"L'Automobile. Mythes, culture et société", hors-série Patrimoine, Revue des deux mondes, décembre 2018, 20 €, 148 p.
La Revue des deux mondes - l'ancien et le nouveau monde -, est une revue bientôt deux fois séculaire (1829). L'ambition première de la revue était plutôt littéraire ; n'a-t-elle pas publié Baudelaire, Balzac, Musset, Mérimée ? Ensuite, elle a touché à toutes les composantes de la culture, de l'économie et de la politique internationales. Une orientation conservatrice s'est confirmée progressivement.
Depuis peu, la revue publie des hors-série dits "Patrimoine" consacrés à des thèmes traités sous un angle historique : le champagne, la mode, les jardins... Voici "L'Automobile". Soulignons d'abord la qualité de la réalisation matérielle de ce numéro, splendide en tous points, luxueux, et sobre. La publicité y rivalise avec les illustrations, sans gêner : une double page pour BMW, une page pour Renault, une pour Total ; la 4 de couverture pour le champagne Pommery, la 3 pour PCA services "courtier en automobiles" et, inattendues, une page pour YouTube ("Petites Observations Automobiles") et une page pour la Salle Pleyel. Défense et illustration de l'automobile.
Pourquoi l'automobile ? Parce qu'elle a créé une culture totale, l'automobile se prête bien à une approche globale multipliant les points de vue, ce que traduit le sous-titre : "mythes, culture et société". L'impact de l'automobile est si considérable qu'il est encore mal estimé. Impact sur les choix économiques et sociaux, bien sûr, mais aussi sur la culture : les jouets, le permis de conduire, rituel de passage à l'âge adulte, les salons annuels et leurs pin-ups, le marché de l'occasion et l'argus, les vacances et les week-ends, les sports mécaniques et leurs héros (F1 et rallyes, voir l'article de Sylvain Reisser, "Le combat des chefs"), les collections et la passion des voitures anciennes... l'automobile a façonné l'urbanisme, aménagé (déménagé ?) le territoire à sa convenance ; annonceur primordial, elle a créé ses médias, financé des centaines de magazines : en France, de 2003 à 2018, on compte plus de 1300 créations célébrant l'automobile (dont 400 nouveau titres - s'ajoutant aux anciens - et plus de 900 hors-séries. Source : MM, décembre 2018). Et que serait la radio sans l'automobile et le "morning drive" (le "7-9" des média planners), que seraient la publicité extérieure et les 4X3 sans la circulation urbaine ?
Le sommaire du numéro retient de la culture automobile et de son impact plusieurs aspects, la plupart positifs : la réputation de l'automobile allemande (dont une forte réputation nazie), Tintin et Elon Musk côte à côte, les débuts du jeune Habermas comme journaliste à propos de "l'homme au volant", l'esthétique futuriste des années 1900 et la philosophie de la vitesse (Marinetti), quelques portraits des pères fondateurs de l'automobile (Renault, Citroën, Porsche, Ferrari). Manque l'américain Henry Ford, antisémite et hitlérien notoire. De même, manquent les millions d'ouvriers (dont beaucoup d'émigrés-immigrés), usés par l'usine, la chaîne et son implacable monotonie. Rien sur le syndicalisme, le risque et l'assurance, la géographie industrielle automobile, les réseaux de stations services... Il y faudrait plusieurs hors série pour renoncer à ces renoncements !
Au cours du siècle dernier, la population française a rêvé d'accéder à l'automobile : Traction Avant, 4CV, 2CV, 3CV, 203, 403, 404, 504, l'ID et la DS, etc... voitures populaires, promesses de mobilité sociale ascendante. "Tous les plaisirs de l'automobile", promet encore le sous-titre de l'auto-journal. Ce hors-série est la célébration nostalgique d'un enchantement aujourd'hui déçu. Outil de loisirs pour quelques uns, l'automobile a fait rêver. Lorsqu'elle est devenue un outil indispensable à presque tous, le rêve a tourné au cauchemar : industrialisation galopante et aliénante, embouteillages constants, coûts d'utilisation croissants (dépense personnelle perçue, coût social caché), destruction inexorable des villes (parkings, voirie délirante). Ce numéro de la Revue des deux mondes est aussi celui de la gueule de bois qui succède à l'ivresse automobile. Eric Neuhoff avec un humour grinçant en donne la tonalité. Frustré, l'automobiliste est de plus en plus souvent de mauvaise humeur. Lui reste la nostalgie...
Dans les agences de publicité, on rêve encore de budgets automobiles. L'automobile est un mythe : elle raconte une histoire, notre histoire, c'est aussi pour cela que la publicité l'aime ; dans son article, "Ce que la publicité automobile dit de nous", Guillaume Martin (BETC), souligne que la publicité automobile raconte nos vies. Vies parfois tragiques car l'automobile c'est aussi l'accident qui guette : près de 4000 morts par an en France... La route, c'est le destin, les Parques n'épargnent personne, les célébrités en témoignent, Françoise Sagan, Albert Camus, Diana Spencer, Roger Nimier, Grace Kelly, Eddie Cochran...
L'automobile accompagne souvent une rêverie de séduction dont le cinéma sera le chantre (voir l'article de Serge Toubiana, "L'Amérique à toute allure"). L'amour, la mort, "Un Homme et une femme" (Claude Lelouch, 1966). Le quotidien est plus trivial : coincé dans les embouteillages, on habite de plus en plus sa voiture, des heures par jour : radio, téléphone, sandwich, café... Vacances, week-ends, tout commence et finit par des bouchons !
Bien sûr, la mythologie n'insistera pas sur les ravages de l'automobile. Pourtant, depuis un siècle, notre civilisation est malade de la voiture. Maladie auto-immune qui, perverse, attaque nos défenses. Dès l'enfance, on est drogué à la voiture (miniatures, jouets, manèges), les piétons naviguent, non sans risque, dans des villes inondées de voitures dangereuses, disciplinés par des feux de circulation. L'automobile s'est emparée de la vie au point que l'on n'en perçoit plus l'omniprésence. Invisible, elle est l'environnement et, par là même, difficile à critiquer tant elle semble aller de soi, comme l'eau pour les poissons. Coûteuse, incommode, polluante... et indispensables : les citadins (d'abord les plus jeunes, les parents de jeunes enfants) réclament des arbres, de l'herbe, des pistes cyclables, des transports publics, de l'air, de l'espace et moins de bruit. Les ruraux veulent plus de routes, veulent rouler plus vite : contradiction politique, centre / périphérie, ville / campagne... Politiques aveugles.
On perçoit désormais les problèmes qu' a induits la civilisation automobile. D'une ville stupide à souhait (dumb city), il faudrait passer à une "smart city", à une ville débarrassée de la pollution et qui en finirait avec le massacre de l'environnement, avec la dépendance énergétique, avec le gaspillage quotidien du temps dans les embouteillages, avec les trottoirs encombrés. Peut-on compter sur l'Internet des choses et ses multiples capteurs pour y parvenir ? Bien que droguée à l'automobile, la population tente de résister et proteste contre les taxes accumulées (la vignette !), les péages autoroutiers, les contrôles techniques, la vitesse limitée... Ni les voies sur berges ni la circulation alternée n'y ont pu mais. Rien n'y fera, ni Waze, "bison futé" électronique avide de données personnelles, ni Uber, ni les voitures sans chauffeur, ni les motos qui ne font qu'ajouter au vacarme, à la pollution et au danger.
Résumé de la situation par un magazine janvier 2019 |
Ce hors-série tombe pile, entre les Tesla et les "gilets jaunes". "Nouvelle tectonique", annonce Karl de Meyer : bientôt des voitures chinoises construites en Europe (LynkandCo) avec Volvo... Le rêve peut-il revenir avec la voiture électrique, ou avec la voiture autonome, sans chauffeur ?
Références
MediaMediorum, La presse automobile entre dans l'histoire par la nostalgie
Philippe Bouvard, "On est toujours perdant aux quatre roues de l'infortune", Le Figaro Magazine, 11 juillet 2009.
Jacques Frémontier, La Forteresse ouvrière : Renault, Paris, 1971, Fayard, 380 p.
Robert Linhart, L'établi, Paris, 1978, Les Editions de Minuit, 179 p.
Alfred Sauvy, Les quatre roues de la fortune, essai sur l'automobile, Flammarion, Paris, 1968,