devant les spectateurs. Comédie documentée : "sexe, drogue et musique classique", titre le mémoire d'origine. Il faut ajouter argent et voyages !
    Conflits de génération, conflits de culture, conflits d'intérêt entre les gestionnaires, les musiciens, l'avocat d'affaires qui les représente, les administrateurs, les mécènes et parrains. La vie de Mozart est évoquée en arrière-fond : allusions à son père, sa sœur, à Antonio Salieri (Vienne), à Hyeronimus von Colloredo (Salzbourg), vie à laquelle Rodrigo s'identifiera au cours de dialogues imaginaires... Rodrigo, c'est Mozart.

    L'orchestre est une société, un groupe où s'observent les affinités, les hiérarchies d'instruments (les cordes / vents / cuivres / percussion, etc.) qui sont autant de hiérarchies sociales, les flirts, les amitiés, les amours, les jalousies, les frustrations (tuttistes / solistes) : "le musical c'est du social" (cf. Bernard Lehmann, o.c.). Au-delà de l'autobiographie et de son réalisme, la série s'avère une illustration d'un travail sociologique, la comédie en prime. On ne s'ennuie jamais au cours des deux premières saisons ; ensuite, l'intrigue s'effiloche. La saison 4 introduit un robot humanoïde qui, ayant avalé toutes les données de la vie et de la musique de Mozart, se propose, grâce au machine learning, d'achever le "Requiem". Comme il semble bien difficile aux acteurs de simuler le jeu des musiciens, aussi de nombreuses rôles sont interprétés par des musiciens professionnels... qui jouent les acteurs.
    La bande son est superbe, évidemment (cf. tunefind) : Mozart mais pas seulement, Olivier Messiaen, Franz Liszt, Ludwig van Beethoven, Gustav Mahler...
    N'oublions pas qu'un orchestre peut jouer sans chef : Les Dissonances ou I Musici. La jungle sans roi ?


    Références
    • Bernard Lehmann, L'orchestre dans tous ses éclats. Ethnographie des formations symphoniques, Paris, Editions La Découverte, 22 €
    • Norbert Elias, Mozart. Zur Soziologie eines Genies, Frankfurt, Suhrkamp
    • Theodor Adorno, Einleitung in die Musiksoziologie, Zwölf theoretische Vorlesungen, 1961-62, Frankfurt, Suhrkamp
    • "Blair Tindall and the Classical Music 'Jungle", NPR, August 8., 2005 
    • Philippe Greiner, "Mozart et l’archevêque de Salzbourg: les voies d’une incompréhension", Transversalités, 2008/3, N°107, pp. 125-140.