"Misaeng" est une série coréenne diffusée par la chaîne généraliste tvN en automne 2014. La série est connue aussi sous le nom de "Une vie incomplète", selon une impression empruntée au jeu de Go. Important succès d'audience en Corée. La série est reprise par Netflix.
"Misaeng" est basée sur un manga coréen à succès (webtoon) dont on a pu dire qu'il constituait la "bible du salarié coréen". L'action se déroule dans une entreprise multinationale coréenne faisant partie d'un conglomérat (cheabol). L'immeuble rouge brique que l'on montre dans la série semble être celui du siège Daewoo à Séoul, conglomérat dont la faillite frauduleuse (1999) fut retentissante (y compris en France, cf. Daewoo en Lorraine).
L'intrigue est centrée sur la vie au bureau de quelques nouvelles recrues, stagiaires, emplois temporaires. Bizutage, brimades, tableaux Excel à tiroirs, macros, aboiements au téléphone, paperasses qui s'entassent, photocopieuse, café, tracasseries... L'enfer, c'est les petits chefs.
Image du webtoon : partie de Go |
Le personnage central de "Misaeng" est un jeune stagiaire, Jang Geu Rae. Pauvre, orphelin, pourvu d'un diplôme de l'enseignement secondaire, non titulaire, talentueux, il a tout pour devenir le souffre-douleur de ses aînés. Passionné de Baduk (nom coréen du Go), il aurait voulu devenir professionnel, et il se représente la vie dans l'entreprise, tout le monde de l'entreprise, comme une gigantesque partie de go, avec ses stratégies, ses coups, ses règles. Métaphore presque métaphysique (chaque pierre du jeu de Go a d'abord quatre libertés, mais, petit à petit dans le cours de la partie, elle perd des libertés, d'où le titre de la série, "Une vie incomplète" : les "pierres mortes", sans liberté, ne comptent pas au moment du score final, "âmes mortes" en quelque sorte). Le tableau d'ensemble est désolant, d'un réalisme déprimant : harcèlement et humiliation, jeunes femmes et jeunes gens maltraités qui ne se rebiffent pas, cadres intermédiaires (n+1) suffisants, machistes, vulgaires...
Les cadres anciens, à l'exception de l'un d'entre eux que l'on voit en famille, jouant avec ses enfants, s'efforcent d'inculquer aux newbies soumission et obsession de la carrière. L'une des cadres encouragera une stagiaire talentueuse, très diplômée (russe, sciences politiques, etc.) et excessivement maltraitée : maintenant, apprenez la comptabilité, c'est essentiel ("accounting is the language of business"), ce qui est indiscutable et ne devrait par être vécu comme un renoncement... Désenchantés, les quatre jeunes héros se débattent dans une nasse dont ils ne semblent toutefois pas vouloir s'évader, convaincus qu'il faut tout avaler pour parvenir (primes, bonus, etc.). Ils consentent à leur destin déplorable. Dans cet univers kafkaïen, sans échappatoire, la loyauté envers la firme se confond avec la ruse de la raison gestionnaire. Les décors urbains d'une "ville tentaculaire" en rajoutent à l'impression de déréliction.
Montage subtile, concis, cadrages précis, l'intrigue qui semble d'abord absente, la série ne faisant suivre la vie des protagonistes au bureau, se révèle en fin de première saison. Le rythme de la série est lent, enchaînant des événements minuscules aux yeux du spectateur qui n'en finit pas de s'impatienter, pensant : "on a raison de se révolter" (Jean-Paul Sartre). En fait, le thème de la série, c'est la liberté et la résistance, l'engagement, non pas abstrait mais dans le cadre du travail salarié. Peut-on concilier éthique et vie entreprise... Qu'est-ce qu'un individu dans, pour une grande entreprise ? Un pion, une "pierre" de GO ? Bien qu'il s'agisse d'une fiction, cette série constitue une approche ethnographique stimulante de la gestion et des relations de travail dans la firme perçue comme "total institution" (Erving Goffman). L'entreprise s'avère aussi une sorte de "société de cour" (Norbert Elias) où des courtisans mènent le jeu, de projet en projet, dissimulant au mieux leurs ambitions et leur tares...
L'originalité de cette série tient à l'univers décrit, sa banalité brutale et son horreur quotidiennes. Quel salarié n'ont pas connue cette expérience ? L'ensemble, d'épisode en épisode, est indiscutablement réussi. Tenu en haleine, le téléspectateur ne peut que se laisser embarquer, loin de la vision qu'exposent des séries américaines comme "Suits" ou "Mad Men". Où est l'exotisme ? "Suits", "Misaeng" ? Imposant un "regard éloigné", "Misaeng" étonnera les spectateurs occidentaux et ils n'en regarderont que mieux leurs séries habituelles. Bonne occasion de constater, entre autres, que l'expression de l'émotion n'est pas universelle, pas plus que ne le sont les règles et gestes de politesse (déférence hiérarchique) ou les rites de passage. Et nous nous demanderons, nous, Occidentaux, à la manière des Parisiens dans les Lettres persanes (Montesquieu) :" Ah! Ah! monsieur est [Coréen] ? C'est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être [Coréen] ? "
A voir, impérativement.
N'est-ce pas la réussite de Netflix que de mettre de telles séries à portée d'autres regards que ceux de l'audience d'origine : Netflix s'avère un média inter-national, au sens strict du terme, qui peut éventuellement bousculer des ethnocentrismes établis. Média de la diversité. Quelle est l'audience non coréenne de cette série sur Netflix (ce que ne pourra nous apprendre Nielsen !) ?
Références
Norbert Elias, Die Höflische Gesellschaft, Frankfurt, suhrkamp, 1983 (en français, "La société de cour, Paris, Calmann-Lévy)
Philippe Gavi, Jean- Paul Sartre, Pierre Victor, On a raison de se révolter, Paris, Gallimard, 1974
Ervin Goffman, Asylums: Essays on the Social Situation of Mental Patients and Other Inmates, New York, Doubleday, 1961 (en français, aux Editions de Minuit)
Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983
Montesquieu, Lettres persanes (Lettre 30), 1721
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